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1.2.1) Transposition filmique du nazisme : entre tabou, dénonciation et controverses

L’horizon du troisième âge d’or

Chapitre 1 La production allemande au début des années 1990 : crise cinématographique et quête de représentativité culturelle

II. 1.2.1) Transposition filmique du nazisme : entre tabou, dénonciation et controverses

Cette mutation, nous le verrons, s’applique alors en particulier à la mise en récit et en image de l’histoire par le médium-film, et concerne notamment la transposition cinématographique des souffrances engendrées par les autoritarismes allemands du XXème siècle. Le paysage cinématographique allemand des années 1970 est en effet traversé, nous l’avons évoqué au cours de l’état de la recherche, par un questionnement autour des différentes modalités de cette transposition.

Le Jeune cinéma allemand, au sein de ces débats, se positionne alors comme un acteur de la Vergangenheitsbewältigung, c’est-à-dire du dépassement critique du passé nazi par une réflexion autour de ses soubassements politiques, culturels et psychologiques. Les motifs historiques sont alors traités sur un mode à la fois distancié et déconstruit. L’émergence de ces motifs au sein des réalisations du Jeune cinéma allemand répond ici d’une part au monde clos, réifié et aseptisé du passé prussien et autrichien mis en scène par les films de terroir

[Heimatfilme], reflétant selon le cinéma d’auteur les logiques de tabouisation du passé récent

au sein de l’Allemagne de l’Ouest, d’autre part à l’appropriation par la culture de masse hollywoodienne de ces motifs historiques dans le courant des années 1970. Le succès de la série mélodramatique américaine Holocauste en 1978544, qui suit le parcours de deux familles allemandes, l’une juive, l’autre aryenne, pendant la Seconde Guerre mondiale, ouvre en effet la voie à la métamorphose du passé en un motif filmique et audiovisuel spectaculaire, doté d’une iconographie reconnaissable qui se popularise peu à peu. La Shoah et le nazisme, par le biais de leur insertion au sein de la culture de masse, se transforment en « phénomènes

sémiotiques »545 pour reprendre le terme de Kaes : cette « iconographie du nazisme »546 composée d’« uniformes et de croix gammées, de nuques rasées et de bottes de cuir, de

couloirs et d’escaliers intimidants »547

, s’ancre alors progressivement au sein du savoir

iconique spectatoriel défini par Metz comme un des éléments du contrat filmique.

La diffusion d’Holocaust constitue alors le point de départ d’une série de débats autour du traitement filmique de la Shoah sous une forme spectaculaire et populaire. Cinéastes et formes cinématographique s’affrontent alors par rapport à la question du

544 Holocauste (Holocaust) – 1978 – Marvin Chomsky (pour la chaîne NBC) – Drame, Guerre, Historique 545 Kaes cité par Thomas ELSAESSER, R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, op cit., p. 224 546 Anton KAES, Deutschlandbilder, op cit., p. 29

547

traitement cinématographique de cette histoire douloureuse : doit-elle précisément devenir un motif filmique populaire, connu, reconnu et reconnaissable ? Cette popularisation constitue-t- elle une banalisation dangereuse pour les spectateurs car in fine porteuse de réification et d’oubli ou bien représente-t-elle au contraire une chance d’exploration de cette période trouble ? Ou bien doivent-ils au contraire faire l’objet d’un traitement cinématographique exclusivement critique, déconstruit, à l’image du film de Syderberg consacré à Hitler ?

L’horreur de la Seconde Guerre mondiale, de par son caractère paroxystique, questionne les limites mêmes de sa représentation cinématographique, et soulève des interrogations quant au danger de « trivialisation » de ces événements paroxystiques par leur transformation en soap-opéra, pour reprendre les termes d’Elie Wiesel : « Le film transforme

un événement ontologique en soap-opéra [...] L'holocauste doit nous rester en mémoire. Mais pas comme un spectacle »548. Cette trivialisation, cependant, est présentée par ses défenseurs comme un instrument au service du décloisonnement du questionnement relatif à la Shoah des sphères intellectuelles et élitistes. Les termes contradictoires de ce débat, difficilement résolvables, s’apparentent alors selon Reichel à une « aporie de l’esthétisation »549. Celle-ci se décline depuis les années 1970 autour d’une série d’oppositions entre différents films, dont la plus connue confronte le documentaire Shoah, de Claude Lanzmann (1985)550, qui ne

montre aucune image de l’Holocauste et se base sur la parole des témoins, au mélodrame populaire de Spielberg La liste de Schindler (1993)551, qui positionne son action principale au

sein d’un camp de concentration552

.

En Allemagne, les débats autour de cette aporie de l’esthétisation propre à la mise en scène de la Shoah sont particulièrement prégnants après la diffusion d’Holocaust. Celle-ci a suscité une vague émotionnelle importante analysée par Elsaesser comme une catharsis dotée d’un « caractère exhibitionniste »553

. Ce caractère exhibitionniste traduit alors d’une part le déficit de mémoire autour de la période nazie dans l’immédiat après-guerre554, d’autre part la composante, une fois encore, externe de cette réception, puisque la réaction allemande par rapport à la diffusion de la série est attendue comme un « test », comme une opportunité à l’international pour appréhender le travail de mémoire effectué en Allemagne autour du

548 Wiesel cité Anton KAES, Deutschlandbilder, op.cit, p. 35 [Traduction effectuée directement depuis le texte

en allemand]

549 Peter REICHEL, Erfundene Erinnerung, Carl Hanser Verlag, Munich, 2004, p. 262 550 Shoah – 1985 – Claude Lanzmann – Documentaire

551

La liste de Schindler (Schindler's List) – 1993 – Steven Spielberg – Drame historique

552 Peter REICHEL, Erfundene Erinnerung, op cit., p. 311

553 Thomas ELSAESSER, R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, op cit., p. 235 / Cf. également Peter

REICHEL, Erfundene Erinnerung, op cit., p. 250 : « Ein US-Melodram erschüttert die Republik ».

554

régime nazi. En ce sens, la diffusion d’Holocaust se présente comme une date-scansion dans l’histoire du cinéma allemand, puisqu’elle entraîne des réactions à la fois sociétales et cinématographiques redéfinissant le rapport entretenu par ce cinéma à son passé récent. Les débats provoqués par une série américaine questionnent en effet la place des Allemands dans la mise en récit cinématographique d’une histoire qui est alors considérée, en réaction à son appropriation par des formes filmiques considérées comme typiquement hollywoodiennes, comme « allemande ». La forme populaire et spectaculaire du cinéma questionne non seulement le lien entre industrie culturelle et traitement de sujets « sérieux », et le caractère moral et éthique de ce traitement, mais aussi le rôle que doivent jouer les Allemands au sein de cette transposition problématique555. Les propos des protagonistes du Jeune cinéma allemand traduisent une volonté de « réappropriation » de cette histoire, définie ici comme allemande, et correspondent alors à la résolution affichée de « se pencher sur les images de

leur propre pays »556. Edgar Reitz, signataire du manifeste d’Oberhausen, présente ainsi notamment la réalisation de sa série Heimat (1984)557, qui suit le quotidien d’une famille

allemande dans un petit village de 1919 à 1982, et s’attache alors davantage aux répercussions souterraines de l’histoire sur ce quotidien, comme une réponse critique, déconstruite, et surtout « allemande » à Holocaust : les épisodes de la série, sous-titrée « une chronique

allemande » s’ouvrent d’ailleurs ironiquement sur une stèle portant la mention Made in Germany. Heimat se revendique comme un contrepoids à Holocaust, dont l’objectif est de « ramener » l’histoire des Allemands en Allemagne, en réponse au détournement

hollywoodien558. Les films historiques du Jeune cinéma allemand s’opposent alors à l’authenticité revendiquée des productions hollywoodiennes, c’est à dire à l’encontre de la représentation du nazisme comme phénomène sémiotique évoquée par Kaes. La question de savoir quel cinéma national est légitime pour représenter la Shoah s’inscrit dès lors au sein des mécanismes standardisés de l’industrie culturelle.

Parallèlement, nous l’avons évoqué, Fassbinder, mais aussi Schlöndorff, s’intéressent à ses motifs historiques, et réalisent deux des plus grands succès internationaux du Jeune cinéma allemand à l’étranger : Le mariage de Maria Braun et Le tambour. L’intérêt de ces réalisateurs pour le traitement du passé nazi apparaît contradictoire, à la fois personnel et conformiste. Il découle d’une part d’un attachement personnel pour ces motifs et leur

555

Cf Margrit FRÖLICH, Hanno LOEWY, Heinz STEINERT (dir.), Lachen über Hitler – Auschwitz-Gelächter?

: Filmkömodie, Satire und Holocaust, Edition Text + Kritik, Munich, 2003, p. 186

556 Anton KAES, Deutschlandbilder, op.cit, p. 42

557 Heimat 1 (Heimat – Eine deutsche Chronik) – 1984 – Edgar Reitz – Chronique familiale et historique 558

potentiel de dépassement critique du passé [Vergangenheitsbewältigung], et résulte d’autre part du contrecoup de l’intérêt international pour ces « images venues d’Allemagne » mettant en scène l’histoire récente : « Ensemble, ces deux films ont donné au [Jeune] cinéma

allemand ses lettres de noblesse internationales, tout en mettant en évidence que le seul genre dont ce cinéma laisserait un souvenir durable, c’était le film historique, tout spécialement quand il prenait à bras le corps, de manière critique, la question de l’héritage du passé nazi dans la période d’après-guerre »559

. Les affinités électives entre production et exportation du cinéma allemand, encadrées par des logiques d’industrie culturelle qui placent notamment en concurrence l’industrie hollywoodienne et le Jeune cinéma allemand, se catalysent ainsi peu à peu autour de ces films à la fois exigeants et historiques. Ces films, selon Prinzler, opèrent alors une synthèse entre « art, glamour et commerce » leur permettant d’acquérir un statut de

« figures de proue »560 du cinéma allemand non seulement au niveau de leur valeur

commerciale, mais aussi à l’étranger, en tant que représentant d’un cinéma allemand se confrontant de façon critique à son passé. Le « problème historique » souligné par Bellan devient progressivement la clef pour l’exportation du cinéma allemand à l’international : Kaes, à la suite de Jauss, évoque un « horizon d’attente international » quant au traitement du nazisme par le cinéma allemand. Cet horizon d’attente peut alors se décliner, même subrepticement, en un sentiment « d’obligation » et « d’injonction »561 du côté des

protagonistes de la branche cinématographique.

Elsaesser souligne ainsi que l’acquisition du statut de « cinéaste d’Allemagne » emblématique par Fassbinder l’incite directement et indirectement à thématiser de plus en plus de motifs ayant traits à l’histoire récente du pays afin de correspondre a posteriori à l’image que l’international développer de ce statut représentatif. Il est d’une part concerné par ses motifs, qui l’interpellent dans son travail cinématographique, et d’autre part encouragé par les professionnels de la branche cinématographique allemande à déployer des thématiques historiques afin de produire un cinéma « exportable ». Le triptyque du Mariage de Maria

Braun (1979), de Lola, une femme allemande (1981)562 et du Secret de Veronika Voss

(1982)563 est ainsi rebaptisé, après le succès du premier film, la « trilogie RFA ». Fassbinder

indique ici sa volonté, pour reprendre ses propos, de dresser un « portrait d’ensemble de la

République fédérale. [Ces histoires] aident à comprendre cette étrange entité – avec ses

559 Thomas ELSAESSER, R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, op cit., p. 159 560

Wolfgang JACOBSEN, Anton KAES, Hans Helmut PRINZLER (dir.), Geschichte des deutschen Films, op

cit., p. 347

561 Anton KAES, Deutschlandbilder, op.cit, p. 41

562 Lola, une femme allemand (Lola) – 1981 – Rainer Werner Fassbinder – Drame 563

dangers et ses menaces »564. L’intitulé du triptyque cependant répond également à l’injonction de son producteur, Märthesheimer, de consolider la réputation internationale de Fassbinder en mettant l’accent sur la thématique « allemande », c’est-à-dire ici historique565

.

Ces mécanismes, nous le verrons, conditionnent également, mais selon des modalités renouvelées, la production et l’exportation du cinéma contemporain. D’autre part les controverses morales, qui se transposent dans les années 1970 en Allemagne au sein de l’antagonisme entre cinéma populaire et cinéma critique, traversent également la production du Nouveau cinéma allemand. L’interrogation autour de la popularisation du totalitarisme – qu’il soit nazi ou bien communiste – comme motif filmique, et les controverses morales qui l’accompagnent, dans les années 1970 comme aujourd’hui, constituent une des lignes de force principales du paysage cinématographique allemand. Les modalités de ce questionnement sont notamment redéfinies par la réunification et le changement générationnel, qui modifient les modalités de mise en mémoire du passé par le cinéma et les termes de l’aporie de l’esthétisation de la Shoah.

II.1.2.2) Paradoxes et oubli du cinéma de la RDA en tant que représentant

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