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La connaissance de soi

Idées directrices

I. La connaissance de soi

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Introduction

Dans sa grande recherche sur les sources de la pensée religieuse de Rousseau, Pierre-Maurice Masson considère que, dans l’esprit des philosophes de la première moitié du XVIIIe siècle qui ont influencé Rousseau, il n’y a qu’une seule science nécessaire qui est de se connaître soi-même1. Il est tout à fait remarquable qu’il associe dans son analyse cette préoccupation propre aux Addison, Saint-Aubin, abbé Pluche ou Père Buffier, avec l’antirationalisme qui les caractérise2, manifestant ainsi à grands traits un point classique de l’histoire de la philosophie : la connaissance de soi, au XVIIIe siècle, est l’affaire du sentiment. L’autobiographie telle qu’elle est pratiquée par Rousseau manifesterait l’accomplissement littéraire de ce principe3. Si ce trait est bien connu, les raisons de sa nouveauté et la complexité de sa signification sont moins bien établies.

Nous ne remonterons pas jusqu’à la conception antique de la connaissance de soi et à l’interprétation que reçoit l’inscription du temple de Delphes dans la philosophie grecque4. Nous nous contenterons d’évoquer ici la façon dont elle est comprise dans la philosophie occidentale du Moyen-Age à partir des analyses d’Étienne Gilson5 : comme dans la conception socratique, cette connaissance est comprise sous un horizon moral, en ce qu’elle est supposée rendre meilleur celui qui s’y applique. À cela, le christianisme ajoute cependant un enjeu théologique de taille : se connaître doit permettre de saisir ce qui rend l’homme à l’image de Dieu. Si la connaissance de soi commence par un examen de conscience dans lequel l’âme doit reconnaître ses péchés, elle doit aboutir à la découverte de l’image universelle de Dieu en elle6. L’influence de cette perspective est encore très marquée au XVIIe siècle : la plupart des traités portant sur la connaissance de soi sont écrits par des

1 Pierre-Maurice Masson, La religion de Jean-Jacques Rousseau, Tome I, La formation religieuse de Rousseau, chapitre VII, Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 228.

2 « Tenons-nous en garde, disent ces sages, contre « les clartés ténébreuses » de la raison et « la science imaginaire » des prétendus philosophes ; « réprimons les saillies de notre curiosité ». « L’ivresse d’un faux savoir » conduit à l’athéisme. Il n’y a qu’une science nécessaire, c’est de se connaître soi-même : le seul bénéfice des autres sciences, c’est de nous faire sentir que nous ne savons rien », ibid.

3 D’après Jean Starobinski commentant le « Je sens mon cœur » du début des Confessions, la connaissance de soi chez Rousseau est fondée sur le sentiment immédiat et transparent que l’âme a d’elle-même, Cf. La

transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 216.

4 Pour un condensé de la conception socratique de la connaissance de soi, voir Platon, Alcibiade, 133 b-c, traduction de Chantal Marboeuf et Jean-François. Pradeau, Paris, GF, 2000, p. 182. Jean-Pierre Vernant présente les grandes caractéristiques de la connaissance de soi chez les Grecs : elle n’est ni individuelle, ni introspective, ni immédiate cf. L’individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 224-225.

5 Étienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale, chapitre XI, Paris, Vrin, 1989. La grande nouveauté qu’apporte le christianisme au problème de la connaissance de soi selon lui vient de la ressemblance de l’homme avec Dieu, créé à son image. Voir aussi Pierre Courcelles, Connais-toi toi-même de Socrate à Saint Bernard, Paris, Études augustiniennes, 3 volumes, 1974-75.

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moralistes pour qui la réflexion sur soi peut aussi bien renforcer l’amour propre si elle est mal menée, que porter à l’humilité et, in fine, à l’union à Dieu si elle est bien menée1 ; ainsi en est-il du protestant Abbadie dans L’art de se connaître soi-même ou la recherche des sources de

la morale (1692), de Bossuet dans son traité De la connaissance de Dieu et de soi-même

(1670-80), ou encore de Nicole dans ses Essais de morale (1671), qui commencent par un traité sur la connaissance de soi. Dans le sillage du « Socratisme chrétien2 », c’est à chaque fois l’âme seule qui est l’objet et le sujet de cette étude.

Concernant les modalités de cette connaissance, elles diffèrent dans la tradition augustinienne et dans la tradition thomiste. Pour le dire vite, Augustin considère que l’âme peut se connaître directement par son essence : elle entretient un rapport immédiat à elle-même par lequel elle se connaît tout entière3. Pour Thomas, l’âme se connaît par elle-même, mais seulement par ses actes tels qu’ils s’appliquent aux réalités matérielles4. Selon É. Gilson, la philosophie chrétienne du Moyen-Age lègue en tout cas cette idée que le soi à connaître est une substance spirituelle immortelle, qui, en tant qu’elle porte l’image de Dieu, demeure toujours incompréhensible5. C’est aussi pour cette raison que c’est toujours par ce qu’elle a de plus haut, la pensée ou l’intellect, qu’elle doit chercher à se connaître6. On peut dire que sur ce point, Descartes manifeste plutôt une continuité avec la philosophie chrétienne du Moyen-Age : c’est par la pensée que le soi, identifié à l’âme, se connaît, dans la mesure où la pensée est toujours consciente de ses actes. Arnauld, Leibniz, ou encore Mérian s’approprieront ce principe en donnant un sens fort à la notion de conscience qui apparaît à cette époque dans son sens psychologique – nous y reviendrons –, en la comprenant comme une conscience réflexive, apanage des substances intelligentes.

1 Geneviève Rodis-Lewis présente ce paradoxe du rapport classique à la connaissance de soi dans l’introduction du Problème de l’inconscient et le cartésianisme, Paris, P.U.F., 1950, rééd. 1985, p. 5 sqq. Elle décrit très bien de quelle façon le contexte culturel et religieux, respectivement inspirés de Montaigne et de saint François de Sales, favorise l’introspection tout en découvrant la complexité de l’âme.

2 É. Gilson, op. cit., p. 219.

3 « Enfin lorsque l’âme cherche à se connaître, elle sait déjà qu’elle est une âme : autrement, elle ignorerait qu’elle se cherche et risquerait de chercher une chose pour une autre. (…) Or, puisque l’âme, lorsqu’elle cherche ce qu’est l’âme, sait qu’elle se cherche, c’est donc qu’elle sait qu’elle est âme. Au surplus, si elle sait intuitivement qu’elle est âme et qu’elle est tout entière âme, c’est qu’elle se connaît tout entière », saint Augustin, De la Trinité, X, IV, 6, BA 16, p. 131-133.

4 Ibid., p. 229-230. Voir Saint Thomas : « Selon le Philosophe au livre III de l’Ame et le Commentateur au

même endroit, l’âme rationnelle se connaît elle-même moyennant une certaine similitude ; d’autre part, selon Augustin au neuvième livre De la Trinité, la partie spirituelle de l’âme, là où se trouve l’image de Dieu, se connaît elle-même, et immédiatement par elle-même. Donc la raison ne se confond pas avec cette partie spirituelle où l’on reconnaît l’intellect », Questions disputées sur la vérité, question XV, article I, 6, Paris, Vrin, 1991, p. 18 ; « L’esprit se connaît par lui-même, parce qu’il finit par arriver à la connaissance de lui-même, bien que ce soit par son acte », Somme théologique, I, qu. 87, art. I, Tome I, Paris, éditions du Cerf, 1990, p. 758.

5 Ainsi, même pour Augustin, « la pensée elle-même ne peut être comprise, fût-ce par elle-même, en tant qu’elle est une image de Dieu », De symbolo, I, 2, cité par É. Gilson, op. cit., p. 225.

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Ce bref aperçu permet de mesurer par contraste la rupture introduite à la fin du XVIIe siècle par la conception de Malebranche d’après qui la connaissance de l’âme se fait par sentiment intérieur. Ce n’est pas par ce qu’il y a en elle de divin et d’infini que l’âme se connaît mais, au contraire, par ce qui manifeste sa finitude et révèle l’union qu’elle a avec le corps. L’âme ne peut parvenir à saisir son essence pour des raisons toutes autres que celles alléguées par les philosophes médiévaux : que l’âme soit connue par sentiment signifie qu’elle n’est jamais connue telle qu’elle est indépendamment du corps. Ce qui fait de la connaissance de soi une tâche difficile et même vaine n’est pas notre union à l’Être infini, mais la dimension affective et sensible des pensées par lesquelles nous nous connaissons. Malebranche joue ainsi un rôle très important dans le développement d’une conception « sensible » de la connaissance de soi, dont témoigne, par exemple, l’évolution lexicale du terme « conscience » de trois dictionnaires de l’époque. Le Dictionnaire de Furetière de 1690 définit la conscience comme « témoignage ou jugement secret de l’âme raisonnable, qui donne l’approbation aux actions qu’elle fait qui sont naturellement bonnes, et qui lui fait un reproche ou qui lui donne un repentir des mauvaises. La conscience est ce que nous dicte la lumière naturelle, la droite raison (…) ». La conscience, encore définie dans son sens moral scolastique1, renvoie alors à un acte de la raison. Dans le Dictionnaire de Trévoux de 1771, on trouve, après une première définition quasiment identique à celle-là2, une nouvelle définition qui donne un sens psychologique à la conscience et l’associe à une affection intérieure plutôt qu’à un jugement de la raison :

En métaphysique, on entend par la conscience ce que d’autres appellent sens intime, c'est-à-dire le sentiment intérieur qu’on a d’une chose dont on ne peut former d’idée claire et distincte. Dans ce sens, on dit que nous ne connaissons notre âme et que nous ne sommes assurés de l’existence de nos pensées, que par la conscience ; c’est-à-dire par le sentiment intérieur que nous en avons, et par ce que nous sentons ce qui se passe en nous-mêmes.

Enfin, le Littré de 1872 présente l’intérêt de faire passer en premier la définition psychologique et affective de la conscience définie comme « sentiment de soi-même ou mode de la sensibilité générale qui nous permet de juger de notre existence : c’est ce que les métaphysiciens nomment la conscience du moi » ; il confirme ainsi l’orientation générale que suit la question de la connaissance de soi à l’époque moderne.

1 Le Lexicon philosophicum de Goclenius de 1613 définit la conscience à partir de trois éléments comme : 1/ ensemble de principe moraux qui doivent guider nos actions ; 2/ souvenir des pensées et des actions que nous avons accomplies ; 3/ Jugement moral de nos actions remémorées à partir des principes moraux.

2 « Témoignage ou jugement secret de l’âme raisonnable, qui donne l’approbation aux actions qu’elle fait, qui sont naturellement bonnes ».

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Le problème est de déterminer le sens qu’il faut donner à ce sentiment par lequel le soi se rapporte à lui-même à l’âge classique. En premier lieu, se connaître par sentiment pourrait simplement signifier qu’on se connaît à partir de perceptions sensibles plutôt qu’à partir d’une pensée discursive et abstraite. C’est l’interprétation de Locke, qui voit dans le sentiment malebranchien une simple perception de notre esprit, synonyme pour lui d’idée. Dire qu’on se connaît par sentiment reviendrait alors à insister sur la passivité de cette connaissance obtenue par une observation intérieure. Locke, cependant, ne reprend pas le terme de sentiment qu’il juge de ce point de vue inutile par rapport à celui, déjà existant, de sensation. En second lieu, se connaître par sentiment pourrait signifier se connaître par des sentiments qui ne renverraient plus aux perceptions ou idées que nous observons en notre esprit mais aux plaisirs et aux douleurs que nous ressentons, qui sont liés à notre existence corporelle. Georges Vigarello, dans son livre Le sentiment de soi1, qui porte sur l’histoire de la perception du corps, considère justement que le XVIIIe siècle marque une étape décisive dans l’intégration du corps à l’identité individuelle. L’attention aux sensations internes serait croissante ; le développement conséquent du sentiment interne viendrait enrichir la connaissance de soi en lui ajoutant cette perception de l’organisme, le Rêve de d’Alembert de 1779 étant le point culminant de cette évolution2. Toutefois, si la nouveauté qu’instaure la connaissance de soi par sentiment au XVIIIe siècle revient à dire que l’on se connaît par nos sensations, pourquoi le terme donné pour définir la conscience dans les dictionnaires est-il celui de sentiment ? Il nous semble que G. Vigarello manque un aspect crucial de la connaissance de soi au XVIIIe siècle : c’est justement qu’elle repose sur le sentiment plutôt que sur les sensations.

Nous entendons comprendre ce qui fait du sentiment ce mode privilégié de la connaissance de soi par rapport aux sensations. Nous avons vu dans l’introduction générale de cette étude qu’il désignait, au XVIIe siècle, la faculté de sentir en général. L’enjeu de cette première partie est de montrer que c’est justement en rapport avec le problème de la connaissance de soi que se réalise la distinction entre la sensation et le sentiment et d’en tirer les conséquences : les sentiments vont peu à peu désigner les perceptions sensibles qui nous informent sur notre état intérieur plutôt que sur celui des objets extérieurs. Ainsi, nous verrons que si Malebranche, par le sentiment, « sensibilise » la connaissance de soi, ce n’est pas parce

1 G. Vigarello, Le Sentiment de soi, Histoire de la perception du corps, XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2014.

2 Ainsi Diderot, selon G. Vigarello, « tente de parler du corps comme jamais jusque-là, s’aventurant, selon ses propres termes, à son « étendue réelle ou imaginaire », soulignant la convergence entre les sensations physiques « intérieures » et le sentiment d’identité d’une personne, suggérant un rapport nouveau entre l’appréciation de l’organique et celle du « je » (…) », ibid., p. 20.

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qu’il tente d’en rendre compte à partir des seules perceptions des sens : le sentiment intérieur ou la conscience renvoie à une modalité affective irréductible à la sensibilité dérivée des sens externes, même si, en commun avec elle, elle est une connaissance immédiate que le sujet reçoit passivement, opposée à la réflexion.

Cette opposition du sentiment à la réflexion explique qu’au XVIIIe siècle, certains, comme Buffon, attribuent à l’animal une certaine conscience de soi, réduite au sentiment. Toutefois, là aussi, la question se révèle être plus complexe : ainsi, Malebranche lui-même attire l’attention sur la nécessité, pour saisir ce qui est connu immédiatement par le sentiment intérieur, de réfléchir sur soi. De ce point de vue, connaître son âme par sentiment requerrait en fait l’intervention de l’âme par l’activité de la pensée. Il semblera à certains auteurs que loin d’être une donnée immédiate, le sentiment de soi est suspendu au développement des facultés de l’individu ; la connaissance de soi par sentiment pourrait dès lors s’intégrer dans une histoire et faire l’objet d’un récit. C’est justement ce à quoi s’applique l’empirisme tel qu’il est théorisé en France par Condillac : il s’agit alors de comprendre comment le sentiment de soi s’acquiert à partir d’affections déterminées par nos besoins et reçues à l’occasion de la rencontre avec les objets extérieurs. Ainsi, l’analyse qui impose de partir des faits les mieux déterminés fait que le sentiment de soi n’est pas d’abord celui d’une âme abstraite mais d’un composé existant concrètement dans le monde. La connaissance de soi abordée par ce qu’il y a de moins noble en l’homme aboutit à ce que l’homme se saisisse d’abord par son individualité plutôt que par son essence spécifique1. Voilà le fameux effet de l’empirisme sur la métaphysique : l’ouverture à une anthropologie dans laquelle l’ego se saisit avant tout comme un individu incarné2.

Il nous semble que le rôle du sentiment dans cette rencontre n’a pas encore été étudié pour lui-même alors qu’il semble occuper une place pivot dans le progrès de la connaissance de soi tel qu’il est théorisé par les plus grands empiristes français du XVIIIe siècle. Dans le cadre de cette réflexion, le sentiment en vient à désigner, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’impression que l’individu acquiert de lui-même comme d’un tout unifié et singulier, à

1 D’après Udo Thiel, à l’époque moderne, la question de la self-consciousness qui interroge la possibilité pour un individu de se connaître comme un être dans son rapport avec les objets extérieurs prend le pas sur celle de la consciousness qui traite uniquement de la façon que le sujet a de se rapporter à ses états mentaux, cf. The

Early modern subject, Introduction, self-consciousness and Personal Identity from Descartes to Hume, Oxford

University Press, 2011, p. 14-15.

2 A. Charrak a dégagé cet aspect de façon décisive : avec Condillac puis surtout Rousseau, « Le retour sur soi n’atteint plus le socle de l’ego, dont Descartes dégage le caractère substantiel dans les Meditationes, mais un sujet affecté, compris dans une série de rapports dont il n’est plus question de faire abstraction (…). C’est un homme qui réfléchit sur soi (qui suis-je ?) et non une substance pensante (que suis-je ?) que rencontre la métaphysique en régime empiriste », Empirisme et métaphysique, Paris, Vrin, 2003, p. 151.

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partir des perceptions issues du monde extérieur, et ce avant le déploiement de l’analyse introspective et de la métaphysique proprement dite.

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