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1.2.3) L’antagonisme entre cinéma d’auteur et cinéma commercial comme « double blind »

L’horizon du troisième âge d’or

Chapitre 1 La production allemande au début des années 1990 : crise cinématographique et quête de représentativité culturelle

II. 1.2.3) L’antagonisme entre cinéma d’auteur et cinéma commercial comme « double blind »

La période des années 1960 et 1970 se caractérise ainsi par une scission marquée entre d’une part un cinéma commercial populaire auprès du public allemand, et d’autre part un cinéma d’auteur représentatif de l’Allemagne sur la scène internationale. L’après-guerre, jusque dans les années 1980, se caractérise non pas par l’absence de cinéma populaire, mais par l’absence d’une cinématographie populaire consensuelle, valorisée en Allemagne comme à l’étranger. Cette carence entraîne une dissociation entre la catégorie de cinéma populaire d’une part et celle de cinéma représentatif de l’Allemagne d’autre part, ce qu’Elsaesser évoque comme un « double-blind historique », un antagoniste représentatif caractéristique du paysage cinématographique allemand de l’après-guerre marqué par l’ombre nationaliste du cinéma nazi :

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« Il semble donc recommandé de distinguer entre, d’une part, les films dans lesquels les Allemands de l’Ouest pouvaient se reconnaître – le cinéma de genre et les grandes affiches des années 50 et 60 – et, d’autre part, le film d’auteur qui était perçu de l’étranger, par les critiques et le public, comme « représentant » le cinéma allemand […] on pouvait parler d’un double blind historique : le cinéma commercial, bien accueilli par un public de masse, était méprisé par les critiques […] toute résurgence d’un cinéma de genre était perçue comme un retour au nationalisme, toute émergence d’une vedette populaire comme l’expression de

velléités “réactionnaires”» 534

.

C’est cette tension, nous le verrons, qui s’estompe avec l’avènement du Nouveau cinéma allemand après la réunification, dont la popularisation semble s’opérer selon des modalités plus consensuelles, notamment en ce qui concerne la mise en image de l’histoire. Le contexte socio-historique de la production influence ainsi la réactivation de catégorisations filmiques antagonistes, en accentuant leurs caractéristiques intrinsèques et leurs lignes de division.

L’opérationnalité de l’opposition entre cinéma commercial et cinéma élitiste, jusque dans les années 1990, et le caractère problématique de la catégorie de cinéma populaire, peut ainsi être attribuée au discrédit jeté sur cette catégorie même de « cinéma populaire » par la propagande national-socialiste.

Le Jeune cinéma allemand, dont les fondements sont énoncés dans le manifeste d’Oberhausen en 1962 se constitue en effet ouvertement contre le « cinéma de papa », le cinéma populaire d’après-guerre accusé de reproduire les formes conservatrices, réactionnaires et xénophobes du cinéma nazi. Ce dernier instaure ainsi un lien presque naturalisé entre cinéma populaire et cinéma nationaliste, déconsidérant dans le même mouvement à la fois le cinéma « allemand » – appréhendé sous la forme négative du patriotisme haineux – et le cinéma « populaire ». Kaes évoque ainsi, dans son analyse de cette période cinématographique, que l’héritage du cinéma national-socialiste consiste en une

« méfiance instinctive envers les images et les sons traitant de l’Allemagne »535. Kreimeier, dans son histoire de l’Ufa, expose également une rhétorique de la « corruption » du cinéma allemand par le nazisme, désormais marqué par une appréhension en termes de « soupçon » et de « déterritorialisation »536. Les propos des protagonistes du Jeune cinéma allemand semblent alors témoigner de ce sentiment « d’errance » et de « génération sans père »,

534 Thomas ELSAESSER, R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, op cit., p. 21 535 Anton KAES, Deutschlandbilder, op cit., p. 16

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« orpheline », pour reprendre les termes de Wim Wenders537. Le Jeune cinéma allemand se définit ainsi lui-même originellement comme un « outsider »538, en dehors de la sphère

cinématographique conventionnelle, et cette surreprésentation de la figure de l’outsider accentue l’antagonisme du paysage cinématographique des années 1970. Il traduit également la volonté des protagonistes du cinéma d’auteur de se confronter à la notion même de « cinéma allemand », comme l’explicitent notamment les propos tenus par les réalisateurs du film collectif L’Allemagne en automne à la sortie de celui-ci en 1977 : « Nous voulons nous

consacrer aux images de notre pays »539.

Les films d’auteur critiques, engagés, indépendants et personnalisés [Autorenfilme], s’opposent alors aux films de terroir [Heimatfilme], conformistes, apolitiques, commerciaux et impersonnels qui présentent une image aseptisée de la « patrie » [Heimat]. Le cinéma d’auteur, bien que reconnu à l’étranger, ne se reconnait pas, et n’est pas reconnu, comme un cinéma populaire et grand public, notamment parce que le manifeste d’Oberhausen se présente également comme un manifeste engagé politiquement, et se positionne alors délibérément contre les aspects jugés néfastes de cette catégorie cinématographique. La posture du Jeune cinéma allemand s’apparente alors à une prise de position militante, dans la mesure où il s’agit, à la suite d’Alexander Kluge, de considérer le cinéma comme un instrument d’instauration d’une expérience spectatorielle critique, élément clef d’un « contre-

espace public éclairé »540. Elsaesser précise ainsi que si Fassbinder est un des seuls cinéastes du Jeune cinéma allemand à avoir connu un succès plus consensuel, à la fois publique et critique, allemand et international, c’est avant tout parce qu’il entretenait un rapport plus positif que les autres réalisateurs aux catégories mêmes de grand public et de populaire541. Cette revalorisation du populaire l’incite notamment à adopter certains codes des films de genres hollywoodiens, tout en les détournant : en ce sens Le mariage de Maria Braun et Lili

Marleen peuvent par exemple être considérés comme des divertissements de qualité, des

entre-deux favorisant la popularité plus consensuelle de son réalisateur, réduisant ainsi le double-blind historique de cette période.

537 Wim Wenders cité par Inga SCHARF, Nation and Identity in the new German Cinema, op cit., p. 33 538 Ibid, p. 35

539 Déclaration de presse collective citée par Anton KAES, Deutschlandbilder, op cit., p. 34 [Traduction

effectuée directement depuis le texte en allemand]

540 Interview Alexander KLUGE, « On New German Cinema, Art, Enlightenment, and the Public Sphere : An

Interview with Alexander Kluge », op cit., p. 40 : « Je suis en mesure d’influencer un média de masse seulement

par le biais d’un contre - média de masse. Et un espace public entier par le biais d’un contre-espace public. »

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La structuration de la branche productive de l’après-guerre, jusqu’à la réunification, est alors marquée par ce double discrédit qui participe d’un cloisonnement marqué, voire revendiqué, entre cinéma populaire et cinéma auteuriste. Le critique de films américains Andrew Sarris attribue alors, dans les années 1970, le « problème fondamental du cinéma

(ouest) allemand » à l’absence de « voie médiane entre le mandarinat et le public de masse, entre les festivals et le cinéma de tout le monde »542. Le discrédit du cinéma populaire dans les années 1970 s’inscrit ainsi dans le cadre du contexte productif et social de l’Allemagne de l’après-guerre l’opprobre concerne avant tout le cinéma commercial jugé conservateur et de mauvaise qualité de cette époque. Alexander Kluge considère ainsi que les années 1950 se caractérise par la disparition de « l’idée même » d’un cinéma artistique, et que le cinéma populaire est discrédité car de mauvaise qualité et idéologiquement discutable : ce double mouvement atteste selon lui de l’impression d’une « mort » du cinéma des années 1950543

. Cette analyse semble alors rejoindre le constat de médiocrité et de déliquescence établi par les professionnels de la sphère productive allemand au début des années 1990 : nous verrons cependant que le contexte socio-politique de l’Allemagne réunifiée modifie les termes de ce paradigme filmique, en redéfinissant les termes du dialogue entre cinéma populaire, cinéma d’auteur et cinéma représentatif de l’Allemagne. L’antagonisme du paysage cinématographique allemand dans les années 1970 est en effet alimenté par les débats autour des formes et du traitement filmique du passé nazi, lui-même nourri par un contexte mémoriel spécifique à la Guerre froide. En outre cet antagonisme entre cinéma populaire en Allemagne et cinéma allemand représentatif à l’étranger est accentué par la partition des deux Allemagnes, qui replacent ces enjeux de représentativité au cœur d’une configuration socio- politique duale. La réunification, parce qu’elle correspond à une période de réexamen de ces deux éléments, constitue en ce sens une opportunité historique pour l’évolution de ce paradigme antagoniste.

542 Andrew Sarris cité par Thomas ELSAESSER, R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, op cit., p. 66 543 Interview Alexander KLUGE « On New German Cinema, Art, Enlightenment, and the Public Sphere : An

Interview with Alexander Kluge », op cit., p. 24 : « Pour ceux qui atteignirent l’âge adulte en Allemagne dans

les années 1950, l’idée que le cinéma puisse être un véhicule d’expression artistique ou d’émancipation sociale [social enlightenment] aurait paru absurde. A la fin de la guerre les Alliés, impatient de rééduquer leurs anciens ennemis, démantelèrent l’industrie centralisée du cinéma allemand, tandis que de puissantes compagnies de production et de distribution américaines – qui souhaitaient sécuriser un nouveau marché pour leurs produits – les y incitaient fortement. » [Traduction effectuée directement depuis le texte anglais].

II.1.3) Cinéma et Guerre froide : lignes de fracture politiques, sociales

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