• Aucun résultat trouvé

La vacuité du sentiment d’existence dans le Second discours

B - Sentir son individualité dans le monde : Rousseau

1) La vacuité du sentiment d’existence dans le Second discours

Le sentiment d’existence, dans la pensée de Rousseau, n’a pas l’importance que lui ont parfois donnée les commentateurs1. D’un point de vue lexical, l’expression apparaît peu. D’un point de vue conceptuel, son sens n’est pas rigoureusement défini et développé. C’est, nous semble-t-il, par l’intermédiaire des Rêveries que le sentiment d’existence s’est trouvé si fortement attaché dans les esprits à la pensée de Rousseau ; il est vrai qu’elles retracent l’état dans lequel ce sentiment s’est manifesté avec le plus de force à Jean-Jacques, quand, au crépuscule de sa vie, ce sentiment en est venu à se confondre avec une pure jouissance. Le sentiment d’existence y devient synonyme de bonheur pur – nous y reviendrons. Pour l’instant, contentons-nous de remarquer que dans les écrits précédents, ce sentiment n’apparaît pas comme une préoccupation majeure de Rousseau et encore moins comme un sentiment a

priori et fondamental2. À ce titre, il faut distinguer ce qu’en dit Rousseau dans le Second

discours (1755) et dans l’Émile (1762).

Au début du Second discours, Rousseau dépeint l’homme à l’état de nature comme étant doté de ce sentiment : « Son âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir3 ». Le sentiment d’existence, le fait de sentir qu’il est vivant, est le seul sentiment attribué à l’individu, dont l’être est tout entier limité aux besoins et aux sensations physiques4. Non soutenu par l’exercice de la mémoire et de l’imagination, il est restreint au moment présent et se renouvelle ainsi à chaque instant. Il n’atteint donc pas la continuité d’existence de l’homme et ne délivre encore aucune notion d’identité5. En outre, ce sentiment n’a encore rien de moral, non seulement au sens où il ne comprend en aucun cas la conscience des autres individus, mais plus simplement en ce qu’il n’est pas réfléchi ni même, pourrait-on dire dans les mots de Malebranche, intérieur. En effet, le début de la seconde partie marquera clairement l’avant et l’après de l’exercice de la

1 Récemment, François Calori, à la suite de Paul Audi, fait du sentiment d’existence l’auto-affection fondamentale de l’individu en référence auquel seulement les affections ultérieures deviennent des sentiments. Cette interprétation nous semble extrapoler l’importance du sentiment d’existence tel qu’il est donné à l’individu avant le développement effectif de son existence. Voir F. Calori, « Qu’appelez-vous sentiment ? », in

Philosophie de Rousseau, Paris, Classiques Garnier, 2014, pp. 215-232.

2 Ce que soutient Paul Audi, Rousseau, Ethique et passion, Paris, P.U.F., 1997, selon une interprétation phénoménologique transcendantale.

3 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, I, OC III, p. 144.

4 En cela, il renvoie à la conscience d’exister que Buffon a attribuée aux animaux.

5 L’ignorance de son identité est corrélée à l’absence de prévoyance de l’homme sauvage : « il vend le matin son lit de coton, et vient pleurer le soir pour le racheter, faute d’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit prochaine », ibid.

138

réflexion et l’effet de celle-ci sur le sentiment d’existence1 : en éveillant la conscience de soi, elle l’affectera d’une forme d’intériorité.

Dans la première partie du Discours, le sentiment de l’existence est associé à la recherche de la conservation et aux besoins physiques pour cet animal qu’est l’homme « borné d’abord aux pures sensations2 ». L’apparition de difficultés pour se nourrir et les efforts fournis par l’homme pour les surmonter entraînent l’éveil de la perfectibilité : en concurrence avec ses semblables, l’homme commence à percevoir certains rapports – plus petit, plus grand, plus fort, plus faible, et « d’autres idées pareilles, [qui] comparées au besoin, et presque sans y songer, produisirent enfin chez lui quelque sorte de réflexion3 ». Notons au passage que ces prémisses de la réflexion apparaissent sans que l’homme réfléchisse à proprement parler. L’homme dans lequel la conscience de soi n’est pas développée subit l’éveil de ses facultés, comme le sous-entend Rousseau qui précise immédiatement ce qu’il faut entendre par cette « sorte de réflexion », qui est « plutôt une prudence machinale qui lui indiquait les précautions les plus nécessaires à sa sûreté4 ». L’homme à l’état de nature ne fait pas usage de cette réflexion par laquelle l’homme prend conscience de lui-même, mais il réfléchit, au sens où il fait déjà des rapprochements entre certains comportements et certaines situations de survie ou de mort. Dans la suite du texte, Rousseau relie très clairement les premières manifestations de la conscience de soi aux premiers sursauts de la réflexion : le développement des lumières permet à l’homme, en le rendant plus habile que les autres animaux, de prendre conscience de lui en connaissant sa supériorité sur eux ; ainsi, « le premier regard qu’il porta sur lui-même y produisit le premier mouvement d’orgueil5 ». On voit que le sentiment d’existence dont il était question jusqu’ici est bien préréflexif, indépendant de la conscience de soi.

Plusieurs difficultés se présentent concernant le statut qu’il faut donner à ce sentiment. La première réside dans le fait que, dans l’Émile, le sentiment d’existence, loin d’être encore présenté comme un principe, apparaît comme l’objet d’une conquête6. À la naissance, « l’âme, enchaînée dans des organes imparfaits et demi-formés, n’a pas même le sentiment de

1 Rousseau rappellera alors qu’avant la réflexion, « le premier sentiment de l’homme [était] celui de son existence », ibid., p. 164

2 Ibid.

3 Ibid., p. 165.

4 Ibid.

5 Ibid., p. 166.

6 « Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence. », Émile ou de l’éducation, I, OC IV, p. 253.

139

sa propre existence1 ». Comme l’ont souligné les commentateurs2, le sentiment d’existence de l’enfant suppose l’expérience du mouvement et la découverte de la distance entre les objets et lui-même pour s’éveiller3. Il s’actualise véritablement au livre II, avec le développement des forces de l’enfant par lesquelles il se mesure aux objets et éprouve leur résistance, ce qui fait émerger en lui la conscience de sa propre résistance. Pour le sujet qui nous intéresse, le point important ne réside pas dans cette contradiction entre le texte du Second discours et celui de l’Émile : ce point doit être résolu par la différence de point de vue entre l’Essai de 1755 qui considère l’homme de la nature « conformé de tout temps, (…), marchant à deux pieds, se servant de ses mains comme nous faisons des nôtres, portant ses regards sur toute la Nature4 (…) » et l’Émile, qui suit le développement des facultés de l’homme suivant la marche de la nature. C’est l’usage même du terme « sentiment » tel qu’il est associé à l’existence dans le

Second discours qui retient davantage notre attention : cette association ne va pas de soi étant

donnée la signification que Rousseau donnera généralement à ce terme. En effet, l’Émile montrera que Rousseau, à la différence de Condillac, n’identifie pas purement et simplement le plaisir et la douleur à des sentiments, mais à des sensations affectives5 : le sentiment désignera prioritairement chez lui des affections morales qui ne se développent qu’à l’adolescence. L’Émile enseigne qu’avant la mise en route de la perfectibilité, avant les premières opérations de l’âme, l’enfant

n’est rien de plus que ce qu’il était dans le sein de sa mère ; il n’a nul sentiment, nulle idée ; à peine a-t-il des sensations ; il ne sent pas même sa propre existence :

Vivit, et est vitae nescius ipse suae6.

Certes, on sent bien dans cette conclusion du livre I de l’Émile que Rousseau ne met pas sur le même plan le sentiment d’existence et les sentiments en général, définis par leur caractère moral – notre argument pourrait donc ne pas tenir. Cependant, cela semble indiquer que, dans l’Émile, avant le développement des forces et des premières facultés qui sera l’enjeu du livre II, il n’y a même pas de sentiment d’existence : le sentiment compris en ce sens minimal, s’il ne requiert pas l’attention aux autres, suppose quand même l’attention à soi-même. De ce point de vue le syntagme « sentiment d’existence » utilisé dans le Second

1 Ibid., p. 279-280.

2 Florent Guénard, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 160-161 ; A. Charrak, Émile ou de l’éducation, note 1, Paris, GF, 2009, p. 718.

3 « Ce n’est que par le mouvement que nous apprenons qu’il y a des choses qui ne sont pas nous (…) »,

Émile, I, p. 284.

4 Second discours, OC III, p. 134.

5 « Les premières sensations des enfants sont purement affectives ; ils n’aperçoivent que le plaisir et la douleur », Émile, I, OC IV, p. 282.

6 « Vivant encore, mais inconscient de sa propre vie », Ovide, Tristes, I, 3, 12 cité par Rousseau, op.cit., I, p. 298.

140

discours avant l’apparition de la conscience de soi recèle quelques difficultés – si l’on refuse

de se ranger immédiatement à l’idée qu’il ne fait alors que reprendre une expression en usage. On peut d’abord avancer que, dans la mesure où le Second discours ne s’occupe pas d’élucider le développement des facultés selon la marche de la nature, le sentiment n’y est pas encore défini en rapport avec d’autres facultés. Cela explique que Rousseau mentionne la présence de sentiments naturels chez l’homme sauvage ; le sentiment existe alors avant la réflexion, comme mouvement de la nature1. Dans la situation du Second discours, où l’absence de société entraîne l’absence de moralité, le terme de « sentiment naturel » est ainsi réservé aux deux affections primitives que sont l’amour de soi2 et la pitié3, d’où découlent « toutes les règles du droit naturel4 ». Ces affections sont des impulsions dérivées du plaisir ou de la douleur et ont pour particularité de nous intéresser spontanément à la conservation de certains objets : nous-mêmes ou nos semblables. Le sentiment semble alors défini par la conjonction d’une source naturelle, d’un enracinement dans l’affectivité mais aussi d’un caractère dynamique – que n’ont pas les sensations. Toutefois, même dans la grammaire du

Second discours où la conscience d’autrui et de soi-même ne sont pas requises pour qu’existe

un sentiment, il est étonnant que Rousseau parle de « sentiment d’existence » étant données les caractéristiques qui sont celles des sentiments naturels de l’amour de soi et de la pitié : le sentiment d’existence est privé de toute dimension motrice et est plutôt synonyme d’oisiveté et de jouissance. En cela, on ne peut pas l’assimiler purement et simplement à l’amour de soi et de notre bien-être5.

Dans le Second discours, Rousseau doit simplement employer le syntagme de « sentiment d’existence » pour désigner de façon négative la façon d’être-à-soi de ce vivant qu’est l’homme avant que ne se soit déclenchée la perfectibilité : il n’est même pas une façon de se sentir homme avant de se sentir individu car ce n’est que dans le premier retour sur soi que l’homme se contemple « par son espèce », annonçant le moment où il se contemplera « par son individu6 ». En 1755, « le sentiment d’existence » n’est à nos yeux que la reprise non thématisée d’une expression utilisée par les contemporains du philosophe, et qui n’a pas

1 A propos de la pitié : « tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion », Second discours, I, OC III, p. 155.

2 « L’Amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu », Ibid., note XV, p. 219.

3 « Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce », ibid., I, p. 156.

4 Ibid., Préface, p. 126.

5 La note XV p. 219 qui définit l’amour de soi et l’amour propre ne fait pas mention du sentiment d’existence.

141

encore été investie par la réflexion rousseauiste qui le subordonnera aux premiers développements de la perfectibilité1 et en fera même le terme de l’éducation.

En effet, dans l’Émile, le sentiment d’existence devient l’objet de l’éducation de l’homme. Faire de ce sentiment le résultat d’un apprentissage nous semble le point le plus radical de l’entreprise génétique de Rousseau, étant donnée l’évidence d’après laquelle Malebranche, Lignac ou encore Mérian l’ont considéré. Chacun à sa manière accorde, nous l’avons vu, une forme d’immédiateté au sentiment d’existence, objet du sentiment intérieur ou de la conscience. Notons que le vicaire savoyard en fait aussi une vérité première – « J’existe et j’ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé d’acquiescer2 » ; cependant, contrairement à ce que pense Paul Audi qui fait de ce sentiment une vérité transcendantale, ce en quoi consisterait la thèse authentique de Rousseau, la conception du sentiment de l’existence qui intéresse le philosophe nous semble plutôt résider dans la partie génétique de l’Émile, où il apparaît comme la quête de la vie humaine. Plus qu’un sentiment de sa nature spécifique – pensons au sentiment d’existence tel qu’il est dépeint par Mérian et Lignac, qui l’assimilent à la perception de la substance de l’être pensant –, le gouverneur veut donner à Émile la conscience de son individu.