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2.1.1) Volonté de remobilisation collective : rôle et enjeux de l’intervention publique

L’horizon du troisième âge d’or

Chapitre 2 Evolutions de la sphère productive depuis 1990 : entre promotion du cinéma allemand et du Made in Germany

II. 2.1.1) Volonté de remobilisation collective : rôle et enjeux de l’intervention publique

Le constat de crise délétère établi à la réunification autour d’un cinéma allemand « en voie d’extinction » se présente également, nous l’avons évoqué, comme un déclencheur, une prise de conscience, une opportunité pour la sphère cinématographique de se redéployer sur des bases renouvelés. La catégorie de Nouveau cinéma allemand, en ce sens, peut être appréhendée dans son lien avec cette discursivité autour de la « mort » du cinéma allemand en 1990 : l’état de déliquescence de ce dernier serait tellement avancé que le cinéma à venir ne pourrait, comparativement, qu’être « meilleur ». Peter Fleischmann, réalisateur affilié au Jeune cinéma allemand, déclare ainsi en 1995 : « En Allemagne il y a un peu d’espoir, du

simple fait qu’on ne peut pas tomber plus bas. […] Le cinéma allemand est aujourd’hui au creux de la vague, mais ça lui passera. La redécouverte et la réappropriation du cinéma se feront par la nouvelle génération »570.

La sémantique de la nouveauté ne peut ainsi être comprise que dans ce contexte mortifère du tournant [Wende]. Le doute et la perplexité – voire la désillusion – détectés au sein des propos de la sphère productive au début des années 1990 constituent précisément

potentiellement les conditions de dépassement de cette crise, car ils catalysent une quête de

sens et des raisons d’agir à la fois individuelles et collectives destinées à surmonter le marasme actuel par la mise en place d’un nouvel avenir possible. La crise contient ainsi en germe une puissance créatrice.

Les discours en termes de crise s’accompagnent ainsi de l’affirmation d’une volonté de remobilisation : celle-ci ne doit pas seulement concerner la production en elle-même, mais également sa mise en valeur et sa réputation, afin de contrevenir à la crise de représentativité. Les propos des professionnels de la sphère, au début des années 1990, font alors fréquemment état de cette volonté de reconnexion avec son propre cinéma. Cette rhétorique de cohésion

570 Michel BRAUDEAU, « Berlin : studios sauvés, cinéma introuvable » in Les villes-Lumières, Le Monde-

entre une cinématographie et les protagonistes de sa production se décline alors souvent en une rhétorique émotionnelle et affective traduisant les enjeux de la quête de sens liée l’activité filmique : il s’agit de « regagner confiance » en cette activité, de se « réconcilier » avec ce cinéma. Günter Rohrbach, producteur de la Bavaria qui, nous l’avons évoqué, appelait à un recentrement de la production autour du cinéma commercial grand public dans les années 1980, déclare ainsi en 1992 que le film allemand est « étranger à lui-même », « dédaigné

dans ses propres rangs »571. Le film allemand serait ainsi avant tout victime de sa spirale d’échecs, de son défaitisme572. L’enjeu de restructuration de la sphère productive est donc, au-

delà des enjeux économiques, culturel et symbolique, un enjeu d’autodéfinition et de réalisation de soi: il s’agit également de se « prendre en main »573, d’agir pour contrecarrer cette spirale d’échecs. Cette affirmation revient très fréquemment dans les discours des professionnels du cinéma allemand au début des années 1990, et nous verrons en quoi il est lié à la mise en place d’une nouvelle politique étatique en matière de cinéma en Allemagne.

Les revendications de la sphère productive, à la fois des politiques cinématographiques et des professionnels de la branche, s’appuient alors sur les constats énoncés ci-dessus : il s’agit avant tout de diversifier les films réalisés afin de favoriser la mise en place des spirales de cercles vertueux entre production, réception et exportation. L’aspiration à un nouvel espace productif capable de susciter un consensus à la fois critique et public, allemand et international doit alors contribuer à l’avènement d’une cinématographie allemande à la fois spécifique et universelle, capable d’établir de nouvelles formes de communication avec un public élargi. Le cinéma allemand doit rétablir un statut de médium de masse populaire, afin de renouer avec la réputation de ses deux âges d’or à l’international. Cette popularisation, nous le verrons, s’opère à la fois en rupture et en continuité avec ces deux âges d’or, notamment par rapport à la circularité entre succès local et international et le lien entre motifs populaires et motifs historiques.

La réunification, par le biais des espaces de restructuration politique et culturelle qu’elle conditionne, se présente alors comme une opportunité pour déployer ces revendications sur un mode effectif et non plus latent. Rohrbach, en 1994, évoque la réunification comme une opportunité de se « reprendre en mains » pour cesser de se

571 Günter ROHRBACH cité par Zukunft des europäischen Films, op cit., p. 47 : « Le cinéma allemand ne

manque pas seulement de public, il est étranger à lui-même. » [Traduction effectuée directement depuis le texte

allemand].

572 Ibid, p. 48 : « Ce n’est pas une qualité défaillante qui le discrédite, c’est le manque de succès. » [Traduction

effectuée directement depuis le texte allemand]

573

« lamenter » sur la crise de la production allemande. Gaby Koblitz, à partir de ces propos,

analyse ces discours de la branche productive comme une « documentation » par rapport à un état d’esprit général, propre à un « moment historique particulier »: « Car dans la production,

on ne cherche pas seulement un inventaire d'une problématique particulière, mais on documente un moment historique particulier, dans lequel est mis en question cette problématique. Ce sont alors les différentes aspirations, contradictions, espoirs comme posture de langage, de pensées – qui ne pouvaient apparaître et se présenter que dans ce moment historique particulier – qui sont à disposition »574. Tout en mettant fin au dédoublement représentatif des cinématographies est et ouest-allemandes, la réunification constitue également un terreau thématique nouveau pour les cinéastes. En ce sens, elle constitue un déclencheur d’activation des affinités électives traversant l’organisation de la sphère productive. Pierre Gras évoque ainsi « une volonté collective de renouveau » animée en partie par « l’élan donné par la réunification »575. La chute du Mur ne déclenche pas le renouvellement productif, mais catalyse de nouveaux avenirs possibles pour la production cinématographique en Allemagne.

Cette ouverture de l’espace des possibles affecte ainsi transversalement l’ensemble des acteurs et protagonistes de la sphère de production. Nous présentons ici les évolutions de cette sphère en distinguant ses deux pôles d’acteur : nous évoquerons tout d’abord l’évolution du rôle des politiques publiques par rapport au soutien cinématographique [Filmförderung] avant de nous intéresser aux positionnement des professionnels de la branche filmique au sein du paysage filmique contemporain. Nous questionnerons plus particulièrement les connexions établies entre ces deux pôles depuis la réunification. Il s’agit ainsi d’appréhender la sphère productive comme un « ensemble social de production culturelle », constitutif pour Sorlin du

« milieu du cinéma »576.

L’activité des politiques cinématographiques, que nous détaillons désormais, oscille entre soutien à un cinéma spécifiquement allemand et consolidation du cinéma produit en Allemagne, Made in Germany. La question de l’intervention étatique en matière filmique en Allemagne est alors traversée d’un côté par le modèle industriel hollywoodien, de l’autre par le modèle français de l’exception culturelle. Nous verrons en quoi les politiques cinématographiques actuelles se réfèrent à ces deux modèles afin d’une part d’augmenter et

574 Gaby KOBLITZ in KPMG (Dir.), Filmförderung in Deutschland und der EU, Verlag für

Wirtschaftskommunikation, Berlin, 2006, p. 12 [Traduction effectuée directement depuis le texte en allemand]

575 Pierre GRAS, Good bye Fassbinder!, op cit., p.192 576

de diversifier la production du cinéma en Allemagne, d’autre part de redéfinir l’Allemagne comme une nation filmique [Filmnation] de premier plan. Les actions entreprises depuis la réunification s’accompagnent enfin d’une revalorisation du travail de soutien et de promotion filmique par les politiques publiques, et de la formation d’une rhétorique de « communauté filmique » [Filmgemeinschaft] reposant sur une impression de cohésion renforcée avec les protagonistes de la branche.

La volonté de remobilisation qui s’exprime à partir du constat de crise du début des années 1990 questionne ainsi tout d’abord le rôle et la fonction de l’État en tant qu’acteur à part entière de la production cinématographique. Depuis 1945, cette fonction se présente – en dehors de la période de la Guerre froide en RDA – avant tout comme une fonction de soutien, et non d’intrusion directe au cœur de la production. Cependant cette fonction de soutien peut prendre plusieurs formes, plus ou moins volontaristes.

La question de l’intervention de l’État dans le domaine culturel s’inscrit en effet depuis la Seconde Guerre mondiale dans le cadre des débats autour de la diversité culturelle. Ces débats questionnent le caractère de marchandise de la culture dans le cadre d’échanges marchands : il s’agit, face à l’hégémonie des productions américaines et aux difficultés de régulation des marchés de la culture, d’interroger la notion même de « bien culturel » et de réévaluer sur lien à la sphère de consommation. L’Uruguay Round de 1986 redéfinit alors la culture comme une « marchandise à part » faisant l’objet d’une exception : les États peuvent limiter le libre-échange des biens culturels sur leur territoire, notamment pour favoriser et protéger leur production nationale. L’Union Européenne réaffirme ce principe de diversité et d’exception culturelle en 1993, et place sa production sous un statut d’exception dérogatoire au droit commun auquel sont assujetties les autres marchandises. Il s’agit de garantir la diversité des produits culturels proposés aux consommateurs, afin de lutter contre la standardisation des biens industriels. En ce sens, la logique de diversité culturelle se présente à l’origine comme une tentative de contrepoids aux logiques de l’industrie culturelle

Cependant, l’application de cette logique de diversité culturelle se décline très différemment selon les pays. En France, elle se présente sous la forme d’une logique « d’exception culturelle » qui se traduit par un volontarisme marqué de l’État au sein de la sphère cinématographique. L’exception culturelle se concrétise alors par la mise en place de mesures de protectionnisme culturel, entre autres par le biais de l’instauration de quotas pour la production et la diffusion d’œuvres culturelles françaises. Les salles de cinéma doivent

ainsi diffuser a minima 40% de films d’expression française annuellement577. Ces quotas garantissent a priori une visibilité renforcée au cinéma français, et permet alors notamment de contrecarrer les logiques de crises productives et réceptives latentes mises en évidence au niveau du cinéma allemand du début des années 1990.

En Allemagne, la mise en place d’une logique d’exception culturelle est freinée par le contexte historique et politique de production filmique : la création de quotas visant à favoriser le cinéma allemand est en effet de facto interdite juridiquement jusqu’en 1990 par les anciennes forces alliées, toujours présentes sur le territoire578. L’expérience du cinéma nazi, et le contexte d’occupation et de tensions politiques de la Guerre Froide incitent en effet les Alliés, avant tout les Américains, à instaurer un contrôle de la production allemande : ce contrôle, nous l’avons évoqué au cours de l’état de la recherche, vise à décentraliser la production allemande – notamment par le biais du démantèlement de l’Ufa – d’une part afin de contrevenir à d’éventuelles velléités nationalistes dans le domaine cinématographique, d’autre part en vue d’assurer la diffusion des films américains sur le marché allemand579

. Le volontarisme de l’État ouest-allemand, dans ce contexte, est encadré par cette interdiction juridique : la mise en place de logiques d’exception culturelle est exclue.

La réunification, parce qu’elle implique la fin effective de l’occupation allemande par les Alliés – des troupes militaires alliés étaient présentes en Allemagne jusqu’en 1999 – conditionne le resurgissement des débats autour de la diversité culturelle, et de la forme qu’elle peut acquérir en Allemagne. Cependant, l’adoption de la logique d’exception culturelle, et des mesures de quotas culturels qui lui sont liés, sont rapidement rejetés en Allemagne. Ce refus peut être interprété comme une « intériorisation » par les Allemands d’un système d’abord imposé de l’extérieur par les Américains pour contrôler le marché allemand, pour reprendre les termes de Bellan580. D’autre part, l’expérience protectionniste du national-socialisme renforce cette interdiction symbolique. Les propos des professionnels de la sphère cinématographique témoignent ainsi d’une forme de méfiance envers cette politique d’exception culturelle, souvent associée à un patriotisme culturel hasardeux, à un « ghetto

national »581 lié symboliquement au passé national-socialiste. L’Allemagne privilégie ainsi la thématique de la diversité culturelle à celle de l’exception culturelle, et les questionnements

577 Source : « Présentation des obligations de diffusion des œuvres cinématographiques », présentation

disponible sur le site du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) : http://www.csa.fr/

578 Monika BELLAN, 100 ans de cinéma allemand, op cit., p. 10 579 Bernard EISENSCHITZ, Le cinéma allemand, op cit., p. 79 580 Monika BELLAN, 100 ans de cinéma allemand, op cit., p. 10 581

autour de l’intervention étatique se développent à l’écart d’une politique de quotas582

. Les propos relatifs à ces quotas révèlent alors notamment une crainte du regard international par rapport à une politique visant à soutenir un cinéma spécifiquement allemand : Wenders indique notamment, au début des années 1990, le danger pour les Allemands d’être comparés à « Goebbels »583 s’ils suggèrent la mise en place de quotas.

Les protagonistes de la branche interrogés à Berlin font alors état de cette spécificité allemande : bien que le « modèle français » de l’exception culturelle soit valorisé et posé en exemple pour une intervention étatique efficace en matière de support à la production, et comparé en ce sens méliorativement au système allemand, il ne peut être adopté à l’identique en République fédérale. La responsable de la FFA que nous avons interrogée indique ainsi que le CNC est une instance « incroyablement puissante » en France, et explique cet ascendant d’une part par des moyens économiques plus importants, d’autre part par la défense du cinéma français en tant qu’exception, bien culturel « central » dans la vie quotidienne des Français. Elle indique ainsi que ce rôle de « lobby » du CNC tient à la régulation étatique par les quotas, que l’Allemagne « ne peut pas avoir », tout en soulignant que le statut du film en Allemagne, et sa considération par le gouvernement, s’est amélioré. Les protagonistes de la branche de production interrogés, Ufa Cinema et 235 Filmproduktion, évoquent également ce modèle français d’une régulation étatique « de rêve » [traumhaft] tout en soulignant le décalage existant entre cette politique cinématographique et la situation allemande.

Ce paradoxe souligne alors les enjeux de réévaluation du rôle de l’État dans le domaine cinématographique qui traversent la sphère productive à la réunification. En effet celle-ci, parce qu’elle induit de facto une centralisation politique renforcée suite à la fin de la partition, et parce qu’elle permet de repenser les termes de la diversité culturelle dans le cadre d’un État désormais totalement libéré de la tutelle allié, questionne la possibilité d’un volontarisme plus marqué des politiques publiques dans le domaine cinématographique. L’étude des évolutions de ces dernières, que nous allons désormais présenter, permet alors de dégager plusieurs éléments appuyant ce volontarisme accentué. Nous verrons tout d’abord que le système actuel de soutien étatique au cinéma, constitué par la coopération entre instances régionales et fédérales, se combine avec la création du BKM, le secrétariat du gouvernement pour la culture et les médias, pour la mise en œuvre d’une politique filmique

582 Stefan DUVVURI, Öffentliche Filmförderung in Deutschland, op cit., p. 78, 79. Duvvuri prend l’exemple

contraire du Portugal et de son adoption récente, en 1990, de quotas cinématographiques.

583 Wenders cité par Gaby KOBLITZ in KPMG (Dir.) Filmförderung in Deutschland und der EU, op cit., pp. 59-

plus centralisée. Le BKM collabore alors, surtout depuis le milieu des années 2000, avec le FFA, l’organisme fédéral en charge du chapeautage de la distribution des aides financières, pour proposer de nouveaux outils de soutien à la production du film en Allemagne. Après avoir présenté ces nouveaux outils, nous questionnerons le rôle de l’État au niveau du redéploiement de l’Allemagne en tant que nation de cinéma [Filmnation], et son insertion au sein d’un ensemble d’acteurs agissant conjointement à l’essor de la production filmique en Allemagne. Nous verrons alors que la fonction de soutien étatique se redéploye depuis la réunification en un rôle « d’appareil amplificateur »584, pour reprendre les termes de Sorlin, au service de la diversification du paysage cinématographique allemand.

II.2.1.2) Centralisation modérée : naissance d’un système coordonné entre

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