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1.2.1) L’acquisition du statut d’emblème culturel : le rôle exogène de l’exportation

L’horizon du troisième âge d’or

Chapitre 1 La production allemande au début des années 1990 : crise cinématographique et quête de représentativité culturelle

II. 1.2.1) L’acquisition du statut d’emblème culturel : le rôle exogène de l’exportation

Les modalités d’acquisition du caractère représentatif d’une mouvance cinématographique, comme l’expose Inga Scharf, sont multiples : un film peut être considéré comme allemand par ses thématiques, son contenu, mais également par le biais de son rapport à l’État. Scharf distingue ainsi cinq modalités de représentativité510

: une réalisation peut être considérée comme allemande parce qu’elle évoque l’actualité du pays, parce qu’elle met en scène des personnages historiques allemands, parce qu’elle repose sur l’adaptation d’ouvrages de littérature allemande, parce qu’elle traite de façon critique de l’histoire du pays, ou parce qu’elle entretient un lien direct ou indirect avec les pouvoirs publics. Nous verrons au cours de notre étude diachronique que ce sont avant tout ces deux dernières modalités qui s’avèrent pertinentes dans le cadre d’une analyse synchronique du paysage cinématographique contemporain.

Scharf indique notamment que la dernière modalité d’assignation ne concerne pas seulement les films de propagande des périodes autoritaires, où le lien entre le cinéma et sa fonction de représentation sociale est prise en charge par l’État, mais questionne aussi les modalités de reconnaissance a posteriori, par les politiques culturelles, d’une cinématographie en tant que représentante « acceptée » de l’Allemagne.

Les réalisateurs et les productions mises en avant sont alors considérés comme « appropriés », validés en tant qu’outils de la diplomatie culturelle. Scharf applique ici principalement son analyse au Jeune cinéma des années 1970, utilisé selon elle par l’État ouest-allemand pour redorer l’image d’une nouvelle Allemagne à l’étranger, c’est-à-dire l’image d’une Allemagne réflexive, tournée vers une analyse critique de son histoire récente. Le Jeune cinéma ne devient ainsi « allemand » que par le biais de l’instauration de ces cercles vertueux : c’est initialement sa « désignation internationale », puis ensuite son « adoption

interne », « sa reconnaissance par l’État » qui métamorphosent selon Scharf ce corpus

filmique en « instance importante du cinéma national »511. Cette analyse rejoint alors celle

510

Inga SCHARF, Nation and Identity in the new German Cinema, op cit., p. 30

511 Ibid, p. IX : « Un autre paradoxe se présente encore si l'on considère qu'à l'origine, c'est par une désignation

internationale, suivie d'une récupération au sein même du pays, assortie de financements et d'une reconnaissance d'État, que ce film devient « allemand », figure exemplaire du cinéma national. » [Traduction

d’Elsaesser par rapport à l’attribution du statut de « cinéaste d’Allemagne » à Fassbinder : c’est avant tout la reconnaissance internationale de ce dernier qui favorise sa réévaluation, en Allemagne même, en tant que représentant culturel. L’exemple de Fassbinder apparaît en ce sens paradigmatique de l’acquisition, pour une forme cinématographique, du caractère représentatif de l’Allemagne. La reconnaissance internationale est nécessaire afin de dépasser le stade de la popularité commerciale et interne, et d’acquérir une popularité symbolique qui prend la forme d’une réification culturelle, c’est-à-dire d’une donnée désormais attestée, et appréhendée en tant que telle au sein des logiques d’évaluation et de patrimonialisation du cinéma. La mouvance cinématographique ainsi distinguée devient alors progressivement « naturellement » allemande.

La désignation du caractère allemand d’une cinématographie n’est donc pas innée mais construite circulairement, dans le processus même d’exportation et, par la suite, par l’appréhension interne, en Allemagne, de ce processus. La considération critique, puis publique, du Jeune cinéma allemand à l’international les incite notamment désormais à

« parler pour la nation “entière”» 512, comme le souligne Elsaesser, qui indique en outre que

ce discours au nom de la nation concerne « presque dans tous les cas […] le nazisme et ses

conséquences ». Ce mécanisme à la fois endogène et exogène d’acquisition d’un statut

représentatif participe par la suite, nous le verrons, de la popularisation du cinéma de patrimoine allemand auprès des spectateurs français, notamment parce qu’il oriente les horizons d’attentes en termes d’interfilmicité spécifiquement germanique et conditionne alors l’appréhension du cinéma allemand comme genre dont on parle.

Par ailleurs, les mécanismes productifs du premier âge d’or reflètent également ces logiques de cercles vertueux et d’affinités électives. L’exportation est également considérée comme essentielle à la définition d’un cinéma représentatif de l’Allemagne, elle est alors décrite par Kracauer comme une « manière de propagande » pour l’État allemand :

« L’exportation est aussi une manière de propagande, et c’est précisément dans l’intérêt de l’expansion économique qu’il restait maintenant, comme avant, à perfectionner le cinéma allemand »513. Il s’agit avant tout de faire reconnaître l’Allemagne en tant que patrie de cinéma afin de retrouver une forme de fierté personnelle et collective. Dans cette optique, comme l’expose le réalisateur Georg Wilhelm Pabst en 1920, l’intérêt des réalisateurs n’est pas de « faire de la publicité de but en blanc à l’étranger » mais plutôt « d’amener les gens à

512 Thomas ELSAESSER, R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, op cit., p. 23 513

reconnaître [les Allemands] grâce à des longs-métrages offrant un divertissement de qualité »514. On perçoit ici les enjeux de reconnaissance et de réputation qui sous-tendent la production cinématographique : le cinéma allemand, après la guerre, perd son caractère de représentant officiel de la culture allemande, mais il n’en demeure pas moins un instrument

potentiel au service d’une représentation de soi. Kracauer, à la suite de Pabst, ajoute

notamment que l’exportation est assurée dans le domaine du « divertissement esthétique

qualifié »515, d’où le soutien apporté aux films expressionnistes notamment. Ces logiques

productives internes et externes rejoignent alors les mécanismes détectés au niveau de l’acquisition du statut de représentant allemand du Jeune cinéma : ce n’est ici pas tant le cinéma allemand en lui-même que le discours autour d’un cinéma de qualité qui doit participer d’une réhabilitation de l’Allemagne aux yeux de l’étranger. L’essor de l’expressionnisme est, en ce sens, typique des mécanismes de différenciation de de labellisation de l’industrie culturelle, comme l’évoque Elsaesser :

« Le second souffle donné à la vogue de ce genre cinématographique, aux environs de 1920, fut l’accueil extraordinairement enthousiaste des critiques à l’égard de Caligari, d’abord en France, puis aux Etats-Unis. Cet accueil attira l’attention des producteurs et réalisateurs allemands et les poussa à chercher des thèmes que le marché d’exportation reconnaîtrait à la fois comme allemands et artistiques, autrement dit “expressionnistes”, c’est-à-dire associés au mouvement de culture noble qui s’était déjà affirmé comme un label

précieux dans le monde de l’art international »516.

II.1.2.2) Ambigüités représentatives : entre rapport positif et critique à la

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