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2.2.2) Un domaine de recherche en expansion : Sociologie des publics ou sociologie de la réception ?

Première partie : Le cinéma allemand comme objet d’étude sociologique, méthodes et problématisation

Chapitre 2 Etat de la recherche : Cinéma allemand et Sociologie du cinéma

I. 2.2.2) Un domaine de recherche en expansion : Sociologie des publics ou sociologie de la réception ?

L’analyse des publics est, elle aussi, fragmentée et traversée par des courants de recherche conflictuels. La ligne de démarcation qui nous apparaît, dans le cadre de notre interrogation, la plus opérationnelle est celle qui oppose les tenants d’une réception spectatorielle segmentée en classes sociales aux approches transversales appréhendant le public comme un ensemble indifférencié.

Ces deux courants surplombants s’opposent ainsi sur la conceptualisation a priori des publics de cinéma. L’approche en termes de groupes sociaux, principalement représentée par

la démarche de l’homologie structurale bourdieusienne195

, instaure un rapport d’équivalence entre la structure du public et la structure des classes sociales, et construit sa recherche sur la base de cette division structurelle. Bourdieu formule cette homologie en 1979 dans La distinction, en postulant un rapport d’équivalence entre l’espace des positions sociales et l’espaces des styles de vie et des pratiques culturelles :

« L’accord qui s’établit ainsi objectivement entre des classes de produits et des classes de consommateurs ne se réalise dans les consommations que par l’intermédiaire de cette sorte de sens de l’homologie entre des biens et des groupes qui définit le goût : choisir selon ses goûts, c’est opérer le repérage de biens objectivement accordés à sa position et assortis entre eux, parce que situés en des positions grossièrement équivalents de leurs espaces respectifs »196.

Ce modèle demeure dominant pour l’analyse des pratiques culturelles en France. La sociologie du goût s’appuie notamment sur la notion de « légitimité culturelle », corrélée à celle d’homologie structurale, et définit le goût des classes dominantes comme le goût dominant et légitime, que les classes populaires reconnaissent et tentent d’adopter par mimétisme197.

L’approche indifférenciée met quant à elle davantage l’accent sur l’étude de la confrontation entre visions du monde individuelles et réification filmique. Alors que le premier courant se base sur la prédéfinition de la structure d’un public pour analyser ses pratiques, dans la lignée du modèle de l’homologie structurale198, le second s’appuie sur une

démarche d’enquête inversée, et s’intéresse aux médiations sociales des pratiques individuelles. La focale d’analyse se déplace donc de l’étude du public à celle de la rencontre filmique en elle-même, d’où un glissement sémantique : les théories du « public » se métamorphosent en théories de la « réception ». Comme l’expose Laurence Allard dans son article de référence en date de 1994, il s’agit alors de questionner sémantiquement le concept même de « réception » par rapport à la « dimension herméneutique de l’appropriation », c’est-à-dire saisir les « potentiels sémantiques des œuvres qui viennent nourrir nos

195 Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, Paris, 1979 196 Ibid, p.258

197 Ibid, pp.64-65

198Cf notamment les exemples cités par Jean-Michel GUY, La culture cinématographique des Français, La

documentation française – Ministère de la culture et de la communication, Paris, 2000, p. 39. Guy mentionne les enquêtes du Département d’Études et de Prospectives (DEP) du ministère concernant des publics précis de cinéma : jeunes actifs, femmes au foyer, retraités, population ouvrière etc. / Cf également, à titre d’exemple : Hervé GLEVAREC, La sériephilie : sociologie d’un attachement culturel et place de la fiction dans la vie des

interprétations du monde » 199. La notion de réception doit être enrichie : la sociologie de la

réception, nous le verrons, prolonge l’esthétique de la réception de Hans Robert Jauss200

quant à la fonction pratique de l’expérience esthétique, et vise à donner corps à la « figure

fantôme »201 du public, dont la rencontre effective avec l’objet cinématographique a longtemps été négligée.

Les théories de la réception apparaissent ainsi les plus pertinentes dans le cadre de notre recherche. Cette-dernière n’est en effet pas initiée par rapport à l’analyse d’un public prédéfini, mais par rapport à la diffusion et à la réception d’un phénomène cinématographique particulier, saisi comme médium vers la conscience spectatorielle.

Par ailleurs, ces théories sont les plus à même de théoriser les catégories de « grand public » et de « média de masse » qui se situent au cœur de notre interrogation autour du Nouveau cinéma allemand. Les deux approches présentées – public segmenté d’une part, réception indifférenciée d’autre part – s’affrontent en effet également quant à la définition du cinéma « populaire ». Pour l’analyse fragmentée, celle-ci correspond aux pratiques culturelles d’une tranche spécifique de la population, la classe populaire précisément202

. Le concept de populaire coïncide ici avec un type de public particulier, doté de caractéristiques sociales et professionnelles prédéterminées, et revêt des propriétés segmentantes. Le public de la culture est analysé sous l’angle de la culture légitime.

Aux côtés des analyses d’inspiration bourdieusienne, les cultural studies développent aussi, notamment autour des travaux de Stuart Hall203, une analyse en termes de stratification sociale et de luttes idéologiques. Elles interrogent cependant les marges de manœuvre et la « négociation » des classes populaires par rapport aux interprétations des objets culturels :

« Le décodage au sein de la version négociée renferme un mélange d’éléments adaptatifs et oppositionnels, il reconnaît la légitimité des définitions hégémoniques pour établir (dans l’abstrait) les grandes significations, tandis qu’à un niveau plus limité, situationnel (situé), il pose ses propres règles de base – il opère avec des exceptions à la règle »204. L’étude de la réception des œuvres est ainsi, chez Stuart Hall, « traversée de contradictions », et constitue

199 Laurence ALLARD, « Dire la réception. Culture de masse, expérience esthétique et communication » in Les

théories de la réception, Réseaux n°68, CNET, Paris, 1994, pp. 65-82, p. 67

200 Hans-Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1990 201 Laurence ALLARD, « Dire la réception », op cit., p. 68

202

Cf notamment, à titre d’exemple : David ULMANN, La richesse déployée et détruite dans l’imagerie

contemporaine, sociologie de l’usage et de la réception des films d’action à grand spectacle par des adolescents d’origine populaire, ANTR, Lille, 2004

203Stuart HALL, « Codage / Décodage » in Les théories de la réceptions, op cit., pp. 29-38 204

en ce sens – tout en se situant dans la lignée des analyses axées autour de l’étude du public des classes sociales – une pierre de touche de l’homologie bourdieusienne. Emmanuel Ethis et Esquenazi, au sein de leur Sociologie des publics respectives205, soulignent que l’analyse des

cultural studies de Richard Hoggart autour de la culture populaire, La culture du pauvre206,

favorise un dépassement de la stratification économique par l’attention portée à « l’expérience

culturelle proprement dite »207, dans la mesure où les classes populaires déploient une « attention oblique », une « consommation nonchalante »208 par rapport aux fictions

romanesques, auxquelles elles adhèrent « par éclipses ».

Si l’analyse interactionniste des cultural studies dans le contexte d’une domination sociale de classes ne s’accorde pas avec notre questionnement initial, elle fournit cependant des pistes intéressantes concernant l’interprétation spectatorielle, car elle innerve les études autour de l’espace de réception par son analyse fluide de la rencontre filmique.

L’approche en termes de public indifférencié et de média de masse, qui nous intéresse plus particulièrement ici, envisage – au contraire des approches bourdieusiennes et des

cultural studies – le « populaire » comme une catégorie de public transversale, comme un

élargissement de l’espace public culturel. Le populaire n’est plus ce qui correspond aux pratiques et aux visions du monde d’une classe sociale spécifique, mais s’apparente au grand public indifférencié regroupant précisément des individualités apparentées à des classes sociales diverses. Pour Ethis, le cinéma est alors un art intrinsèquement populaire et démocratique, dans sa conception et son principe même : « son espace social originel est

ancré “dans le peuple”». Ainsi, qualifier un film de « populaire » ne « signifie pas qu’il touche uniquement les couches populaires, mais qu’il rencontre auprès de toutes les catégories sociales une grande popularité »209.

Esquenazi, dans sa sociologie des publics, minore l’opposition entre culture populaire et culture érudite. Selon Esquenazi, qui reprend Passeron, le cinéma et la télévision sont précisément les instances culturelles les plus à mêmes de réduire le poids des hiérarchies sociales : l’homologie bourdieusienne aplanirait cette nuance en analysant la culture populaire sous le seul angle de la domination sociale. Même si Passeron ne délaisse pas entièrement

205 Emmanuel ETHIS, Sociologie du cinéma et de ses publics, op cit. et Jean-Pierre ESQUENAZI, Sociologie

des publics, op cit.

206

Richard HOGGART, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Editions de Minuit, Paris, 1991

207 Jean-Pierre ESQUENAZI, Sociologie des publics, op cit., p. 60

208 Richard HOGGART cité par Emmanuel ETHIS, Sociologie du cinéma et de ses publics, op cit., p. 12 209

l’analyse en termes de stratification sociale, il la tempère et la nuance en prenant en compte la spécificité des objets filmiques, et en indiquant que « les comportements des publics ne se

réduisent pas à une homologation de la légitimité culturelle, les attitudes sont plus diversifiées que ne peut le prévoir l’état de la hiérarchie sociale »210. Laurence Allard, dans son explicitation du glissement des théories du public aux théories de la réception, présente également cette nouvelle acceptation de la catégorie de populaire : étudier la réception signifie avant tout réduire la distance entre culture d’experts et art populaire. Tout comme Passeron, elle n’évince cependant pas totalement cette distinction : l’abaissement des frontières ne signifie pas que le spectateur perçoit les objets culturels selon un mode indifférencié.Celui-ci distingue au contraire les œuvres « [qui nous présente] une vision qui nous éclaire sur nous-

même. » des œuvres « qui méprise notre intelligence »211. Allard cite ici Rochlitz, et indique avec lui que cette distinction « ne coïncide nullement avec la hiérarchie traditionnelle entre

art de masse et art de qualité, puisque elle traverse la création artistique, des beaux-arts aux productions de la culture de masse »212. La sociologie de la réception n’occulte donc pas entièrement les lignes de fracture traditionnelles qui traversent les études sur l’art, mais les déplace, les recule en arrière-plan de son analyse.

Les analyses de Morin présentent également l’avènement de la culture de masse, nous l’avons évoqué, comme le catalyseur d’un aplanissement de l’opposition entre culture populaire et culture cultivée. Le cinéma, en tant que vecteur premier de la culture de masse, joue alors un rôle prépondérant dans cette évolution :« le cinéma fut le premier à rassembler dans ses circuits les spectateurs de toutes classes sociales urbaines et même paysannes »213. Le cinéma favorise un nivellement des « appartenances professionnelles ou sociales »214, et la

culture de masse englobe la culture populaire. L’opposition classique entre « culture des

cultivés » et « culture de masse » – c’est-à-dire entre la « qualité et la quantité, la création et production, la spiritualité et le matérialisme, l’esthétique à la marchandise, l’élégance et la grossièreté, le savoir et l’ignorance »215

– doit être remise en cause par l’universalité potentielle de cette culture de masse. Le cinéma entretient ainsi un rapport intrinsèque aux formes consensuelles de la culture, puisque la recherche du grand public implique la

210 Jean-Pierre ESQUENAZI, Sociologie des publics, op cit., p. 64 211

Laurence ALLARD, « Dire la réception », op cit., p. 77

212 Ibid

213 Edgar MORIN, L’esprit du temps, Tome I, op cit., p. 52 214 Edgar MORIN, « Sociologie du cinéma », op. cit., p. 378 215

recherche d’un dénominateur commun. La différenciation des publics chez Morin ne correspond donc pas à celle des classes sociales.

Le cinéma devient ici un objet d’étude sociologique non plus parce qu’il permet de détailler les pratiques et représentations d’un pan de la population, mais parce qu’il se métamorphose en un médium de masse populaire produisant un impact social. Il favorise ainsi

potentiellement l’ouverture d’un espace de subjectivité hétérogène, composé d’interprétations

diverses mais partiellement convergentes. C’est précisément ce décloisonnement supposé des publics au sein de la sociologie de la réception, l’étude du lien entre formes populaires et consensuelles de la culture ainsi que l’analyse de ces interprétations qui nous interpelle ici. Il s’agit d’interroger d’un point de vue critique le constat établi en 2015 par Sorlin d’une impossibilité d’étudier sociologiquement les « interprétations données aux films par les

spectateurs »216 – signalons ici une inflexion de la réflexion de Sorlin, qui dans son ouvrage

de 1977 fournit au contraire des pistes d’analyse pour l’étude de ces interprétations.

Sorlin évoque notamment les souvenirs cinématographiques de Sartre, relatés dans ses écrits, comme des expériences « rêvées », repensées a posteriori et, en ce sens, non analysables sociologiquement car ne correspondant pas à sa pratique réelle. Ce point de vue de Sorlin concernant l’invalidité scientifique des interprétations spectatorielles semble alors revêtir un caractère normatif quant aux propos relatifs au cinéma, considérés comme trop éloignés de la « réalité » de la pratique pour être étudiés scientifiquement. Ce jugement normatif du récit des expériences filmiques paraît raviver une conception de ces dernières en termes d’irrationalité et d’abstraction. Les pratiques culturelles, in fine, ne seraient pas assez concrètes ni objectivables pour donner lieu à un récit analysable sociologiquement, elles dépendraient trop de l’imaginaire individuel pour être recevables. Cette analyse isole ainsi les raisons d’agir et les visions du monde liées au cinéma des autres sphères de pratiques sociales – comme, par exemple, la sphère professionnelle, souvent présentée comme plus objectivable car plus « concrète ». En ce sens, elle ne prend pas en compte le caractère également partiellement reconstruit a posteriori des récits concernant ces autres sphères d’expériences. Par ailleurs, elle établit un rapport d’erreurs avec le discours individuel, et annihile ainsi l’étude sociologique de la quête de sens individuelle autour des expériences filmiques en la présentant comme inexacte. Or, les études de réception mettent précisément en évidence la pertinence de la prise en compte de ce caractère réflexif et « second degré » des récits de

216

pratiques cinématographiques pour une analyse des publics. L’objet filmique comme objet spectatoriel est justement partiellement constitué par le spectateur, qui reflète cette objectivation par sa mise en récit.

L’approche du populaire en termes de média de masse destiné à un public indifférencié, s’appropriant subjectivement la réception d’une œuvre filmique, nous semble alors la plus à même, au sein des analyses fragmentées de la sociologie du cinéma, de questionner les discours a priori convergents autour de la qualité et de l’accessibilité du Nouveau cinéma allemand. Au sein de ces théories de la réception, nous verrons par ailleurs que la réception est envisagée selon une dialectique conformisme / individualisation de la perception. Il s’agit alors de questionner les implications de la définition du public en termes de masse indistincte, et d’interroger l’analyse heuristique de ce grand public indifférencié, appréhendé sous un angle à la fois autonome et hétéronome.

Notre tour d’horizon des théories sociologiques du cinéma nous a ainsi amené à constater d’une part l’absence d’une sociologie du cinéma institutionnalisée, d’autre part une prévalence – au sein des études fragmentaires existantes – des études centrées soit sur l’analyse de la représentation d’un phénomène social prédéfini, soit sur l’examen des pratiques filmiques d’un public lui aussi prédéterminé.

Or ces approches sociologiques ne favorisent pas l’étude du Nouveau cinéma allemand comme fait transitoire, dispositif de médiation, d’où la nécessité, au-delà de l’exploration plus approfondie des théories de la réception que nous allons désormais présenter, d’élargir nos méthodes et nos références scientifiques. Nous exposerons par la suite les modalités de cet élargissement, élaboré autour des études sur la culture de l’École de Francfort. Ces dernières fournissent de nombreuses pistes pour l’étude de l’objet cinématographique en tant que nœud de relations entre espace de réception et conscience spectatorielle – notamment les études de Kracauer consacrées à l’expérience filmique, traduites récemment217.

Afin d’expliciter cette démarche théorique et empirique, nous proposons en premier lieu un examen plus détaillé des notions et des outils des théories de la réception opératoires dans le cadre de notre questionnement.

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I.2.3) Corpus théorique de la recherche : vers une sociologie critique

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