• Aucun résultat trouvé

2.2.1) Difficultés de constitution d’une sociologie du cinéma

Première partie : Le cinéma allemand comme objet d’étude sociologique, méthodes et problématisation

Chapitre 2 Etat de la recherche : Cinéma allemand et Sociologie du cinéma

I. 2.2.1) Difficultés de constitution d’une sociologie du cinéma

La sociologie du cinéma ne s’est jamais réellement institutionnalisée en tant que sociologie spécialisée, en Allemagne comme en France, comme le remarque Markus Schroer :

« Si l'on considère l'ensemble des théories, l'étude des films occupe tout au plus une petite niche dans la maison de la sociologie. Il n'y a jamais eu d’institutionnalisation d'une sociologie du film en tant que sociologie spécialisée »163. En tant qu’objet sociologique, le cinéma a de plus rarement fait l’objet d’études systématiques au sein des domaines sociologiques qui lui sont apparentés, à savoir la sociologie de la culture, la sociologie de l’art et la sociologie des médias : « En sociologie de la culture, de l’art et des médias, l’analyse

des films demeure dans l’ombre »164

. Schroer évoque ainsi un « désintérêt pour le cinéma »165 de la part des grandes théories de l’art qui, selon lui, proviendrait de leur focalisation autour des productions écrites et non visuelles. Les théories de Bourdieu et Luhmann notamment questionnent peu le cinéma, délaissé au profit de la littérature. Casetti évoque ainsi un

« rendez-vous manqué »166 entre le cinéma et la sociologie, que Moescher interprète quant à

lui comme un état de « quasi déliquescence »167.

En Allemagne l’ouvrage de Dieter Prokop, Soziologie des Films168

, constitue un des

seuls ouvrages de référence en sociologie du cinéma. Ce texte, jamais traduit en français, se situe dans la lignée du fonctionnalisme structurel de Talcott Parsons. En ce sens, il s’attache avant tout à l’étude des organisations, de la place des individus au sein des structures cinématographiques dans la lignée des études sur la bureaucratie de Max Weber169. Prokop appréhende le cinéma comme le reflet de mécanismes structurels et distingue différentes types d’organisation capitaliste de l’industrie filmique selon les périodes : polypole et pluralisme de marché au début du cinéma, oligopole et domination des grandes firmes à partir des années 1920, et enfin monopole de marché autour de quelques films de prestige. Prokop souligne

163Markus SCHROER (dir.) Einleitung : « Die Soziologie und der Film » in Gesellschaft im Film, UVK,

Constance, 2007, pp. 7-13, p. 8 [Traduction effectuée directement depuis le texte en allemand]

164 Ibid, p.8 [Traduction effectuée directement depuis le texte en allemand] 165 Ibid, p.9

166

Francesco CASETTI, Les théories du cinéma depuis 1945, Nathan, Paris, 1999, p. 13

167 Olivier MOESCHLER, Recension « Emmanuel Ethis (2005). Sociologie du cinéma et de ses publics » in

Carnets de bord n°10, Association de l’université de Genève, Genève, décembre 2005, pp. 117-120, p. 117

168 Dieter PROKOP, Soziologie des Films, Fischer Taschenbuch verlag, Frankfurt am Main, 1982 169

cependant que ces phases peuvent se recouper. L’analyse de Prokop, si elle fournit des pistes d’étude sociologique intéressantes, notamment autour des mécanismes de la concentration industrielle de la production, s’éloigne néanmoins de notre démarche de recherche par son approche fonctionnaliste centrée sur les institutions en tant que sous-systèmes sociaux. Elle ne questionne notamment pas le lien entre les formes et thématiques filmiques et leur sphère de production et de réception.

Par ailleurs, les études consacrées à la production cinématographique d’un point de vue sociologique se situent avant tout dans le domaine de la sociologie du travail, et étudient principalement les interactions professionnelles entre les différents métiers du cinéma. L’analyse la plus représentative de cette orientation théorique est l’ouvrage d’Howard Becker

Les mondes de l’art, paru en 1988170, qui appréhende les domaines de l’art et de la culture

sous l’angle des professions. Il favorise ainsi un élargissement des études consacrées à ces domaines, un décloisonnement des études culturelles jusqu’ici davantage étudiées comme des mondes à part, intrinsèquement. L’art est au contraire un produit collectif issu d’une coopération, très complexe dans le cas du cinéma. Le monde de l’art de Becker est un lieu de circulation, au contraire du champ culturel de Bourdieu, qui dans Les règles de l’art 171 le

définit comme espace de positions172 : en ce sens il favorise l’étude du fait cinématographique comme fait transitoire. Cependant ce fait cinématographique intervient au sein de l’étude de Becker comme une exemplification spécifique, et ne constitue pas le cœur de la recherche. En outre, si Becker lie analyse de la production, de la diffusion et de la réception, son approche interactionniste tend à privilégier l’examen des réseaux et des conventions en tant que systèmes, lieux de négociation, approche qui ne correspond pas à notre appréhension de l’objet cinématographique comme médium-film.

En France, les rares tentatives pour institutionnaliser une sociologie du cinéma, celles de Pierre Sorlin en 1977173 et celles d’Edgar Morin en 1984174, fournissent des pistes d’analyses fécondes pour explorer le cinéma en tant que fait social : comme représentation du monde social pour Sorlin et comme représentant privilégié de la culture de masse pour Morin.

170 Howard BECKER, Les mondes de l’art, Flammarion, Paris, 2010 171 Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art, Points, Paris, 1998 172

Ibid, p. 321 : « Chaque position est objectivement définie par sa relation objective aux autres positions ou, en

d’autres termes, par le système des propriétés pertinentes, c’est-à-dire efficientes qui permettent de la situer par rapport à toutes les autres dans la structure de la distribution globale des propriétés. »

173 Pierre SORLIN, Sociologie du cinéma, op cit. 174

Ces textes, cependant, ne donneront pas lieu à l’élaboration d’un domaine de recherche spécialisé, et demeureront relativement isolés au sein de l’espace sociologique.

Sorlin développe ainsi la notion de « visible », correspondant à « ce que les fabricants

d’images cherchent à capter pour le transmettre, et ce que les spectateurs acceptent sans étonnement »175. Ce visible est défini comme une représentation du monde social acceptée à un moment donné, ce que Sorlin nomme une « idéologie », c’est-à-dire un « ensemble de

possibilités à l’intérieur duquel s’inscrivent les productions culturelles d’une époque »176

. Cette définition du visible cinématographique comme un ensemble de possibilités, si elle ne permet pas une analyse transversale du Nouveau cinéma allemand comme médium, permet cependant de questionner sa sphère de production comme espace de représentation des tendances sociales de l’Allemagne contemporaine. L’étude de ce visible repose alors, comme chez Kracauer dans De Caligari à Hitler, sur le repérage de constantes, de thèmes généraux, de « points de fixation […] dont la réapparition systématique de film en film souligne

l’importance »177

.

Morin, dans son chapitre « Sociologie du cinéma » issu de son ouvrage général

Sociologie, indique également un rendez-vous manqué entre sociologie et cinéma – voire un « mépris […] des sociologies pour le cinéma ». Il évoque l’aspect jusqu’ici fragmentaire des

études lui étant consacrées, qui « découpe le cinéma en tranches » en termes de « moyen de

communication, de masse média, de loisir, analyses d’audiences ou de contenus de films »,

mais « rarement […] comme une institution socio-culturelle »178. Or le cinéma, selon Morin, est le médium représentatif de la culture de masse. Par son aspect anthropologique universel, il est susceptible de s’adresser au grand public de la culture de masse, de dévoiler ses projections et ses représentations. Il est en ce sens doté d’une « puissance sans précédent »179

.

Ces deux ouvrages sont par ailleurs significatifs de la nature « d’objet frontière »180 du cinéma, c’est-à-dire de son caractère fondamentalement interdisciplinaire, et de la nécessité d’innerver les études en sociologie du cinéma par des approches élargies de disciplines voisines. Sorlin, qui annonce une « sociologie » du cinéma, indique ainsi paradoxalement l’intérêt de son approche pour une « histoire du cinéma », en évoquant dans son introduction

175 Pierre SORLIN, Sociologie du cinéma, op cit., p. 68 176

Ibid, p. 241

177 Ibid, p. 241

178 Edgar MORIN, « Sociologie du cinéma », op. cit., p. 392 179 Ibid, p. 400

180

les « conditions d’une approche historique de l’audio-visuel »181 – approche orientée vers sa fonction de représentation du monde social – tandis que Morin déploie une analyse qu’il qualifie d’« anthropo-sociologique »182

de la production et de la réception culturelle à l’époque de la culture de masse, par le biais de l’étude de l’universel qu’il favorise.

Ces approches interdisciplinaires témoignent ainsi de la richesse potentielle des analyses du cinéma en tant que fait social et, par conséquent, sociologique. Jean Lohisse, anthropologue belge et chercheur en communication, publie ainsi en 1969 un ouvrage intitulé

Sociologie du cinéma183 qui se présente, de façon paradigmatique, non pas comme une

tentative d’institutionnalisation de la discipline, mais comme un état des lieux des études fragmentaires pouvant être appréhendées comme relevant de la sociologie du cinéma. Il s’agit d’un essai de bibliographie internationale destiné à « préciser la place des écrits

sociologiques dans la masse des recherches très diverses entreprises sur le cinéma »184. La définition d’une approche sociologique du fait filmique est alors selon Lohisse une définition en creux, ex-negativo : est sociologique une analyse qui n’explore pas le cinéma en lui-même et pour lui-même : « si [les films, l’industrie cinématographique, les stars] sont étudiés en soi,

cette étude ne relève pas de la science particulière qu’est la sociologie »185. Cette définition exclut les analyses esthétiques, stylistiques et ontologiques, et notamment les analyses de contenu. C’est pourquoi, selon Lohisse, le tome 3 de l’ouvrage d’André Bazin Qu’est-ce que

le cinéma ?, pourtant intitulé Cinéma et sociologie186, ne recèle en réalité pas de valeur

sociologique puisqu’il s’attache principalement à déployer, en tant que critique de cinéma, des analyses normatives des objets filmiques perçus187, et tend alors à introduire une confusion entre la tâche du critique et celle du sociologue.

Le constat de Lohisse d’une « riche anarchie », d’une « confusion » qui s’apparente à

« une nécessité de fait »188 en sociologie du cinéma, établi en 1969, semble toujours d’actualité aujourd’hui. Comme l’expose également Morin, « le cinéma se présente comme

une totalité confuse »189. Près de 40 ans après sa première Sociologie du cinéma, Sorlin publie

181 Pierre SORLIN, Sociologie du cinéma, op cit., p.7 182 Edgar MORIN, « Sociologie du cinéma », op cit., p. 395 183 Jean LOHISSE, Sociologie du cinéma, op cit.

184 Ibid, p.15 185

Ibid, p.4

186 André BAZIN, Qu’est-ce que le cinéma ? Tome 3 : Cinéma et sociologie, Editions du Cerf, Paris, 1960 187 Jean LOHISSE, Sociologie du cinéma, op cit., p. 272

188 Ibid, p. 6 189

en effet en 2015 une Introduction à la sociologie du cinéma190 qui reprend le constat d’études

sociologiques « rares et dispersées »191. Cette place minoritaire occupée par la sociologie du cinéma au sein des études en sciences sociales est souvent mise en rapport avec la « défaite » du courant sociologique au sein de la constitution de la filmologie comme science du film, initiée en 1947 par Gilbert Cohen-Séat192. La prédominance progressive des analyses psychologiques, sémiotiques et historiques relègueraient les approches sociologiques au second plan. Lohisse indique ainsi en 1969 que la filmologie « semble se diriger surtout [vers

la psychologie et la psychologie sociale] » au détriment de « l’aile sociologique »193 de cette

discipline.

Afin de préciser davantage notre posture, portant sur le Nouveau cinéma allemand comme objet de médiation entre sphère de production et de réception, nous proposons ici une brève typologie, non exhaustive, de ces différentes approches sociologiques fragmentées consacrées au cinéma. Cette classification s’apparente non pas à une description complète de l’espace de ces études, mais à une volonté d’opérationnaliser notre domaine de recherche au- delà de la « riche anarchie » caractérisant cet espace, pour reprendre les termes de Lohisse.

Au sein de ces études morcelées, deux grands types d’analyse émergent tout d’abord : les analyses concernant l’étude du média dans son caractère de représentation des phénomènes sociaux, et l’étude de ses publics comme faits sociaux.

Les premiers types d’études s’intéressent à la mise en scène cinématographique des figures du monde social, et appréhendent l’objet filmique comme un reflet de la réalité sociale. Ces études isolent alors un phénomène ou une figure sociale a priori et interrogent les évolutions de sa représentation au travers d’études de cas et d’analyses de contenu : représentation de la féminité, de la violence, du communisme, de l’étranger par exemple194

.

190 Pierre SORLIN, Introduction à une sociologie du cinéma, Klincksieck, Paris, 2015 191

Ibid, p. 8

192 Cf notamment François JOST, « La sémiologie du cinéma et ses modèles », op cit. / Olivier MOESCHLER

Recension « Emmanuel Ethis (2005). Sociologie du cinéma et de ses publics », op cit. / Leonardo QUARESIMA « De faux amis : Kracauer et la filmologie » in La filmologie, de nouveau, Cinémas : revue d’études

cinématographiques, Volume 19, numéro 2-3, printemps 2009, pp. 333-358. Quaresima évoque notamment la

« tendance dominante » de la psychologie expérimentale au sein de la filmologie à la fin des années 1950 (p. 349)

193 Jean LOHISSE, Sociologie du cinéma, op cit., p. 4 194

Cf notamment, à titre d’exemples : Nathalie BILGER, Anomie vampirique, anémie sociale : pour une

sociologie du vampire au cinéma, L’Harmattan, Paris, 2002 / Roger CAILLOIS, Quatre essais de sociologie contemporaine : la représentation de la mort, l’usage des richesses, le pouvoir charismatique, le vertige de la guerre, O. Perrin, Paris, 1951 / Serge CHAUMIER Tiers inclus / Tiers exclus : Sociologie du rapport au tiers dans les récits théoriques et filmiques sur l’amour, ANRT, Lille, 1996

Cette approche, de par sa posture inductive, définit ainsi son objet comme le phénomène social dont le cinéma reflèterait les caractéristiques. Son objet d’étude n’est donc pas l’objet filmique comme médium, mais ce phénomène social en lui-même. En ce sens, si cette approche peut innerver notre recherche en ce qui concerne l’étude des phénomènes sociaux représentés par le cinéma allemand, elle ne se situe pas au cœur de cette dernière, qui déplace le curseur de l’analyse sur un objet d’étude transitoire, le médium-film. Elle ne permet notamment pas l’examen du Nouveau cinéma allemand comme objet spectatoriel, formé par sa réception en France.

Les études sur le public, parce qu’elles présentent le cinéma comme un nœud de relations entre le médium et les spectateurs, apparaissent alors a contrario les plus à même de répondre à notre questionnement initial relatif au caractère « grand public » du Nouveau cinéma allemand.

Nous présentons désormais ces analyses sociologiques centrées sur la réception spectatorielle afin de délimiter plus précisément, au sein de ce domaine de recherche, les approches les plus pertinentes pour l’étude de notre objet de recherche – à savoir les approches de sociologie de la réception, que nous distinguerons ici de la sociologie des publics. Depuis le début des années 2000 cette sociologie de la réception, centrée sur la rencontre effective entre un spectateur indifférencié et l’objet filmique, se développe de plus en plus. En ce sens, l’émergence et la solidification de ce courant constitue un contrepoint à la « déliquescence » de la sociologie du cinéma évoquée par Moeschler.

I.2.2.2) Un domaine de recherche en expansion : Sociologie des publics ou

Outline

Documents relatifs