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1.2.2) Ambigüités représentatives : entre rapport positif et critique à la société allemande

L’horizon du troisième âge d’or

Chapitre 1 La production allemande au début des années 1990 : crise cinématographique et quête de représentativité culturelle

II. 1.2.2) Ambigüités représentatives : entre rapport positif et critique à la société allemande

Elsaesser, à l’exemple de Fassbinder, souligne par ailleurs le changement de paradigme survenu dans la définition même de cette représentativité allemande, désormais appréhendée comme un rapport critique à sa société d’origine : un « cinéaste d’Allemagne » se doit, après la guerre, de présenter un rapport négatif à son propre pays. Fassbinder, originellement subversif par rapport à la société allemande et à la définition d’une représentativité germanique517, acquiert ce statut même de représentativité par le biais des mécanismes rétroactifs consécutifs à son succès international. Fassbinder étant appréhendé, en dehors des frontières allemandes, comme un cinéaste typiquement allemand, reflétant au mieux les doutes et les désarrois de la société post-nazie, sa perception au sein de la société

514 Ibid, p. 39 515 Ibid, p. 70 516

Thomas ELSAESSER, « Au cœur de la pensée, une âme chargée de dynamite ? » in Le cinéma

expressionniste, splendeurs d’une collection, op.cit, pp. 41-53, p. 45

517 Elsaesser cite notamment les propos délibérément provocateurs de Fassbinder : « J'aimerai mieux être

balayeur au Mexique que cinéaste en Allemagne ». [Thomas ELSAESSER, R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, op cit., p. 463]

allemande évolue, notamment par rapport aux instances de financements et auprès des institutions culturelles. Il devient peu à peu reconnu en Allemagne même comme un ambassadeur du pays à l’étranger, distingué précisément pour sa force critique – qui l’empêchait auparavant d’atteindre ce statut représentatif : « L'accueil réservé à ses films par

la critique allemande était mitigé et beaucoup de critiques n'ont commencé à prendre Fassbinder au sérieux qu'à partir du moment où l'on sut combien il était célébré à l'étranger »518. Par le truchement des Instituts Goethe notamment, Fassbinder et le Jeune cinéma allemand deviennent des ambassadeurs culturels officiels de l’Allemagne à l’étranger519

, approuvés et sponsorisés par un pays en quête de représentants culturels.

Cette valorisation du Jeune cinéma allemand par les politiques publiques se décline également en interne sous une forme financière : une restructuration du système de subvention étatique attribue dès le début des années 1970 des moyens économiques plus substantiels au cinéma d’auteur, et ce notamment suite à son succès international. Si ce soutien financier ne signifie pas que le Jeune cinéma est devenu un « instrument de

propagande »520 au service de l’État ouest-allemand – pour reprendre les termes de Scharf –,

il semble cependant souligner un mécanisme global d’affinités électives entre d’une part les intérêts des instances politiques dans le domaine de la culture, d’autre part l’activité des professionnels de la branche cinématographique, et enfin les logiques d’exportation et réception internationale du cinéma allemand. L’État intervient ici a posteriori, en tant que soutien et appui à une filmographie distinguée à l’étranger pour sa force critique et subversive : le second âge d’or du cinéma allemand se met ainsi en place sur la base de ces processus opportunistes et convergents, qui le réifient progressivement en tant que représentant du cinéma national. La germanité du Jeune cinéma est ainsi seulement partiellement assignée par ses caractéristiques intrinsèques. Scharf indique que ce cinéma serait allemand d’une part parce qu’il est un témoin de son temps – notamment des extractions terroristes de la Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion – RAF521), dont il

518 Ibid p. 463

519 Ibid p. 23 / Ce mécanisme est également indiqué par Inga Scharf [Inga SCHARF, Nation and Identity in the

new German Cinema, op cit., p. 29]

520 Inga SCHARF, Nation and Identity in the new German Cinema, op cit., p. 29

521 La Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion – RAF), aussi nommée Baader-Meinhof Komplex en

Allemagne, du nom de ses deux représentants les plus connus, Andreas Baader et Ulrike Meinhof, est souvent appelée en France « La bande à Baader ». La RAF, mouvement terroriste d’extrême-gauche, est une radicalisation du mouvement étudiant de 1968, prône la guérilla urbaine pour renverser l’ordre social, suite à ce qu’elle considère comme l’échec du mouvement étudiant pacifiste. Née de l’agitation sociale et politique de la fin des années 1960, de l’opposition à la guerre du Vietnam et de la remise en cause des valeurs traditionnelles, la RAF dénonce d’autre part le maintien d’anciennes figures du national-socialisme à de hauts postes de responsabilités en Allemagne. L’enlèvement et l’assassinat du patron des patrons, Hanns Martin Schleyer,

fournit une interprétation dans le film collectif L’Allemagne en automne (1980)522 – parce qu’il représente des personnages clefs de l’histoire allemande – tel Hitler ou Louis II de Bavière – et parce qu’il utilise des textes littéraires d’auteurs ouest-allemands contemporains – notamment Heinrich Böll et Günter Grass523

. Son financement partiellement public, indiquant une reconnaissance étatique, qui s’apparente à une forme de mécénat, notamment par rapport à son exportation, le relie d’autre part indirectement à l’État allemand524

.

La constitution des deux âges d’or diffère alors au niveau du rapport entretenu par la branche cinématographique avec les politiques publiques, et au niveau de la forme de la représentativité culturelle acquise, plus directe et positive dans le cas du premier âge d’or. Le passage d’un modèle positif à un modèle critique constitue alors un des éléments fondamentaux du renouvellement du paradigme représentatif filmique allemand après la guerre.

En 1919 en effet, la République de Weimar souligne sa volonté de maintenir une influence partielle de l’État sur la production : si ses parts du capital de l’Ufa ont été revendues, un mémorandum public stipule cette influence et la juge « souhaitable » dans le contexte de l’après-guerre525

. Le cinéma de Weimar n’est cependant pas un cinéma de propagande directe, instaurant un rapport immédiat et autoritaire entre cinéma allemand et représentation positive de la nation. L’exemple le plus paradigmatique de ce rapport de représentativité positif entre cinéma et société allemand correspond, nous l’avons évoqué, à la période nazie. Le cinéma de Weimar, s’il se met en place sur la base de structures cinématographiques partiellement indépendantes, et se déploie au cœur d’un régime républicain, entretient cependant un rapport ambigu, à la fois positif et négatif, à la société allemande de l’entre-deux-guerres. Il est certes considéré comme un « cinéma du mal », pour reprendre les termes de Dufour, un cinéma du malaise reflétant un esprit du temps [Zeitgeist], ancien responsable de la politique d’extermination nazie en Tchécoslovaquie, constitue en 1977 un des points d’orge des violences sociales et policières en Allemagne. La même année, les principaux leaders de la première génération de la RAF – dont Baader et Meinhof – se suicident en prison, où ils puisent une peine d’emprisonnement à perpétuité. Les événements des « années de plomb », relatifs à la RAF, constituent alors un motif cinématographique non seulement pour les cinéastes des années 1970 mais aussi, nous le verrons, pour le cinéma allemand contemporain.

522 L’Allemagne en automne (Deutschland im Herbst) – 1978 – Film collectif (Alf Brustellin, Rainer Werner

Fassbinder, Alexander Kluge, Beate Mainka-Jellinghaus, Maximiliane Mainka, Peter Schubert, Bernhard Sinkel, Hans Peter Cloos, Edgar Reitz, Katja Rupé et Volker Schlöndorff) – Drame, Documentaire

523 L’honneur perdu de Katharina Blum, de Heinrich Böll, est adapté en 1975 par Volker Schlöndorff et

Margarethe von Trotta notamment. Le Tambour de Günter Grass est, quant à lui, également adapté au cinéma par Volker Schlöndorff.

524 Inga SCHARF, Nation and Identity in the new German Cinema, op cit., p. 29

525 Mémorandum cité par Wolfgang JACOBSEN, Anton KAES, Hans Helmut PRINZLER (dir.), Geschichte des

mais son affiliation à l’Ufa – conçue à l’origine comme un instrument de propagande au service de l’Empire allemand en guerre – le désigne également comme représentant reconnu et avéré d’une culture allemande célébrée pour sa « grandeur » et sa gloire. Certains pans du cinéma expressionniste revêtent en ce sens, comme l’évoque Eisenschitz, un caractère patriotique, renouant avec « les traditions allemandes romantiques »526 et certains mythes

fondateurs allemands élaborés au XIXème siècle. Ce lien entre romantisme et cinéma expressionniste allemand est en outre un des éléments du discours des historiens du cinéma désignant ce cinéma comme le plus représentatif du cinéma allemand, comme « l’incarnation

la plus typique d’un certain climat germanique […] avec sa violence, son déchirement, son irrationnel et son pathétisme »527, soulignant ainsi la circularité des archétypes allemands

entre sphère de production et sphère de réception. Les adaptations cinématographiques de la légende de Faust par Murnau (1926)528 et surtout Les Nibelungen de Fritz Lang (1924)529 – qui transpose une épopée germanique médiévale germanique transformée en épopée nationale dans le courant du XIXème siècle530 – témoignent de cette tendance. Le premier est sous-titré

« une légende allemande », tandis que le second est, au cours de son générique d’ouverture, « dédié au peuple allemand ». Lang souligne lui-même le lien entre les Niebelungen et leur

caractère représentatif de l’Allemagne : son intention est de « faire vivre une saga

allemande », de « montrer des visages gothiques »531, mais non de développer un film

nationaliste. Le film, cependant, est pour lui un document national, destiné à populariser la culture allemande : en ce sens, sa première fait l’objet d’un discours politique élogieux du ministre des affaires étrangères de l’époque, Stresemann. Cet exemple témoigne alors du changement de paradigme représentatif après la Seconde Guerre mondiale : comme l’indique Flacke532, alors que les Nibelungen se situe encore dans la lignée des films allemands promulguant une image de soi volontaire et positive, ce rapport glorifié ne serait plus possible en tant que tel après 1945. Les films du second âge d’or ne proposent en effet pas de figures

526 Bernard EISENSCHITZ, Le cinema allemande, op cit., p. 15 527

Bernard EISENSCHITZ, « Cinéma », op cit. p. 550

528 Faust, une légende allemande ( Faust - Eine deutsche Volkssage) – 1926 – Friedrich Murnau – Fantastique,

Drame

529

Les Nibelungen (Die Nibelungen) – 1924 – Fritz Lang – Aventure, Drame

530 L’épopée médiévale des Nibelungen devient en effet au XIXème siècle, dans le contexte de la montée des

nationalismes et de l’invasion de l’Allemagne par Napoléon, une épopée nationale décrivant la construction du pays. Son caractère mythique est renforcé, à la fin du XIXème siècle, par Wagner qui transforme le Lied en un cycle de 4 opéras, L’anneau des Nibelungen. En 1917 la « ligne Siegfried » doit alors protéger l’Allemagne contre la France. Le film de Fritz Lang semble alors faire écho à ce phénomène de mythification, et au lien naturalisé unissant l’épopée au destin du peuple allemand.

531 DVD Les Nibelungen de Fritz Lang, MK2, 2011, Interview Fritz Lang (Bonus)

532 Monika FLACKE (dir.), Mythen der Nationen, ein europäisches Panorama, Koehler + Amelang, Munich

historiques héroïsées, mais au contraire des anti-héros, voire des contre-héros, et les politiques publiques accréditent leur caractère représentatif de l’Allemagne précisément par la valorisation de leur rapport critique à la société allemande.

Le Jeune cinéma allemand acquiert ainsi son statut de représentant culturel par le biais d’un rapport critique à la germanité et à la catégorie de « nationalité » : « Le Nouveau Cinéma

allemand […] est devenu national précisément en s'élevant contre l'idée du national […] Être un bon réalisateur allemand dans les années 1970, c'était s'opposer aux caractères destructeurs de la germanité moderne »533. Ce rapport critique à la germanité, nous l’avons évoqué au sein de l’état de la recherche, se manifeste par une volonté affirmée de contrevenir à l’immobilisme cinématographique et sociétal par la mise en œuvre d’un cinéma alternatif et engagé, tant au niveau de ses formes que de ses thématiques filmiques. Le lien instauré par le Jeune cinéma à l’Allemagne des années 1960 et 1970 est ainsi un lien négatif, qui se décline en une critique synchronique et diachronique de la société allemande. L’exportation acceptée comme « représentative » – surtout au sein du bloc de l’Ouest – privilégie ainsi, au sein de la production allemande des années 1970, le cinéma d’auteur critique par rapport aux films de terroir [Heimatfilme] pastoraux entretenant un rapport neutre, apolitisé, à la société allemande. Ces derniers constituent cependant les principaux vecteurs de succès populaire en Allemagne.

II.1.2.3) L’antagonisme entre cinéma d’auteur et cinéma commercial

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