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CHAPITRE II : LA VOLONTE CORPORELLE

II.5. Le volontariat de l’action

II.5.2. Actes volontaires, involontaires et non-volontaires

Pour savoir si les actes sont volontaires ou non, il ne faut pas prendre comme cadre de référence le cas « idéal » et particulier de l’action consciente planifiée humaine et puis essayer de tout coincer là-dedans et s’étonner à chaque fois qu’un automatisme s’échappe de ce cadre, ce qui se fait quotidiennement. Le volontariat de l’action ne se trouve pas juste dans un type de décision ; il n’est pas juste dans la décision consciente : il est dans toutes les décisions de l’organisme. Si on fait quelque chose involontairement, cela tient aux causes et aux conséquences de l’acte, pas à son mobile, qui est toujours la volonté corporelle.

On trouve déjà une définition pertinente du volontariat de l’action chez Aristote. Aristote avait un don remarquable pour comprendre le monde du vivant. Il théorise l’action volontaire comme suit : « Etant donné que ce qui est fait sous la contrainte ou par ignorance est involontaire, l’acte volontaire semblerait être ce dont le principe réside dans l’agent lui-même connaissant les circonstances particulières au sein desquelles son action se produit. Sans doute, en effet, est-ce à tort qu’on appelle involontaires les actes faits par impulsivité ou par concupiscence. D’abord, à ce compte-là on ne pourrait plus dire qu’un animal agit de son plein gré, ni non plus un enfant. Ensuite, est-ce que nous n’accomplissons jamais volontairement les actes qui sont dus à la concupiscence ou à l’impulsivité, ou bien serait-ce que les bonnes actions sont faites volontairement, et les actions honteuses involontairement ? Une telle assertion n’est-elle pas ridicule, alors qu’une seule et même personne est la cause des unes comme des autres ? »240

Voici donc comment nous considérons les choses. Il y a une gradation du volontaire à l’involontaire. Une action est pleinement volontaire quand le but qu’elle atteint correspond au désir sous-jacent. Elle est semi-volontaire ou indirectement volontaire quand les effets qu’elle produit ne dérangent pas l’individu, sans pourtant être voulus directement. L’action est par contre involontaire quand les effets qu’elle produit ne sont pas voulus, voire contraires au désir de l’individu, typiquement quand il a agi sous la contrainte ou dans l’ignorance. Des actions pleinement volontaires peuvent par contre aussi se dérouler dans l’ignorance. Une action est non-volontaire quand le mouvement du corps n’est pas impulsé par lui-même.

L’acte d’un sujet est toujours impulsé par sa volonté. Il va du plus volontaire au plus involontaire, en passant par le semi-volontaire ou volontaire indirect. On fait plusieurs choses quand on agit, mais souvent on ne vise qu’un seul but pour un acte donné. J’appelle acte volontaire direct l’acte dont l’impulsion est dirigée vers le but visé. Ce qu’on fait d’autre à travers cet acte est simultanément un acte volontaire indirect. Celui-ci comprend beaucoup plus de choses qu’on ne croit : il comprend une partie de ce qu’on fait comme moyen pour atteindre le but, ainsi que les effets secondaires de l’acte desquels on ne se pique pas. Mais l’acte peut aussi provoquer des effets contraires au but visé. Ces derniers peuvent alors le rendre plus ou moins involontaire. Ils peuvent tenir à une fausse estimation de la situation, ce qui revient à une méconnaissance du motif ou du but, ou à une fausse estimation des propres capacités en situation, ce qui revient à une méconnaissance de soi. Un acte est aussi involontaire quand il résulte d’une contrainte qui fait en sorte que, dans un sens ou dans un autre,

on ne peut plus agir comme on veut. Les fonctions que prend un acte qui ne font pas partie de son but sont semi-volontaires ou involontaires. Finalement, un acte est

non-volontaire quand on est mu par autre chose que par la propre impulsion, quand le

mouvement du sujet n’est plus son propre acte, mais l’effet d’un mouvement extérieur.

Il faut bien se rendre compte de ce que la différence entre volontaire et involontaire n’est pas. La plus grande confusion qu’on pourrait faire concernant la distinction entre actes volontaires et involontaires me semble être d’assimiler cette distinction, par défaut d’objet permanent, à celle entre les actes impulsés par un motif interne, comme une pensée, et les actes impulsés par un motif ou un stimulus externe. Dans les deux cas, c’est la volonté qui agit : le principe d’action qui réside en l’agent lui-même. La seule différence tient au type de motif qui déclenche l’action : une fois il vient de l’intérieur, une autre fois de l’extérieur. Le mobile, la volonté, agit dans les deux cas. Si, par contre on ne saisit pas bien la distinction entre volonté et cognition, entre mobile et motif, on va croire à tort que seulement les actes déclenchés par des pensées internes seraient volontaires. Or, les actes qui sont motivés par des déclencheurs externes ont tout autant leur principe d’action à l’intérieur de l’agent. Car c’est toujours lui qui agit. Il faut garder présent à l’esprit la distinction entre volonté et cognition et se rendre compte aussi qu’on n’a pas toujours le temps de réfléchir avant d’agir.

Si Cendrillon entre chez Tati en ayant l’idée en tête d’acheter des chaussures à 1 €, alors son motif est davantage interne ; si, à l’inverse, Cendrillon se promène comme par hasard chez Tati et que des chaussures à 1 € retiennent tout à coup son attention, alors son motif est davantage externe. Dans les deux cas, Cendrillon veut acheter des chaussures à 1 €. Son acte d’achat est davantage intentionnel dans un cas et davantage instinctif-émotionnel dans l’autre : la volonté par contre est la même.

Si quelqu’un me pousse de derrière et que j’ai le réflexe de lui donner un coup de coude, alors cet acte est volontaire direct par rapport à mon but de me protéger. Si j’arrive à l’immobiliser ainsi, alors la volonté instinctive de mon réflexe a atteint son but de façon efficace. S’il tombe ensuite sur la rue et qu’une voiture le heurte et qu’il se blesse grièvement, alors c’est une conséquence que je n’ai pas voulu provoquer. Cette conséquence est involontaire, tandis que le but d’auto-défense de mon réflexe est tout à fait volontaire.

L’instinctif-émotionnel est aussi volontaire que l’intentionnel. D’autre part, dans un cas comme dans l’autre, les actes peuvent avoir des conséquences non voulues qui les rendent involontaires. On peut par exemple planifier et agir à base de fausses prémisses, en étant désinformé ou malmené sans le savoir, et puis s’étonner qu’on atteint le contraire de ce qu’on a voulu, tout en ayant agi en pleine conscience. Cet acte intentionnel se révèle alors comme étant involontaire. S’il arrive que des actes impulsifs sont involontaires, c’est parce que notre monde est complexe et que notre volonté, pour agir efficacement, a souvent besoin de s’informer davantage. Mais ce n’est pas toujours le cas. Nous sommes encore capables de sentir les choses et nos instincts peuvent nous guider quand la conscience réflexive ne ferait que se perdre dans la désinformation ou nous empêcherait carrément d’agir. Notre fonctionnement instinctif-émotionnel n’a en lui même rien d’involontaire : c’est, comme nous l’avons vu, le noyau de la volonté. Mais on ne peut pas toujours compter sur son instinct seul.

Souvent on a besoin de davantage de cognition et de volonté intentionnelle pour mieux agir dans l’intérêt du corps.

Vouloir egovolontairement, suite au déclenchement de la volition par une pensée ou alors vouloir autovolontairement, émotionellement, suite au ressenti plus immédiat de cette volonté elle-même, d’un de ses besoins récurrents notamment : dans les deux cas, ce sommes nous qui voulons : notre comportement est déclenché par nous-mêmes, par notre corps. Or, seulement le premier nous donne l’impression d’en être l’auteur. C’est ainsi que l’orgueil humain n’a appelé que cette façon de vouloir « volontaire », mais il s’est trompé dans son aveuglement.

Nous ne voulons pas non plus toujours les choses les plus nobles et de la façon la plus intentionnelle et éclairée. La volonté rationnelle n’est pas toujours la plus forte, ni la plus désirée. Au final, notre corps nous pousse vers ce qu’il veut le plus. Est d’abord perçu comme une contrainte un besoin interne qui nous détourne de ce que nous avons cru vouloir faire d’autre, par exemple avoir besoin d’aller aux toilettes au mauvais moment, ou un événement externe qui déclenche la peur ou une autre réaction aversive. On a tendance à caractériser ces deux réactions d’involontaires, vu qu’elles semblent impliquer une « contrainte ». Mais à y regarder de près, aucune des deux n’est involontaire. Ce ne sont pas des choses qui nous contraignent à agir dans le sens contraire de notre intérêt, mais dans le sens de notre intérêt. C’est du volontaire. Dire que ce seraient des décisions involontaires, c’est un peu comme vouloir renier une partie de soi-même, comme ne pas vouloir reconnaître sa nature. Il n’empêche qu’elle continue à vouloir d’elle-même.

On a cru vouloir autre chose à un moment donné, mais le corps dit ce qui est plus urgent pour lui. Cela ne dure pas longtemps jusqu’à ce qu’un besoin devient si pressant qu’on y consent. Tellement on veut alors aller le satisfaire, non pas par une décision désintéressée, mais parce que le corps le veut de toute urgence. De même, la réaction de peur est une volition : c’est vouloir fuir devant quelque chose dont on ne veut pas, comme la réaction aversive manifeste en général qu’on ne veut de pas quelque chose. Nous retrouvons toujours l’autodétermination de l’organisme face à ce qui lui arrive : il en veut ou il n’en veut pas. Cette volonté est dans le corps avant d’être en plus mentale. D’autre part, la volonté a souvent aussi besoin de conscience pour savoir ce qu’elle veut.

Le volontaire ne se définit pas par l’atteinte obligatoire du but, mais par l’élan vers ce but, par cette orientation de la conduite. On ne peut cependant que vouloir autant qu’on est capable de faire ; l’aspiration de la volonté étant à la fois désir et engagement. Si dans une lutte, l’autre résiste avec sa volonté à lui, alors elle est plus forte que la mienne, mais moi aussi j’ai voulu, autant que j’ai pu. Ce qui compte dans la volition, c’est sa direction. Quand des suiveurs suivent un leader, eux aussi veulent : ils ne sont pas si passifs qu’ils prétendent l’être. Ils n’essaient même pas de s’opposer à lui : ils s’engagent aussi, ils consentent. Certes, ils veulent plus faiblement que lui, ne faisant que suivre ses pas. Mais ils consentent. Parce qu’ils ne s’opposent pas. La volonté qu’il leur impose finit par s’implanter dans la leur et ils l’acceptent par soumission librement consentie. Ainsi les soumis finissent par se l’approprier, en en suivant les règles et en en faisant des coutumes. Ne pouvant pas lutter contre, ils finissent par vouloir indirectement jusqu’à pleinement le cours des choses imposées. Consentir est en ce sens le premier degré du vouloir. Qui ne dit mot consent.

Qu’est ce que cela nous apprend ? Qu’il ne faut pas voir de l’involontaire trop tôt. Quand on ne s’oppose pas à quelque chose, on la veut. Comprenez : on consent. C’est aussi le cas des habitudes. Même les plus fâcheuses ne sont pas si involontaires que cela. On y tient quelque part. Ne voudrait-on vraiment pas les prendre et reprendre tous les jours, comme par une force de l’inertie, on les abandonnerait décidément. Ce sont des choix qu’on fait à chaque fois. Ils sont déterminés au point d’être inconscients. Ils sont volontaires parce qu’ils répondent à un besoin. On les réactualise constamment : tous les jours la même trajectoire, la même routine, le même mode opératoire, les mêmes rituels, etc. C’est cela aussi le sens profond de l’idée que le destin est entre nos mains.

Sont volontaires aussi tous ces actes et ces devoirs qu’on n’accomplit pas parce qu’on en aurait tellement envie, mais en fonction d’un autre besoin : parce qu’on veut vivre. C’est pour cela qu’ils sont néanmoins voulus. Il en découle que les gens font généralement ce qu’ils veulent. Ils agissent autant qu’ils peuvent en fonction de leurs préférences, ce qui revient souvent à choisir le moindre mal. Leurs actes ne deviennent progressivement involontaires qu’à partir du moment que le moindre mal devient un vrai mal, quand ils atteignent des effets contraires à leurs buts, quand les circonstances sont désespérantes et ne permettent plus aux gens de faire quoique ce soit qui aurait un intérêt pour eux. – Pour le reste, il y a du volontaire à tous les coins de rue.

On ne veut pas toujours admettre qu’on fait certaines choses volontairement. C’est aussi une raison pour les chasser de la conscience. Comme si on se disait : « ok, mais je ne veux rien en savoir ». Vouloir et se sentir responsable ou rien que se rappeler de ce qu’on a voulu, ce n’est pas tout à fait la même chose. Il y a une zone morte entre la conscience qu’on a de ses propres jeux et leur inconscience, l’accord qu’on leur donne et leur désaveu. La mauvaise foi est un territoire nébuleux, brouillant les frontières entre mensonge et ignorance. S’arranger pour ne pas se considérer comme auteur de ses actes, c’est une manière de protéger l’amour-propre, l’estime de soi. Toute philosophie de la volonté consciente et rationnelle ou du libre-arbitre comme seule volonté de l’homme est au moins inconsciemment une tentative de fortifier cette protection. C’est surement pour de telles raisons flatteuses qu’elle est souvent admise, malgré tous les penchants qui se révoltent contre elle et tous les faits qui l’infirment, qui sont plus nombreux que les groseilles.

Pour éclaircir quelques autres nuances de l’action volontaire, prenons un exemple du genre comme on les trouve fréquemment en philosophie de l’action. Si Marie veut assommer Paul avec son talon à aiguilles, parce qu’il n’a pas fait la vaisselle, et qu’elle le loupe avec son coup, mais que Paul tombe pourtant en arrière, se cogne la tête contre la table et se trouve finalement assommé, alors est-ce que Marie a atteint son but ? Est-ce que tout s’est passé comme elle l’a voulu ? – Le but de Marie est d’assommer Paul. L’acte qu’elle choisit pour y parvenir consiste à frapper Paul avec un talon à aiguilles. Le motif qui cause cet acte est le fait que Paul n’a pas fait la vaisselle. L’acte de Marie est évidemment volontaire, mais pas entièrement réussi : elle loupe Paul et n’atteint pas son but. Sa volonté est pourtant satisfaite, vu que Paul est assommé. Tout ne s’est pas passé comme elle l’a voulu, mais sa volonté est néanmoins satisfaite. Le but visé n’a pas été atteint par son action à elle, mais par des circonstances qui ont joué en sa faveur. Des fois les choses se passent comme on le veut sans qu’on ait à faire quelque chose.

Un exemple-type pour illustrer le passage entre le volontaire et l’involontaire est l’alpiniste de Davidson, que nous citons d’après Searle. « Un alpiniste retenant un autre homme au bout d’une corde pourrait avoir envie de se débarrasser de ce poids dangereux et se rendre compte qu’il peut le faire en lâchant sa prise. Cette croyance et ce désir pourraient le troubler au point de lui faire lâcher prise, et pourtant il se pourrait qu’en l’occurrence, il n’ait pas choisi de lâcher prise et qu’il ne l’ait pas fait intentionnellement. »241

L’alpiniste a eu deux volontés : l’une de lâcher prise et l’autre de ne pas lâcher. Il se trouve dans une situation similaire à celle que décrit Saint Augustin : « La volonté nouvelle qui venait de naître en moi – de te servir gratuitement et de désirer jouir de toi, ô Dieu, seul charme véritable – n’était pas encore prête de surmonter ma volonté antérieure, forte de son ancienneté. Ainsi deux volontés en moi, l’une ancienne, l’autre nouvelle, celle-là charnelle celle-ci spirituelle, étaient aux prises ; et leur rivalité disloquait mon âme. »242 « Il y a donc deux volontés, parce qu’aucune d’elles n’est totale, et que ce qui est présent dans l’une est absent de l’autre. »243

« C’était moi qui voulais, moi qui ne voulais pas, c’était moi. Et je n’étais pas pleinement à vouloir, ni pleinement à ne pas vouloir. C’est pourquoi j’étais en lutte avec moi-même et dissocié d’avec moi-même. »244

Le désir de la deuxième volonté de l’alpiniste est plus fort, mais non pas sa capacité pour surmonter la première. Il y a un conflit volitif, ou une dissonance volitive. S’il n’a pas secrètement voulu lâcher son compagnon – on n’en sait rien, seul Dieu le sait – alors son acte n’est pas volontaire. Car en même temps qu’il a accompli l’acte volontaire de lâcher prise, il a accompli l’acte involontaire de laisser tomber l’autre, ce qui n’était pas son but. Car même s’il voulait lâcher prise, il ne voulait pas laisser tomber l’autre. L’acte est donc probablement involontaire : la volonté n’a échoué qu’au niveau de l’engagement, de la capacité, mais non pas au niveau du désir. Quoiqu’on ne saurait sonder les profondeurs de la motivation : on ne sait pas si un désir latent l’aurait poussé à lâcher son compagnon, et que l’acte aurait ainsi été subrepticement volontaire. Cet exemple montre en tout cas que la volonté de l’homme est une conjugaison de propensions et d’efforts et qu’elle peut devenir dysfonctionnelle et produire des effets involontaires quand cette conjugaison échoue.

Il en va tout autrement quand un acte est non-volontaire. Si quelqu’un d’autre bouge mon bras, agrippe ma main autour d’un bol de sel et le déverse dans ma bouche pendant que je dors, alors ce n’est pas moi qui agis. Ce mouvement n’est pas impulsé par ma volonté : c’est donc un acte non-volontaire. Le mouvement peut être fonctionnel ; il y a certes des parties de mon corps qui bougent, et ces mouvements ont certes une conséquence, qui est peut-être le but de quelqu’un. Mais ma volonté n’y est pas, car je n’agis pas. Il en va de même quand une avalanche me jette d’un toit, de même dans tout ce qu’on subit passivement, quand on est mis en mouvement sans qu’on impulse soi-même ce mouvement. Notons que les réflexes qu’on produit, comme par exemple les vives gesticulations quand on tombe du toit, sont à nouveau volontaires, car elles sont impulsées de l’intérieur comme des tentatives de lutte contre la chute, tandis que la chute ne l’est pas.