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Sentiment, réflexion, analyse : que connaître de soi ?

B - Sentir son individualité dans le monde : Rousseau

3) Sentiment, réflexion, analyse : que connaître de soi ?

a) Du projet des Confessions aux Rêveries.

Qu’en est-il du rôle du sentiment pour la connaissance de soi dans les projets autobiographiques de Rousseau? Le Genevois traite alors de l’autre versant de la connaissance de soi, le versant psychologique, dans lequel il s’agit de « [dévoiler son] intérieur4 ». Dans ses écrits de 1762, Rousseau exprime sa confiance dans la possibilité de

1 Ibid., p. 524. L’instance appropriée pour saisir la place d’un être dans un ordre quelconque est le sentiment,

dans la mesure aussi où cet ordre, une fois étudié, se présente sous un jour esthétique, comme un tableau. Ainsi, la place des actrices dans une pièce est discernée par le sentiment : « Quoi qu’elle puisse faire, on sent qu’elle n’est pas à sa place en public, et sa beauté même, qui plaît sans intéresser, n’est qu’un tort de plus que le cœur lui reproche », Lettre à d’Alembert sur les spectacles, OC V, p. 80.

2 « Quoi ! Je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports ? Je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu », Émile, IV, OC IV, p. 582.

3 Ibid., p. 603.

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cette entreprise, précisément fondée sur le sentiment qu’il a de lui-même : « Je sens mon cœur et je connais les hommes1 ». Ce sentiment de soi, s’il ne fournit pas toujours les raisons des actes de l’individu2, présente de façon incontestable les faits de sa vie physique et psychique :

(…) voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été ; j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même3.

Si la réflexion sur soi demeure au principe de l’entreprise autobiographique, c’est simplement pour que le sujet puisse se remémorer la suite des pensées qui l’ont constituées. Contrairement à la fonction qu’elle joue dans la connaissance morale de soi telle qu’elle est présentée dans la théorie de l’homme, elle n’est pas déterminante pour la conscience que l’individu a de lui-même considérée dans une perspective psychologique, cette conscience étant établie comme une donnée constante et évidente. C’est à partir de telles affirmations que s’est forgée l’interprétation de Jean Starobinski pour qui :

Tel est le privilège de la connaissance intuitive, qui est présence immédiate à soi-même, et qui se constitue tout entière dans un acte unique du sentiment. Pour Jean-Jacques, la connaissance de soi n’est pas un problème : c’est une donnée : (…) L’acte du sentiment est indéfiniment renouvelable ; mais sur le moment même son autorité est absolue, et acquiert une valeur inaugurale. Le moi se découvre et se possède d’un seul coup4.

J. Starobinski voit dans le sentiment intérieur que Rousseau a de lui-même une forme d’aperception intérieure immédiate, de sentiment de soi non tributaire de l’expérience, tel qu’on l’a vu apparaître dans l’empirisme métaphysique d’un Mérian ou d’un Lignac : il s’inscrit finalement dans la lignée de ceux qui comprennent le sentiment comme une forme d’intuition abstraite que la pensée aurait d’elle-même, coupée de son ancrage physiologique et corporel. Même la multiplicité des écrits autobiographiques devient pour Starobinski une preuve de l’immédiateté du rapport à soi et de la facilité qu’il y a à se connaître ; selon lui, si Rousseau part parfois d’un aveu d’ignorance sur ce qui fait sa nature, il n’y aboutit jamais ; la

1 Ibid. Voir aussi : « (…) je me peindrai sans fard, et sans modestie, je me montrerai à vous tel que je me vois, et tel que je suis, car passant ma vie avec moi je dois me connaître et je vois par la manière dont ceux qui pensent me connaître interprètent mes actions et ma conduite qu’ils n’y connaissent rien », Lettre à Malesherbes, 4 janvier 1762, OC I, p. 1133.

2 « Une âme paresseuse qui s’effraye de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s’affecter et sensible à l’excès à tout ce qui l’affecte semblent ne pouvoir s’allier dans le même caractère, et ces deux contraires composent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puisse résoudre cette opposition par des principes, elle existe pourtant, je la sens, rien n’est plus certain, et j’en puis du moins donner par les faits une espèce d’historique qui peut servir à la concevoir », Lettre à Malesherbes, 12 janvier 1762, ibid., p. 1134.

3 Confessions, I, OC I, p. 5.

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seule difficulté serait de comprendre : « pourquoi le sentiment intérieur, immédiatement évident, ne trouve-t-il pas son écho dans une reconnaissance immédiatement accordée ?1 ». L’obstacle serait entre le moi et les autres et non pas entre moi et moi-même. Ainsi,

Se connaître est un acte simple et instantané. Il n’y a pas de différence entre se connaître et se sentir, et, chez Rousseau, le sentiment décide immédiatement de l’innocence essentielle du moi. Mais ce sentiment unique et simple ne peut se contenter de sa propre certitude : il faut la communiquer, et elle ne peut être communiquée telle quelle2 (…).

La seule médiation requise pour le déploiement de cette connaissance serait celle de la durée biographique. Toutefois, indépendamment des analyses fournies dans le cadre de la théorie de l’homme – d’après lesquelles le sentiment n’est ni un acte immédiat, ni un acte simple, ni un acte clair – dont on peut éventuellement admettre qu’elles ne s’appliquent pas au projet autobiographique, les Rêveries du promeneur solitaire de 1778 présentent des limites réelles à une telle interprétation. A. Charrak a bien montré que le projet autobiographique y est en grande partie supplanté par celui de la quête du bonheur et de la réalisation de l’amour de soi3. Toutefois, même si l’on s’en tient au projet de connaissance de soi qui demeure dans au moins quatre promenades (les troisième, quatrième, sixième, neuvième promenades), force est de reconnaître que Rousseau apporte de sérieuses réserves à la clarté du sentiment qu’il a de lui-même4 et modifie en profondeur les modalités de la connaissance de soi : la réflexion n’a plus seulement pour fonction de rappeler au sujet sa vie passée mais elle doit surtout lui permettre d’analyser ses pensées, qui demeurent confuses et obscures si l’on en reste au sentiment qu’on en a5. Lorsque l’individu désire entrer dans une compréhension plus profonde de ses actes et de ses habitudes, il doit en passer par un véritable examen6 par lequel il

1 Ibid., p. 218.

2 Ibid., p. 225.

3 En outre, A. Charrak rappelle que Rousseau ne s’attèle plus dans les Rêveries au récit d’une vie passée mais à la description de moments actuels marqués par leur singularité ; voir Rousseau, de l’empirisme à l’expérience,

op. cit., p. 155. Nous revenons plus bas sur les autres déplacements notables des Rêveries.

4 « Pour mettre à profit les leçons du bon Plutarque je résolus d’employer à m’examiner sur le mensonge la promenade du lendemain, et j’y vins bien confirmé dans l’opinion déjà prise que le Connais-toi toi-même que Temple de Delphes n’était pas une maxime si facile à suivre que je l’avais cru dans mes Confessions », Rêveries, IV, OC I, p. 1024.

5 « Cette marche était fort indifférente en elle-même, mais en me rappelant que j’avais fait plusieurs fois machinalement le même détour, j’en recherchai la cause en moi-même, et je ne pus m’empêcher de rire quand je vins à la démêler (…) Voilà ce que je découvris en y réfléchissant, car rien de tout cela ne s’était offert jusqu’alors distinctement à ma pensée. Cette observation m’en a rappelé successivement des multitudes d’autres qui m’ont bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré. » Ibid., VI, p. 1050.

6 « Or c’est une bizarrerie que je voudrais m’expliquer ; il me semble que, bien éclaircie, elle pourrait jeter quelque nouveau jour sur cette connaissance de moi-même à l’acquisition de laquelle j’ai consacré mes derniers loisirs. » Ibid., VII, p. 1061.

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« s’épluche1 », comme Rousseau l’écrit dans la quatrième promenade. Le sens de la réflexion s’inverse donc par rapport à celui qu’il avait dans l’Émile : cette dernière ne consiste plus dans la projection du sentiment sur le monde à laquelle succède ensuite le sentiment de sa place dans ce monde, mais dans l’introspection du sujet sur lui-même. Indépendamment de la confusion de ses sentiments qu’il reconnaît désormais, cette réflexion intérieure s’impose aussi à Jean-Jacques étant donnée sa situation dans le monde au moment d’écrire les Rêveries. C’est l’état de proscription qui, en première instance, détermine la voie nouvelle qu’emprunte la connaissance de soi, comme le manifeste l’entrée en matière des Rêveries :

Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement cette recherche doit être précédée d’un coup d’œil sur ma position. C’est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe pour arriver d’eux à moi.

Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paraît encore un rêve (…). Tiré je ne sais comment de l’ordre des choses, je me suis vu précipité dans un chaos incompréhensible où je n’aperçois rien du tout ; et plus je pense à ma situation présente et moins je puis comprendre où je suis2.

Étant donnée la théorie de l’homme présentée dans l’Émile, on comprend que l’état de proscription ou d’exclusion du monde puisse dérouter celui qui cherche à se connaître. Le début de la première promenade s’inscrit encore dans la conception d’après laquelle la connaissance de soi suppose la médiation du monde telle que Rousseau l’a comprise dans l’Émile : le désordre du monde, ou plutôt l’incapacité de Jean-Jacques à le comprendre dans les Rêveries, perturbe la connaissance qu’il a de lui-même. Saisir sa place dans le monde est désormais hors de portée ; autant, dès lors, ne réfléchir que sur soi. Toutefois, cette exclusion du monde, en plus de contraindre Rousseau à repenser les modalités de la connaissance de soi, rend problématique l’enjeu qui lui était donné dans l’Émile : la réalisation du bonheur3. Nous allons voir que, pas plus que pour la connaissance psychologique de son individu, la connaissance morale de son bonheur ne devient immédiate pour le sujet des Rêveries. Même en l’absence des facultés expansives qui étaient en charge de le projeter sur le monde – l’entendement et l’imagination –, le sentiment que le sujet a de son existence demeure suspendu à un rapport d’un nouveau type avec le monde environnant.

1 « Alors en m’épluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelais avoir dites comme vraies dans le même temps où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiais ma sûreté, mes intérêts, ma personne, avec une impartialité dont je ne connais nul autre exemple parmi les humains. » Ibid., IV, p. 1025.

2 Ibid., I, p. 995.

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b) Le bonheur ou l’affaire du sentiment.

Pour bien comprendre l’aboutissement que représentent les Rêveries sur la question du sentiment du bonheur, il convient de faire un détour par les écrits antérieurs. Trouver sa place, on l’a compris d’après la théorie déployée dans l’Émile, est la condition du bonheur1, et être heureux manifeste qu’on l’a trouvée. Dans la Recherche de la vérité, Malebranche attribuait déjà au sentiment de joie, produit par Dieu en nous, la fonction de nous récompenser de la connaissance que nous avions d’être dans l’état où nous devions être :

Dieu nous récompense d’un sentiment de joie, lorsque nous connaissons que nous sommes dans l’état où nous devons être, afin que nous y demeurions, que notre inquiétude cesse, et que nous goûtions pleinement notre bonheur sans laisser remplir la capacité de notre esprit d’aucune autre chose2.

À la suite de Malebranche, Rousseau considère que cette découverte est nécessairement l’affaire du sentiment, sauf que, chez lui, le sentiment précède la connaissance de notre bonheur : c’est par lui que nous connaissons que nous sommes heureux. En témoigne l’argument qu’il oppose, dans le Second discours, à ceux qui critiquent le refus des sauvages d’adopter les manières de vivre des Européens :

Si l’on répond qu’ils [les sauvages] n’ont pas assez de lumières pour juger sainement de leur état et du nôtre, je répliquerai que l’estimation du bonheur est moins l’affaire de la raison que du sentiment3.

Comme Malebranche l’avait bien établi, le sentiment est compétent pour juger de ce qui n’est pas mesurable de façon quantitative et objective ; cela explique que l’enfant mesurant ses forces avec son environnement et le jeune homme évaluant son bonheur avec celui de ses pairs aient tous deux fini par sentir le résultat de cette étude. Les mots de Julie invitant Saint-Preux à faire réflexion sur ce qui suscite en lui l’admiration et l’envie, afin de discerner ce qui procure le bonheur, révèlent cette même fonction du sentiment :

Veux-tu savoir laquelle est vraiment désirable, de la fortune ou de la vertu ? Songe à celle que le cœur préfère quand son choix est impartial ; songe où l’intérêt nous porte en lisant l’histoire. T’avisas-tu jamais de désirer les trésors de Crésus, ni la gloire de César, ni le pouvoir de Néron, ni les plaisirs d’Héliogabale ? Pourquoi, s’ils étaient heureux, tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur place ? C’est qu’ils ne l’étaient point, et tu le sentais bien (…). Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir ? Desquels adorais-tu les exemples ? Auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler ? Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point ! C’était l’Athénien buvant la ciguë, c’était Brutus mourant pour son pays, c’était Régulus au milieu des tourments, c’était Caton déchirant ses entrailles, c’étaient tous ces vertueux

1 Ainsi, dans la huitième promenade des Rêveries, Rousseau décrit ses périodes passées de misère : « le tumulte du monde m’étourdissait, la solitude m’ennuyait, j’avais sans cesse besoin de changer de place et je n’étais bien nulle part », Rêveries, VIII, OC I, p. 1075.

2 RV, IV, X, II, OC I, p. 448.

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infortunés qui te faisaient envie, et tu sentais au fond de ton cœur la félicité réelle que couvraient leurs maux apparents1.

La recherche du bonheur est pour Rousseau une recherche intéressée : ce qui rend heureux, c’est ce qui, étant source de plaisir, est désirable. Mais cela n’est pas pour autant l’objet d’une évidence, dans la mesure où le bonheur lui-même n’est pas une qualité

proprement sensible. Certes, il se sent, mais de cette sensibilité morale qu’on a vue à l’œuvre

dans l’Émile, qui n’est pas réductible à la sensibilité physique. Dans cette lettre, Julie considère que les hommes peuvent s’aider, dans cette recherche, de l’observation du bonheur des autres ; elle nous informe ainsi sur les moyens dont disposent les hommes pour connaître le bonheur d’autrui. Si l’on connaît son bonheur dans le sentiment, c’est-à-dire dans une impression profonde et intérieure, on pourrait s’attendre à ce qu’il soit impossible de juger du bonheur d’autrui. Seul l’individu concerné serait susceptible de connaître son bonheur et l’on ne voit pas comment on pourrait appréhender celui d’autrui : on serait réduit à ne connaître de son état que ce que Rousseau appelle, dans la neuvième promenade, le contentement, et qui se manifeste par des signes sensibles2.

Or, le sentiment tel qu’il est présenté dans cette lettre présente une vertu originale de sorte qu’il marque une rupture forte avec la conception de Malebranche pour qui le sentiment ne nous faisant connaître que notre âme et ses modifications, celle des autres n’était accessible que par conjecture3. Rousseau, lui, le rend apte à juger de l’état de bonheur d’un autre. De quel ordre est cette appréciation ? 1/ D’après cette lettre, ce n’est pas une interprétation à partir de la vision des signes objectifs du bonheur : on ne peut déduire le bonheur réel ou l’état du cœur du bonheur apparent ou offert à la vue. 2/ Ce n’est pas une déduction de type utilitariste sur la propension des actions des hommes à faire du bien à leur sujet – car de fait, les actes des héros jugés heureux les conduisent à la mort. Cette estimation est d’ordre moral : elle est liée à la vertu des héros et à l’amour du bien public qui a mené leurs actions. Mais, pour autant – et l’on sent ici l’influence de l’école écossaise du sens moral4 – elle n’est pas tirée d’un raisonnement mais d’un sentiment. Celui-ci est une perception qui n’est pas réductible à celle des objets sensibles : si l’on s’en tient aux faits, on

1 Nouvelle Héloïse, II, Lettre XI, OC II, p. 223-224.

2 « J’ai peu vu d’hommes heureux, peut-être point ; mais j’ai souvent vu des cœurs contents, et de tous les objets qui m’ont frappé c’est celui qui m’a le plus contenté moi-même. Je crois que c’est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentiments internes. Le bonheur n’a point d’enseigne extérieure ; pour le connaître, il faudrait lire dans le cœur de l’homme heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit », Rêveries, IX, OC I, p. 1085.

3 RV, III, II, VII, V, OC I, p. 352.

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ne peut en effet pas nier la puissance de Crésus, de César ou de Néron. Il désigne la saisie intérieure de ce que l’autre ressent – capacité qui sera aussi supposée dans la théorie de la pitié développée dans l’Émile. Comme Rousseau l’a montré dans la théorie de l’homme, cette saisie, loin d’être évidente ou immédiate, requiert que l’individu développe sa sensibilité physique et morale et, ainsi, sa capacité réflexive. Pour sentir ce qu’est le bonheur, Saint-Preux doit apprendre à juger les hommes et à sentir sa place parmi eux. C’est précisément en rapport avec ces conditions de possibilité du sentiment du bonheur que les Rêveries marqueront un déplacement remarquable.

Il n’empêche que jusqu’à la dernière philosophie de Rousseau à laquelle nous revenons maintenant, le sentiment apparaît comme l’instance unique par laquelle on peut connaître le bonheur ; le connaître, c’est toujours le sentir au sens où on ne peut le saisir ou le comprendre sans en être affecté. Il n’y a pas de connaissance du bonheur hors de son sentiment :

En voulant me rappeler tant de douces rêveries, au lieu de les décrire j’y retombais. C’est un état que son souvenir ramène, et qu’on cesserait bientôt de connaître en cessant tout à fait de le sentir1.

Ce rapport du bonheur au sentiment explique que les extases dépeintes dans les

Rêveries ne soient pas sujettes à l’analyse : analyser le bonheur, c’est le faire disparaître –