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De la voix de la raison aux reproches secrets de la raison

A - Malebranche et les reproches secrets de la raison

1) De la voix de la raison aux reproches secrets de la raison

Malebranche explique de façon récurrente que la vérité ou la sagesse divine parle à l’homme au plus profond de sa raison1, reprenant saint Augustin qu’il cite explicitement dans la préface de la Recherche de la vérité :

La sagesse éternelle, dit-il, est le principe de toutes les créatures capables d’intelligence, et cette sagesse demeurant toujours la même, ne cesse jamais de parler à ses créatures dans le plus secret de leur raison, afin qu’elles se tournent vers leur principe2 (…).

Malebranche reprend à Augustin l’idée que la sagesse de Dieu s’adresse aux hommes sous la forme d’une parole qui se fait entendre dans le plus profond d’eux-mêmes, dans ce qu’il appelle « le plus secret de leur raison ». Cette métaphore de la voix pour décrire la façon dont Dieu enseigne la vérité à l’homme est troublante pour le lecteur : elle laisse penser que la vérité se fait entendre et affecte l’homme d’une manière sensible, comme si l’homme avait une connaissance par sentiment de cette même vérité. Cette lecture sensibilisant le rapport de l’homme à Dieu est vite désamorcée si l’on considère la recherche de la vérité dans les sciences : Malebranche affirme clairement que nous ne connaissons les corps que par l’intermédiaire de leur idée présente dans la substance divine, idée que nous percevons dans l’acte métaphysique de la vision en Dieu. La métaphore de la vision, loin de signifier que notre connaissance scientifique des corps serait sensible, fait référence à la théorie médiévale

1 « On a une si étroite liaison avec son corps, et on en dépend si fort, que l’on appréhende avec raison de n’avoir pas toujours bien discerné le bruit confus, dont il remplit l’imagination, d’avec la voix pure de la vérité qui parle à l’esprit », RV, Préface, OC I, p. 16. « Le Maître qui nous enseigne intérieurement veut que nous l’écoutions (…). C’est par la méditation, et par une attention fort exacte, que nous l’interrogeons ; et c’est par une certaine conviction intérieure, et par ces reproches secrets qu’il fait à ceux qui ne s’y rendent pas, qu’il nous répond. (…) Soit donc qu’on lise Aristote, soit qu’on lise Descartes, il ne faut croire d’abord ni Aristote ni Descartes ; mais il faut seulement méditer comme ils ont fait, ou comme ils ont dû faire, avec toute l’attention dont on est capable, et ensuite obéir à la voix de notre Maître commun, et nous soumettre de bonne foi à la conviction intérieure, et à ces mouvements que l’on sent en méditant » ibid., I, III, p. 39.

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de l’intuitio1. Celle-ci désigne le mode spécifique de la connaissance divine et angélique ; elle est un acte purement intellectif et n’a rien d’affectif. Ainsi, en subordonnant la connaissance des corps à la vision en Dieu dès le livre III de la Recherche2, Malebranche exclut toute influence du corps et de la sensibilité dans la recherche de la vérité scientifique. En revanche, la nature du rapport que l’homme entretient avec les vérités morales est moins claire : les commentateurs de Malebranche ont bien souligné qu’il était constitué « d’idées claires et de sentiments intérieurs3 », suivant le texte même du Traité de morale4. Toutefois, il nous semble que la complexité du rapport entre lumière et sentiment dans la connaissance de l’Ordre n’a pas été suffisamment soulignée5. Elle manifeste pour nous la complexité du rapport de Malebranche au sentiment – dans cette perspective, nous n’analyserons pas pour lui-même le versant rationnel de la connaissance morale chez Malebranche.

Une expression condense la subtilité du rapport entre lumière et sentiment : c’est celle de « reproches secrets de la raison », qui revient souvent sous la plume de l’oratorien dans un contexte moral. Cette expression sera seulement thématisée par Malebranche dans le Traité de

morale, alors même qu’elle apparaît plusieurs fois dans ses écrits antérieurs. Ainsi, dans le

troisième entretien des Conversations chrétiennes, Théodore explique que :

(…) nous sommes tellement libres dans l’amour des biens finis, que nous sentons même les reproches secrets de la raison, lorsque nous nous arrêtons à ces biens ; parce que celui qui nous a faits pour lui, nous parle sans cesse, afin que nous nous tournions vers lui, et que nous ne donnions point de bornes au mouvement d’amour qu’il produit sans cesse en nous, pour nous porter jusqu’à lui6.

Le cas moral d’un mauvais usage de la liberté est répudié par la raison divine s’exprimant dans la raison humaine : les reproches secrets de la raison sont une des expressions de la parole divine en nous. Dans ces lignes, Malebranche choisit la raison plutôt

1 Précisons que la théorie de l’intuition subit des modifications profondes chez Descartes puis chez Malebranche. Chez ce dernier, elle désigne prioritairement la vision béatifique des bienheureux. Sur ce point voir la thèse en cours de David Simonetta.

2 « Ainsi c’est en Dieu, et par leurs idées, que nous voyons les corps avec leurs propriétés ; et c’est pour cela que la connaissance que nous en avons est très parfaite : je veux dire, que l’idée que nous avons de l’étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés, dont l’étendue est capable », RV, III, II, VII, III, OC I, p. 349.

3 F. Alquié, Le cartésianisme de Malebranche, IIIe partie, chapitre VII, B-C ; G. Rodis Lewis, Nicolas

Malebranche, chapitre XI, pp. 255-258.

4 « La connaissance de l’ordre qui est notre loi indispensable, est mêlée d’idées claires et de sentiments intérieurs », TM, I, V, XIX, OC II, p. 469.

5 Ainsi, G. Rodis Lewis, dans son Malebranche, interprète le XIIIe Écl. sur lequel nous reviendrons comme s’il fallait s’en déférer beaucoup à l’expérience, sans souligner que Malebranche insiste alors sur la nécessité d’écouter le Maître intérieur dans le silence de la raison, op. cit., p. 257. Elle se contente de dire que « l’évocation si fréquente sous la plume de Malebranche des « reproches secrets de la raison » marque combien la vivacité et la confusion du sentiment renvoient au moins en droit à la source rationnelle », ibid., p. 258.

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que le cœur comme lieu de la conscience morale. De façon générale, il fait de la raison l’interlocuteur privilégié de la parole divine1, non pas parce que Dieu ne guiderait l’homme que dans sa recherche spéculative et non dans sa pratique, mais parce que la distinction entre une faculté morale et une faculté rationnelle ne semble pas requise dans sa philosophie2. Malebranche identifie la raison, qui doit guider l’homme dans les vérités scientifiques, et la conscience, qui doit le guider dans les vérités morales, dans la mesure où elles sont toutes deux rapportées à une même origine : la raison ou la sagesse divine3. En Dieu lui-même, la sagesse comprend les rapports de grandeur entre les êtres qui forment les vérités spéculatives ainsi que les rapports de perfection qui forment les vérités morales, et dont l’ensemble constitue l’ordre. Sagesse divine et raison humaine sont à la fois spéculatives et pratiques4.

Pourtant, dans le passage cité, Théodore dit que nous connaissons ces reproches divins par le sentiment qu’ils produisent en nous, que nous les « sentons ». Malebranche brouille ainsi les attributions classiques : la faculté de la connaissance par idées qu’est la raison est ici affectée d’un sentiment. Celui-ci doit suffire à convaincre les hommes qu’ils agissent mal « car il est inutile de chercher des preuves abstraites d’une vérité, dont on est convaincu par sentiment intérieur5 ». Dans le troisième entretien des Conversations, les reproches secrets de la raison relèvent donc explicitement du sentiment intérieur : ils éclairent l’homme sur sa conduite en l’absence d’une connaissance claire et distincte de son devoir. Par cette identification, l’oratorien paraît reprendre à son compte la quête cartésienne de l’unité de l’âme en considérant qu’il n’y a pas d’un côté la raison dont les actes seraient toujours clairs et lumineux, et de l’autre la sensibilité qui serait toujours confuse. Il y a plutôt différentes manières pour la raison humaine de recevoir la parole divine : celle qui, dans l’attention,

1 Malebranche se démarque en cela de Pascal. Certes, il arrive à Malebranche de parler du cœur comme dans la préface de la RV, mais cela reste occasionnel : « Les Scythes avaient beau lui faire des reproches sur sa conduite, ils ne parlaient qu’à ses oreilles ; et Dieu ne parlant point à son cœur, ou plutôt Dieu parlant à son cœur, mais lui n’écoutant que les Scythes, qui ne faisaient qu’irriter ses passions, et qui le tenaient hors de lui-même, il n’entendait pas la voix de la vérité, quoiqu’elle l’étonnât, et il ne voyait point sa lumière, quoiqu’elle le pénétrât », RV, OC I, p. 8. Quand il le mentionne, c’est surtout au sens de siège de la volonté : « Ils savent que toute l’application de l’esprit, et tous les mouvements du cœur doivent tendre vers Dieu », TM, I, III, V, OC II, p. 445.

2 Malebranche critique ainsi la conception pascalienne des trois ordres. D’après lui, la culture de l’esprit scientifique et philosophique doit servir à la démonstration des vérités morales et théologiques ; inversement, les systèmes de morale peuvent être réfutés d’après des preuves rationnelles.

3 « La Raison qui éclaire l’homme est le Verbe ou la Sagesse de Dieu même. Car toute créature est un Etre particulier, et la raison qui éclaire l’esprit de l’homme est universelle », TM, I, I, I, p. 424.

4 « Car tous les esprits, contemplant la même substance intelligible, y découvrent nécessairement les mêmes rapports de grandeur, ou les mêmes vérités spéculatives. Ils y découvrent aussi les mêmes vérités de pratique, les mêmes lois, le même ordre, lorsqu’ils voient les rapports de perfection qui font entre les êtres intelligibles que renferme cette même substance du Verbe ; substance qui est l’objet immédiat de toutes nos connaissances »,

Ibid., I, I, VII, p. 427. F. Alquié souligne les difficultés de ce lieu commun de la vérité et de l’ordre et les

problèmes qu’il pose pour une compréhension unifiée de la raison cf. op. cit., III, VII, C.

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déduit des idées claires et distinctes à partir de la saisie des principes par simple vue ; l’autre qui, dans la dissipation liée à l’action, reçoit cette vérité de façon détournée, secrète, dans une forme d’affection1. Il semble pour l’instant que cette forme affective soit cantonnée aux moments où les hommes s’éloignent de l’ordre ; elle ne ferait pas connaître l’ordre positivement.

Si la passivité de cette réception autorise Malebranche à rapporter le reproche secret de la raison à un sentiment intérieur, il le compare néanmoins à une « lumière qui pénètre les plus aveuglés2 ». Cette occurrence du sentiment intérieur tirée des Conversations chrétiennes s’ajoute ainsi à celles que nous avons relevées dans notre première partie, dans lesquelles Malebranche défendait l’évidence et la fiabilité de ce sentiment, plutôt que sa confusion. En l’occurrence, la vérité conférée aux reproches secrets de la raison est liée au fait qu’ils sont causés par Dieu de façon universelle :

Ces reproches ne peuvent venir que de Dieu, que de la cause générale, puisqu’ils se trouvent généralement dans tous les hommes, et que les pécheurs les entendent malgré qu’ils en aient. Et ces reproches sont justes, puisque c’est un Dieu juste qui les fait3.

Certes, dans le cadre de l’occasionnalisme, tout sentiment en l’âme est causé par Dieu ; toutefois, le propre des reproches secrets de la raison est que, s’ils sont produits à l’occasion du mauvais comportement des hommes, ils n’ont que Dieu comme cause – qui n’a pas recours, pour les produire, à des causes instrumentales comme les corps, ce qui est le cas pour les autres sentiments. En cela, ils sont analogues au sentiment intérieur qui apprend aux hommes qu’ils désirent invinciblement être heureux, qui découle de l’impression continuelle vers le bien que Dieu imprime en chacun. Ces deux types de sentiment ont la particularité d’orienter les hommes par rapport à un ordre commun, l’ordre ou la sagesse divine. En cela, ils se démarquent de la diversité des sentiments et des passions qui sont relatifs aux dispositions corporelles de chaque individu et qui rapportent les hommes aux corps plutôt qu’à Dieu.

Dans les œuvres de Malebranche, on trouvera aussi bien l’expression des « reproches secrets de la raison » que celle des « reproches secrets de la conscience » pour désigner à chaque fois cette façon qu’a la raison humaine d’être touchée par Dieu quand elle s’en détourne. Ainsi, dans le premier Éclaircissement, à propos du pécheur qui connaît la règle lui prescrivant de ne se reposer dans aucun bien si ce n’est Dieu lui-même, Malebranche

1 Pour F. Alquié, c’est une distinction « d’une raison éprouvée dans le sentiment et d’une raison spéculativement éclairante », op. cit., p. 321.

2 CC III, p. 1198.

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précise que « S’il ne découvre pas cette règle par la lumière de sa raison, il l’apprend du moins par les reproches secrets de sa conscience1 ». Dans le premier livre de la Recherche, Malebranche lui-même rapproche les reproches de la raison, les reproches de la conscience et les remords : il a, écrit-il, appelé la « voix puissante de l’Auteur de la nature » par les expressions de « reproches de notre raison » ou « remords de notre conscience2 ». À ce stade de l’analyse, les reproches secrets de la raison signalent que le rapport que l’homme entretient avec la sagesse divine est en partie affectif, et se distingue du rapport cognitif qu’il a par ailleurs avec elle lorsque celle-ci lui parle de façon évidente et lumineuse, quand il prend la peine de l’écouter dans une méditation coupée de l’action. Entre la clarté intelligible des idées et l’obscurité des sentiments, ils présentent une voie moyenne de connaissance qui remet en cause l’existence d’une frontière nette entre le cognitif et l’affectif.