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1.1.3) La défection des publics : enjeux d’acceptation et de popularisation

L’horizon du troisième âge d’or

Chapitre 1 La production allemande au début des années 1990 : crise cinématographique et quête de représentativité culturelle

II. 1.1.3) La défection des publics : enjeux d’acceptation et de popularisation

La désaffection du public pour les réalisations locales, en dehors de quelques grand succès commerciaux, est alors interprétée comme une indifférence signifiant l’échec du cinéma allemand à établir une connexion avec « son » public. Le cinéma allemand, à la chute du Mur, ne semble plus remplir sa fonction de médium de masse au sens kracauerien du terme, car l’appauvrissement de ses formes et de ses thématiques se traduit au niveau de sa réception par une désubstantialisation de la notion même de « spectateur », qui « représente

une catégorie problématique »497. Le cinéma allemand, en raison de cette séparation avec la

494 Eichinger cité par Wolfgang JACOBSEN, Anton KAES, Hans Helmut PRINZLER (dir.), Geschichte des

deutschen Films, op cit., p. 326 [Interview accordée au Tagespiegel en date du 14/06/2002] [Traduction

effectuée directement depuis le texte en allemand]

495 Serge LAMOUREUX, « Cinéma allemand : le retour d’un cinéma errant » in Ciné-Bulles, ,

Volume 22, numéro 1, Cinémas parallèles du Québec, Montréal, hiver 2004, pp. 6-11, p.7

496 Ibid, p.7 497

sphère spectatorielle, est questionné dans son essence cinématographique en elle-même, comme forme économique mais aussi culturelle. En 1997 Bernard Eisenschitz évoque ainsi encore une « quasi-disparition de la production allemande »498.

Cette analyse en termes de déliquescence délétère, voire en termes de « mort » du cinéma allemand rejoint alors celle de Laurens Straub, mais également celle du critique et historien de cinéma Jean-Michel Frodon, qui évoque un « désert cinématographique, une

période durant laquelle paraît se perdre jusqu’au sens même du mot “Kino” [Cinéma]»499. Duvvuri expose aussi cette crainte d’une disparition du cinéma allemand comme médium de communication de masse au début des années 90 : « À cette époque, il y eu des discussions

internes à la branche pour savoir si le film allemand pouvait encore être considéré comme un média de masse. La fiction de cinéma se vit contester sa fonction de média de masse »500. La branche cinématographique, mais aussi les acteurs des politiques publiques, s’accordent en effet généralement, au début des années 1990, pour évoquer la nécessité de repenser le cinéma allemand à la fois comme forme économique viable et comme forme culturelle médiale. Peter Glotz, membre du SPD et économiste des médias, souligne notamment en 1992 que « le

cinéma allemand comme forme économique est morte », et que la mort de cette forme

économique signifie la mort de sa forme culturelle, puisque « la communication ne pénètre

alors pas dans la tête des gens »501. Ce constat, au-delà des divergences d’orientation politique entre le SPD et la CDU au pouvoir, semble largement partagé au début des années 1990 par les producteurs et réalisateurs, à l’exemple de Bernd Eichinger. Les professionnels de la branche s’accordent ainsi autour de la nécessité d’augmenter le nombre de films allemands produits afin de déclencher une spirale de diversification positive pour le cinéma allemand.

La revendication d’une revalorisation du cinéma allemand en termes de médium de masse s’inscrit ainsi ici dans une logique élargie de représentativité culturelle : la disparition du cinéma allemand des écrans signifie sa disparition des imaginaires sociaux, en Allemagne comme à l’étranger. La crise réceptive interne se double en effet d’une crise réceptive externe, attribué au caractère neutre et incolore du cinéma de consensus des années comédies. Dans les années 1980 et 1990, la visibilité du cinéma allemand au sein de l’espace public international

498 Bernard EISENSCHITZ, « Cinéma » in Au jardin des malentendus, le commerce franco-allemand des idées,

Actes Sud, Arles, 1997, pp. 591-599, p. 597

499 Jean-Michel FRODON, La projection nationale, Editions Odile Jacob, Paris, 1998, p. 164 et 167

500 Stefan DUVVURI, Öffentliche Filmförderung in Deutschland, op cit., p. 68 [Traduction effectuée

directement depuis le texte en allemand].

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s’amenuise en effet, tant au niveau de sa présence au sein des sphères festivalières expertes qu’au niveau de sa présence en salles – à l’exception, nous l’avons évoqué, du succès public et critique des Ailes du désir de Wim Wenders en 1987, qui rassemble 1 100 000 spectateurs en salle en France502 et obtient le prix de la mise en scène au festival de Cannes. Le nombre de films allemands diffusés en France s’amenuise : seuls 4 films en 1992, 5 en 1994 et 6 en 1996503. Comparativement, ces chiffres – pour les mêmes années – s’élèvent pour le cinéma anglais à 12, 15 et 21. Bernard Eisenschitz note alors que cette absence de visibilité du cinéma allemand sur les écrans internationaux laisse la place aux séries policières populaires, principalement Tatort504 et Derrick505, qui « donnent […] l’image du pays dans le monde »506.

Pierre Gras, quant à lui, analyse cette faible présence du cinéma allemand à l’international par l’ancrage au sein des visions du monde des distributeurs et des spectateurs de sa « mauvaise réputation », « tenue pour acquise »507. La faible renommée du cinéma allemand à l’étranger contraste alors avec la réception antérieure du cinéma d’auteur ouest- allemand des années 1970 : sa reconnaissance par les cercles d’experts s’accompagne en effet du succès en salle de certaines de ses réalisations. Lili Marleen (1982) de Fassbinder et Le

Tambour (1979) de Schlöndorff rassemblent respectivement un million et deux millions de

spectateurs dans les salles françaises508. Ce retentissement public décloisonne ainsi ce cinéma d’auteur des sphères auteuristes et spécialisées, lui permettant d’acquérir à la fois une popularité spectatorielle et un statut de représentant culturel allemand à l’étranger. La valorisation internationale de cette cinématographie permet ainsi d’évoquer, dans les années 1970, l’existence d’un cinéma emblématique de l’Allemagne, associé à son pays d’origine, contrairement au cinéma de consensus des années 1990, dont la popularité ne dépasse pas le cadre allemand.

La crise réceptive interne et externe se déploie alors en crise de représentativité, accentuant l’analyse en termes de déliquescence du cinéma allemand. L’absence de

502 Source : jp’s box-office, site Internet répertoriant les statistiques du cinéma. Chiffres disponibles en ligne :

http://www.jpbox-office.com/index.php

503

Statistiques du CNC « Distribution » - Disponibles au sein de la rubrique « statistiques » du site du CNC : http://www.cnc.fr/

504 Tatort (littéralement « le lieu du crime ») est produite conjointement par l’ARD (chaîne allemande) et l’ORF

(chaîne autrichienne) depuis 1970. La série s’attache à la résolution d’enquêtes criminelles. Elle ne fait pas intervenir systématiquement les mêmes enquêteurs, ce qui fait sa particularité.

505 Inspecteur Derrick (Derrick) est coproduit par la chaîne allemand ZDF, la chaine autrichienne ORF et la

chaîne suisse SRG de 1974 à 1998. Chaque épisode de la série s’attache à résoudre un crime, principalement par le biais d’une étude psychologique de l’entourage de la victime.

506

Bernart EISENSCHITZ, Le cinéma allemand, op cit., p. 120 / Bernard EISENSCHITZ, « Cinéma », op cit., p. 597 : « L’échange culturel le plus consistant passe désormais par le succès de séries policières télévisées

comme Derrick ou Tatort »

507 Pierre GRAS, Good bye Fassbinder !, op cit. p. 11 508

reconnaissance internationale empêche le cinéma allemand, précisément, d’acquérir un statut spécifiquement « allemand », puisque cette définition en termes de germanité filmique se construit également par le biais des différenciations nationales établies lors de l’exportation : celle-ci, par le biais même de ses logiques de singularisation, constitue en effet un élément essentiel de la caractérisation a posteriori d’une production filmique. Elle correspond à une autre échelle d’existence et de concrétisation de ces productions, puisqu’elle les place précisément au sein d’un marché internationalisé, en présence d’autres cinématographies nationales regroupées par leur pays d’origine. La différenciation germanique, et la dénomination « allemande » d’une cinématographie s’apparente alors à une construction relative, élaborée par le mouvement même de l’exportation.

La crise réceptive externe, au tournant des années 1990, accentue ainsi pour les professionnels de la branche une analyse en termes de délitement et de perte de sens de la catégorie même de « cinéma allemand ». La re-sémantisation de cette catégorie questionne ainsi les modalités de sa visibilité à l’étranger. Le décalage entre la médiocrité perçue du cinéma du consensus du tournant [Wende] et les deux âges d’or du cinéma allemand repose alors principalement sur la capacité d’exportation de ces derniers à l’international, et sur leur désignation rétroactive en tant que représentants de l’Allemagne à l’étranger. L’examen des dynamiques ayant présidé à cette acquisition permet alors de mieux saisir les mécanismes productifs contemporains sous l’angle de cette représentativité allemande.

Il s’agit désormais de présenter les dynamiques représentatives des deux âges d’or selon un double objectif : d’une part saisir les enjeux génériques de la catégorisation d’une filmographie comme typiquement « allemande », d’autre part questionner cette catégorisation sous l’angle de son rapport à la sphère politique et à l’État fédéral.

La représentativité diachronique du cinéma allemand sera ainsi analysée selon les deux significations sémantiques de la notion de « représentant » dégagé par Elsaesser dans son étude de la figure de Fassbinder comme porte-parole de l’Allemagne, « cinéaste

d’Allemagne » : être le représentant de quelqu’un signifie à la fois « parler au nom de quelqu’un » et « donner une image reconnaissable de quelqu’un »509

. Il s’agit ici de

questionner cette définition à un double niveau : comment une mouvance cinématographique devient-elle représentative du cinéma allemand d’une part, et de l’Allemagne d’autre part ?

509

II.1.2) Le spectre des deux âges d’or : rouages et catégories de la

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