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4.3) Hypothèse de réception : l’expérience filmique du cinéma allemand contemporain comme catalyseur d’une image de l’Autre

Chapitre 3 : Problématique le Nouveau cinéma allemand, reflet et catalyseur d’une nouvelle image de l’Allemagne en France ?

I. 4.3) Hypothèse de réception : l’expérience filmique du cinéma allemand contemporain comme catalyseur d’une image de l’Autre

renouvelée

La présence élargie du Nouveau cinéma allemand en France conditionnerait une augmentation des potentialités de découverte de l’Autre par le biais de son cinéma, et une évolution possible des visions du monde subjectives par rapport à l’Allemagne. Le Nouveau cinéma allemand serait ainsi un moyen privilégié de « faire entrer » l’Allemagne dans notre monde-de-la-vie, notre Lebenswelt quotidien. Les spectateurs appréhenderaient ainsi ce cinéma comme un « ambassadeur » de l’Allemagne.

Plus particulièrement, le cinéma favoriserait une concrétisation du phénomène abstrait de la germanité ainsi qu’une remise en question et une redynamisation des clichés et des stéréotypes traditionnellement associés à l’Allemagne. L’expérience cinématographique, par le biais des propriétés de matérialisation du médium-film dévoilées par Kracauer, permettrait d’appréhender et de construire une image de la germanité comme Autre désormais tangible. En ce sens elle constituerait un outil privilégié pour le passage d’une modalité théorique, potentielle de la germanité à une modalité empirique et effective de celle-ci.

Cette hypothèse questionne ainsi la place de la germanité au sein des instances plus générales de l’altérité, et interroge les modalités perceptives de la dialectique entre particulier et universel : à quels moment le cinéma allemand est-il rattaché à sa germanité, et à quels moments renvoient-il, a contrario, à des phénomènes appréhendés, au sein des visions du monde, comme universels ?

Le biais historique, évoqué au niveau des hypothèses de production et de diffusion, doit, dans cette optique, être désormais analysé au niveau de la sphère de réception individuelle : la visibilité renforcée de ces thématiques historiques, si elle renforce d’une part les analyses des spectateurs en termes « d’obsession historique », pourrait également favoriser une perception de l’Allemagne comme société mémorielle par excellence. La réunification, en ce sens, serait perçue comme la base de nouvelles modalités du travail de mémoire en Allemagne, qui se répercuterait au sein de l’imaginaire cinématographique pour offrir au spectateur français l’image d’une Allemagne certes toujours accolée à son passé, mais démontrant un courage décomplexé lui permettant d’aborder ces thématiques historiques sans tabou.

La réunification serait ainsi une rupture historique marquante qui rend l’Autre digne de connaissance, car le spectateur français, par le biais du Nouveau cinéma allemand, peut

être amené à s’intéresser émotionnellement et cognitivement non plus seulement à la période du nazisme, mais aussi à la période de la partition et de ses conséquences psychologiques en Allemagne.

La forme plus accessible et grand public du Nouveau cinéma allemand favoriserait ainsi une approche plus émotionnelle des expériences historiques allemandes et, in fine, un rapprochement de ces dernières. Comme l’expose Anne-Marie Thiesse, les guerres ont, de tout temps, été un moteur pour la perception de l’Autre, un point d’approche « facile »423

de son altérité, un lieu commun culturel aisément mobilisable. Son rôle dans la constitution d’une image de l’Autre n’est cependant aujourd’hui plus la même : nous supposons en effet que la réunification a permis de réactiver la dichotomie classique entre « bon » et « mauvais » Allemand424 selon des modalités nouvelles.

Ainsi, le Nouveau cinéma allemand renforcerait une « obsession historique » allemande, ainsi que l’obsession française elle-même pour le passé allemand. La visibilité moindre des thématiques contemporaines du Nouveau cinéma allemand, notamment conditionnée par les mécanismes tautologiques de l’exportation industrielle, bloquerait la perception objective de la société allemande actuelle. Le renouvellement des visions du monde individuelles semble s’effectuer principalement sur la base du biais historique évoqué ci-dessous, qui constitue alors un phénomène sociologique à interroger en tant que tel.

Car, in fine, ce qui est interrogé ici n’est pas la « vérité » de l’Allemagne, mais la vraisemblance de l’image produite objectivement et subjectivement par le biais du médium- film, et élaborée par les médiations de l’industrie culturelle et le contrat cinématographique établi entre le Nouveau cinéma allemand et l’espace public français. L’image de l’Allemagne deviendrait ainsi davantage une « méta-image », une réflexion autour de cette image et du degré de vraisemblance des clichés traditionnellement associés à la germanité. Cette image à la fois intuitive et réflexive, découpée selon le double temps de la réception et la double conscience spectatorielle, serait ainsi également une image relationnelle. En ce sens, elle devra être interrogée par rapport au sens que les individus assignent aux ensembles surplombants au sein desquels l’Allemagne s’insère : l’espace mondial d’une part – l’image

423 Anne-Marie THIESSE, « A la première personne du collectif : le récit d’histoire nationale », op.cit

424 Cf Stéphanie KRAPOTH, France-Allemagne, Du duel au duo, de Napoléon à nos jours, op cit. L’auteur

répertorie les différentes occurrences de cette dichotomie, qui évolue en fonction du contexte socio-historique et des relations franco-allemandes. L’échelle entre « duo » et « duel » est ainsi variable, toujours présente en filigrane depuis les guerres napoléoniennes : « Depuis 1815 et pendant une bonne partie du XXème siècle,

Français et Allemands ont cultivé le mythe de leur contraste complémentaire ou de leur antagonisme incompatible, selon le contexte. » (p. 15)

du cinéma allemand et de l’Allemagne serait notamment médiée par la perception de la mondialisation – et l’espace européen d’autre part. Les discours autour de l’Allemagne s’inscrivent dans le contexte de la construction de l’Europe politique et économique, et questionnent entre autres la rhétorique d’une Allemagne hégémonique au sein de cette construction. L’Allemagne s’insère également au sein d’un espace spécifiquement franco- allemand – traversé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par l’affirmation politique d’une coopération et d’une « amitié » renforcée425

. Ainsi ces trois espaces agiraient en filigrane dans la constitution de l’image de l’Allemagne.

L’image de l’Allemagne façonnée par le cinéma allemand et ses propriétés de matérialisation au sein des visions du monde individuelles sera ainsi confrontée ici aux autres sphères d’expérience de l’Allemagne comme entité signifiante. Il s’agira notamment de détecter les pans de la germanité que l’expérience spectatorielle met en exergue, et parallèlement les pans de la germanité qu’elle laisse de côté et qu’elle minore.

L’expérimentation de ces hypothèses et l’analyse de notre objet d’étude appelaient ainsi la mise en place de terrains empiriques complémentaires destinés à compléter les deux pans de notre état de la recherche : d’une part une enquête à Berlin pour analyser et questionner la production du Nouveau cinéma allemand, d’autre part un terrain à Paris portant sur les visions du monde des spectateurs de cinéma.

Nous présentons désormais ici, au terme de notre exploration du cinéma allemand contemporain comme objet d’étude sociologique, l’élaboration et la mise en œuvre de ces terrains empiriques complémentaires.

425 Le traité de l’Elysée, signé en 1963 entre la France et l’Allemagne par le biais de Charles de Gaulle et Konrad

Adenauer, est le seul traité diplomatique mentionnant une volonté politique « d’amitié » entre deux peuples. Il se présente en effet comme un traité de coopération agissant en vue de « renforcer la compréhension mutuelle » entre ces derniers. Il s’appuie notamment sur une politique de rapprochement active en matière d’éducation, qui aboutit à la création d’instances destinées à améliorer les échanges interpersonnels - notamment l’Office Franco- Allemand de la Jeunesse et les jumelages entre communes.

Chapitre 5 – Méthodes : Terrains, séjour de recherche et corpus

complémentaire

Une question commune, relative à notre problématique, sous-tend ainsi la mise en place de ces deux terrains : quel est le sens subjectif que les acteurs attribuent à la notion de « Nouveau cinéma allemand »? En quoi le cinéma allemand contemporain est-il pour ces acteurs d’une part « nouveau », d’autre part « allemand » ?

1) Le terrain allemand, effectué à Berlin auprès des principales institutions de production, de diffusion et d’exportation du cinéma allemand interroge le sens accordé par ces protagonistes à l’élaboration de ce cinéma : Y-a-t-il en Allemagne une volonté de produire un cinéma spécifiquement allemand, représentatif de l’Allemagne [Kulturträger], ou bien la filmographie contemporaine est-elle appréhendée comme une production industrielle neutre par rapport à son contexte de production ?

2) Le terrain parisien quant à lui, questionne le passage de ce cinéma en France du point de vue de l’individu-sujet : le discours autour d’un Nouveau cinéma allemand lié à la nouvelle république de Berlin fait-il sens pour les enquêtés ? Quelle est leur appréhension du cinéma et à quoi correspond, pour eux, un « film allemand » ?

Nos deux recherches empiriques se situent dans la lignée de la sociologie compréhensive wébérienne, qui s’attache à déterminer la signification que les acteurs attachent subjectivement à leurs pratiques : « Nous appelons sociologie […] une science qui

se propose de comprendre par interprétation […] l’activité sociale qui désigne […] un comportement humain quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif »426. Il s’agit de saisir non seulement les pratiques des acteurs, mais aussi leur propre compréhension de ces pratiques, la signification subjective rattachées à leurs actions et à leurs visions du monde. Le Nouveau cinéma allemand devient ici à la fois objet de discours et de pratiques, tant au niveau de sa production que de sa réception.

Afin de questionner cette production de sens, la méthode empirique adoptée pour nos deux terrains est l’entretien semi-directif. Ce type d’entretien est corrélé à l’approche

426

compréhensive wébérienne dans la mesure où il s’attache au sens que les enquêtés eux-mêmes attachent à leurs raisons d’agir : « L’entretien […] fait appel au point de vue de l’acteur et

donne à son expérience vécue, à sa logique, à sa rationalité, une place de premier plan »427. L’enquêté est amené à présenter ses expériences, à les décrire, mais également et avant tout à les formuler, à les appréhender précisément comme faits de discours : « La valeur heuristique

de l’entretien tient donc à ce qu’il saisit la représentation articulée à son contexte expérientiel et l’inscrit dans un réseau de signification. Il ne s’agit pas alors seulement de faire décrire, mais de faire parler sur »428.

L’enquêteur élabore à l’avance un guide d’entretien comportant plusieurs thématiques, mais les questions posées sont ouvertes et l’enquêté y répond librement. L’enquêteur oriente cependant l’entretien en interagissant constamment avec l’enquêté, en sollicitant des précisions plus approfondies par rapport à certaines déclarations – d’où la dénomination « semi-directive ». La grille d’entretien se présente alors comme un guide thématique souple, reformulant les questions de recherche selon une structure flexible : « La grille des questions

est un guide très souple dans le cadre de l’entretien compréhensif. […] C’est un simple guide, pour faire parler les informateurs autour du sujet, l’idéal étant de déclencher une dynamique de conversation plus riche que la simple réponse aux questions, tout en restant dans le thème »429.

L’enquêté, qui explicite peu à peu ses visions du monde et ses raisons d’agir, y accède souvent au cours même de l’entretien. Il dévoile une partie de ses représentations sociales qui étaient parfois inconscientes. L’entretien se présente en ce sens comme une introspection, un retour sur soi. Il dévoile ainsi les allants-de-soi typifiés des visions du monde tout en les soumettant à une appréciation réflexive des individus : « Explicitant ce qui n’était encore

qu’implicite, s’expliquant sur ce qui jusqu’ici allait de soi, extériorisant ce qui était intériorisé, l’interviewé passe de l’insu au dit »430

. Bourdieu, cité par Kaufmann, qualifie ce

« travail d’explicitation » de « gratifiant et douloureux à la fois » pour l’enquêté. La situation

d’entretien suscite alors un « bonheur d’expression » que Kaufmann reformule en « bonheur

d’avoir à dire, de pouvoir dire, et de dire bien, qui pousse à dire toujours plus »431

. Nous détaillerons ci-dessous les spécificités du caractère introspectif et réflexif de l’entretien semi- directif dans le cadre de l’explicitation de pratiques culturelles.

427

Alain BLANCHET et Anne GOTMAN, L’entretien, Armand Colin, Paris, 2010, p. 20

428 Ibid, p. 25

429 Jean-Claude KAUFMANN, L’entretien compréhensif, op cit., p. 44 430 Alain BLANCHET et Anne GOTMAN, L’entretien, op cit., p. 26 431

Schütz indique notamment que l’activité réflexive de l’enquêté explicitant sa vie quotidienne le désigne comme un « spécialiste des sciences sociales »432. L’enquêté se présente alors comme un sujet « exo-auto-référent » au sens de Morin : exo-référent dans la mesure où le sujet réfère ses propos aux « objets considérés », en dehors de lui-même, et auto-référent car le sujet se réclame également de lui-même : « le sujet est en somme l’être

exo-auto-référant qui se met au centre de son monde. Etre sujet, c’est mettre son Moi au centre de son Monde »433.

Dans le cas de notre enquête, ces entretiens individuels semi-directifs, à Berlin comme à Paris, ont duré entre une heure et demi et deux heures et demi. Leurs enregistrements ont ensuite fait l’objet de retranscriptions complètes. Nous avons également traduit intégralement les entretiens menés à Berlin de l’allemand au français.

Au-delà de la méthode qualitative compréhensive surplombante, la conduite de ces deux types d’entretiens diffère par rapport à la population interrogée et à sa place au sein du dispositif de médiation du Nouveau cinéma allemand. Alors que les entretiens berlinois concernent des experts de la sphère de production, amenés d’une part à présenter le fonctionnement et les protagonistes de cette sphère, d’autre part à expliciter le sens accordé à leurs pratiques professionnelles ; les entretiens parisiens visent un échantillon de spectateurs profanes, sollicités par rapport à leurs pratiques cinématographiques de loisir.

Nous présentons désormais les spécificités propres à chacun de ces terrains, les caractéristiques des individus interrogés ainsi que les limites des enquêtes menées.

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