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Mérian : de l’identité abstraite à l’identité concrète

Mérian constitue la première figure majeure de la tentative empiriste de donner un fondement assuré à la conscience que le sujet a de son existence : il établit dans son « Mémoire sur l’aperception de sa propre existence » de 1749 que cette conscience n’est pas dérivée des perceptions sensibles, mais donnée dans ces perceptions primitives qui sont l’objet « d’un sentiment immédiat de l’âme, nommé Aperception, Intuition, simple vue1 ». Ce membre de l’Académie de Berlin occupe une place très importante dans la compréhension empiriste des rapports entre conscience et réflexion au XVIIIe siècle. Les commentateurs qui s’y sont intéressés ont établi les influences à la fois cartésienne, lockéenne, leibnizienne et wolffienne de sa philosophie ainsi que les traits qui caractérisent son empirisme, dont voici les deux principaux : toute pensée est consciente et la science réelle doit suivre la méthode de l’analyse. Ils ont aussi souligné l’originalité de sa position sur la conscience : Mérian distingue la conscience que nous avons des opérations de notre pensée, laquelle est réfléchie, et la conscience que nous avons de notre existence, qui elle est immédiate et présente en toute pensée qu’elle conditionne en même temps2. Nous aimerions seulement dégager l’usage

1 Mérian, « Mémoire sur l’aperception de sa propre existence », in Histoire de l’Académie des sciences et

belles-lettres, Année 1749, Berlin, Haude et Spener, 1751, p. 416.

2 Toute aperception d’un objet vise toujours, en même temps, le moi existant. Voir B. Baerschi, op.cit., pp. 149-154 ; A. Charrak, op cit, p. 35; U. Thiel, op. cit., pp. 372-376.

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original que Mérian fait du sentiment en ce qu’il illustre la tendance métaphysique que nous avons présentée en préambule.

Comme cela est manifeste dans le passage que nous venons de citer, le « Mémoire sur l’aperception de sa propre existence » de 1749 associe le sentiment aux perceptions claires et distinctes que sont l’intuition ou l’aperception. Dans ce mémoire, l’enjeu est de prouver

l’immédiateté et la primauté de la saisie que le sujet a de sa propre existence ; le conscium sui

est selon lui la première vérité sur laquelle s’établit toute certitude1. Ce projet explique qu’il associe le sentiment de soi à une aperception ou à une intuition qui désignent des actes de connaissance indubitables, non sujet à la démonstration. Cette évidence se manifeste dans chaque acte de pensée dans la mesure où chacun présuppose et manifeste toujours ce

conscium sui, consubstantiel à toute substance intelligente. Certes, comme le précisent U.

Thiel et A. Charrak, Mérian n’affirme pas explicitement que l’aperception de notre existence nous fasse découvrir l’essence de notre être ; mais il présuppose le caractère spirituel et indivisible de la substance qui se saisit de la sorte. Cela apparaît clairement dans son « Mémoire sur l’identité numérique » de 1755 :

Le plus fort argument qu’on leur [les spéculateurs qui fondent l’identité sur la permanence d’une organisation matérielle] ait opposé, est tiré d’une identité dont nous parlerons bientôt, de l’identité personnelle. Il a paru contradictoire que ce sentiment du soi, qui accompagne toutes les pensées, et qui semble être le caractère indélébile des intelligences fût un agencement de plusieurs parties, que l’on en pût concevoir la moitié, le tiers, le quart, et ainsi de suite2.

Le conscium sui est le propre des êtres intelligents ; en même temps, cette conscience que toute substance pensante a d’elle-même est identifiée à un sentiment. Ainsi, c’est paradoxalement à propos du caractère essentiellement pensant de la substance qui constitue le moi que Mérian a recours au terme de « sentiment ». Cela apparaît aussi dans la suite du Mémoire de 1755 :

Je ne connais qu’une chose dans mon âme qui paraisse lui être essentielle ; c’est le sentiment du moi, inséparable de mon intelligence ; toutes les autres perceptions sont sujettes à la vicissitude ; ce sont des ombres légères qui ne font que passer devant moi ; celle-ci me suit partout, et ne m’abandonne jamais. Les autres peuvent me tromper, et me trompent en effet ; mais s’il y a quelque chose de certain, c’est assurément que je suis moi-même : c’est par là que mon existence présente se lie à mon existence passée : de là cet intérêt personnel que je prends à

1 « S’il est impossible de douter de sa propre existence, cette impossibilité ne peut venir, que de ce qu’elle est une vérité d’intuition ; vu qu’on peut douter de toute vérité de raisonnement, du moins pour un temps » op. cit., p. 426 ; « Nous avons vu jusqu’ici, que la connaissance de notre être ne nous vient ni par raisonnement, ni par réflexion, ni par aucune voie médiate, ce qui nous autorise à conclure, que nous nous apercevons immédiatement, et intuitivement ; on voit encore par là, que l’apperception de soi-même est le premier acte, et un acte essentiel de l’être intelligent en tant que tel ; vu que toutes les connaissances le présupposent, pendant que lui seul ne présuppose rien. », ibid., p. 433-434.

2 Mérian, « Mémoire sur l’identité numérique » In Choix des mémoires et abrégé de l’Histoire de l’académie

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mon propre individu, et que je répands, dans une juste mesure, sur les choses qui m’environnent. Sans ce sentiment, point de réminiscence, point de pensée, et probablement point d’âme1.

Deux remarques peuvent être faites sur cet usage inattendu d’un terme associé à l’union de l’âme et du corps et à la confusion pour qualifier la conscience que l’intelligence a d’elle-même : 1/ Mérian est en train de critiquer la conception lockéenne de l’identité personnelle fondée sur la seule mémoire des perceptions passées – qui, selon lui, ne sont pas en tant que telles essentielles à l’identité de la personne. Il est possible que Mérian ne fasse ici que reprendre la traduction de l’Essai sur l’entendement humain de Coste, qui se servait à plusieurs reprises du sentiment comme synonyme de la « con-science2 » ; le sentiment, après Arnauld et Coste, peut servir de synonyme de l’aperception claire que la pensée a de ses manifestations. 2/ Si Mérian a recours au sentiment dans le Mémoire de 1755 sans le juxtaposer et l’assimiler aux termes d’intuition et d’aperception comme dans le mémoire précédent, c’est peut-être parce que l’objet dont il traite ne concerne plus seulement l’aperception de l’existence et son immédiateté mais l’identité de la personne à travers le temps. Le sentiment serait davantage disposé à rendre compte de l’unité diachronique de l’individu. En effet, quand il est question de l’identité du moi dans le temps, Mérian ajoute comme condition de cette identité l’intérêt qu’une personne attache à son existence. Or, celui-ci est selon lui indissocelui-ciable de la capacelui-cité de l’individu à être affecté, qui n’est autre que sa sensibilité : « Cajus, écrit-il, est puni comme être sensible, pour une action qu’il a commise comme être libre3 ». La sensibilité est aussi essentielle que la liberté à la définition de la personne dans la mesure où celle-ci n’existe qu’en vue de l’éventuelle récompense ou punition d’un être responsable :

La même personne, dans le sens physique, est le même moi continué dans le même être : dans le sens moral, c’est le même moi continué dans une intelligence qui prend intérêt à son individu, qui est capable de sentir le plaisir et la douleur, et qui par conséquent a pu mériter et démériter par ses actions libres4.

1 Ibid., p. 332.

2 Ainsi, l’expédient de Coste n’est pas aussi irréversible que semble le présenter É. Balibar, dans son introduction « Identité et différence », op. cit. : « con-science » n’annule pas les autres termes dont Coste continue à se servir, même pour signifier le sens original de consciousness, associé à l’identité personnelle. Voir par exemple : « Je répons, dis-je, qu’elle ne peut être résolue que par ceux qui savent quelle est l’espèce de substance qui pensée en eux, et si la con-science qu’on a de ses actions passées, peut être transférée d’une substance pensante à une autre substance pensante. (…) C’est pourquoi nous aurons de la peine à déterminer jusques où le sentiment des actions passées est attaché à quelque agent individuel (…) » (Essai, II, XXVII, 13, trad. Coste, p. 267) ; « (…) quiconque a une con-science, un sentiment intérieur de quelques actions présentes et passées, est la même personne à qui ces actions appartiennent » (ibid., II, XXVII, 16, p. 270).

3 Mérian, op. cit., p. 341.

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L’identité personnelle étant définie par la perspective du jugement, ce n’est pas la mémoire de ses actions qui fait la personne, mais le fait qu’elle était libre quand elle a agi, et qu’elle sera sensible quand elle sera punie1. Ainsi « la personnalité est inaltérable aussi longtemps [que Cajus] sent son existence2 ». Il est probable que le sentiment du moi, dans le mémoire de 1755, ait retrouvé sa consistance affective. Se connaître par sentiment ce n’est plus percevoir son existence de façon immédiate et a priori – ce sur quoi insistait le Mémoire de 1749 –, mais appréhender son existence comme être sensible et éventuellement souffrant. Même si Mérian met l’accent sur cet autre aspect, il continue de considérer que le sentiment est essentiel à la pensée et à l’existence de l’âme3. Finalement utilisé dans les deux mémoires sur la conscience de soi, ce terme vise à tenir ensemble deux aspects essentiels à la personne : son unité absolue et son existence relative, telle qu’elle est liée aux autres hommes qui peuvent lui donner ou à qui elle peut donner du plaisir ou de la douleur, et à Dieu qui le récompensera ou le châtiera.