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La conscience ou le sentiment intérieur

a) Conscience ou réflexion ?

La pensée de Malebranche sur la question de la connaissance de soi est ambivalente. La préface de la Recherche de la vérité de 1674 présente de façon classique cette connaissance comme étant la plus importante de toutes, tout en étant la moins avancée1. La connaissance de soi est d’emblée envisagée comme une science plutôt que comme une démarche psychologique individuelle. Si l’entreprise malebranchiste ne cesse d’inviter le lecteur à rentrer en lui-même, c’est pour y découvrir la lumière de la vérité qui l’éclaire toujours. Dans le sillage du Gnothi Seauthon socratique relayé par la pensée augustinienne, l’invitation à se connaître est une invitation à se tourner vers ce qu’il y a d’universel en nous, la Raison divine, plutôt qu’à se familiariser avec notre psychologie individuelle. De fait, celle-ci est toujours à notre portée, donnée dans l’expérience que nous faisons de ce qui se passe en nous : nos idées, nos sensations, nos sentiments se font constamment connaître par ce « sentiment intérieur » qui rend notre âme présente à elle-même. Et pourtant, cette manifestation permanente et immédiate de ce que nous percevons est ce qui rend vaine toute connaissance de notre âme, ce qui explique que l’exhortation de la préface de la Recherche à la connaissance de nous-mêmes soit immédiatement rapportée au développement de la plus importante des « sciences humaines ». C’est ce paradoxe de la pensée malebranchiste qu’il nous faut rappeler dans un premier temps.

En effet, même si elle a déjà fait l’objet d’un nombre remarquable de commentaires, la conception malebranchiste de la connaissance de l’âme est incontournable pour notre propos : d’une part, en ce qu’elle institue d’une façon inédite dans l’histoire des idées le sentiment comme mode fondamental par lequel l’âme se rapporte à elle-même ; d’autre part, car au sein du corpus malebranchiste lui-même, elle s’impose de façon nette et radicale : force est de reconnaître qu’elle demeure inchangée des premiers aux derniers écrits2. Depuis la première

1 « La plus belle, la plus agréable, et la plus nécessaire de toutes nos connaissances, est sans doute la connaissance de nous-mêmes. De toutes les sciences humaines, la science de l’homme est la plus digne de l’homme. Cependant cette science n’est pas la plus cultivée, ni la plus achevée que nous ayons », Malebranche,

De la Recherche de la vérité, Préface, OC I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 13. La Recherche de la vérité est désormais notée RV. Les œuvres de Malebranche sont toutes citées dans cette édition,

sauf quand nous le signalons.

2 Loin de résulter d’un désir de systématiser la pensée malebranchiste, ce constat s’est imposé au cours d’une lecture attentive de l’ensemble des écrits de l’oratorien à côté de la reconnaissance, sollicitée par la littérature secondaire, de l’évolution de certaines autres thèses du philosophe comme celle de la vision en Dieu. Sur cette dernière, voir par exemple Denis Moreau, Malebranche, Paris, Vrin, 2004, chapitre II, ainsi que la présentation

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édition de la Recherche de la vérité1 jusqu’aux Réflexions sur la prémotion physique2 de 1715, Malebranche affirme que nous ne connaissons point l’âme par son idée mais seulement par conscience ou sentiment intérieur, ce qui revient selon lui à ne pas la connaître mais à seulement la sentir3. Sa position parmi les cartésiens sur la question du statut de la conscience en ressort clairement : 1/ la conscience désigne le mode d’être de toutes les pensées et non cet acte spécifique qu’est la réflexion ; 2/ ce mode d’être n’instaure aucune distance de l’âme vis-à-vis d’elle-même par laquelle elle pourrait se considérer de façon réflexive. Sur le premier point, Malebranche, en plusieurs lieux, invite son lecteur à faire réflexion sur ce que lui apprend son sentiment intérieur ou sa conscience, suggérant par là même la distinction radicale entre le sentiment de ce qui se passe en lui et la connaissance qu’il en prend lorsqu’il se prend pour objet de considération dans une attention délibérée4. Certes, force est de reconnaître que cette différence de nature apparaît obscurcie par la forme substantivée que prend la conscience dans le propos de l’oratorien qui n’hésite pas à écrire que « la conscience » ou « le sentiment intérieur » « nous apprend que5». Sur le second point, exceptée une occurrence ambigüe au livre III de la Recherche d’après laquelle le sentiment intérieur de

de J.-C. Bardout de la Lettre à Régis – qui porte plus spécifiquement sur la formation progressive de la théorie de l’idée efficace – dans le volume des Éclaircissements, Paris, Vrin, 2006. Cette permanence de la conception du sentiment intérieur explique qu’on s’autorise dans le développement qui suit à mobiliser des passages de l’œuvre sans suivre l’ordre chronologique.

1 « Il n’en est pas de même pour l’âme : nous ne la connaissons point par son idée : nous ne la voyons point en Dieu : nous ne la connaissons que par conscience ; et c’est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons de notre âme que ce que nous sentons se passer en nous », RV, III, I, VII, IV, OC I, p. 349.

2 « Mais la plupart des hommes ne font point assez de réflexion sur la différence qu’il y a entre connaître et sentir ; entre une connaissance claire et évidente, et le sentiment intérieur. Ils s’imaginent qu’ils connaissent clairement ce qu’ils sentent vivement (…) », Réflexions sur la prémotion physique, VIII, p. 31 ; nous citerons les

Réflexions sur la prémotion physique dans l’édition des Œuvres complètes de Malebranche d’André Robinet,

tome XVI, Paris, Vrin-CNRS, 1974 (désormais RPP).

3 Certains commentateurs insistent cependant sur le fait que cette idée ne s’affirme pas avec toute sa radicalité dès la première édition de la Recherche de la vérité. Voir par exemple A. Robinet, Système et existence

dans l’œuvre de Malebranche, Paris, Vrin, 1965, Livre II, Section I, chapitre I, §6 ; Philippe Desoche, « « Dic

quia tu libi lumen non est » : Augustin et la philosophie malebranchiste de la conscience », in Corpus, revue de

philosophie, n°37, Université Paris X Nanterre, 2000, pp. 169-207.

4 Par exemple : « Une attention médiocre au sentiment intérieur que nous avons de ce qui se passe en nous, pourra nous convaincre de ces différences », Traité de la Nature et de la Grâce (désormais TNG), II, XXXIII, OC II, p. 91 ; « La connaissance de l’homme est de toutes les sciences la plus nécessaire à notre sujet. Mais ce n’est qu’une science expérimentale, qui résulte de la réflexion qu’on fait sur ce qui se passe en soi-même »,

Traité de morale (désormais TM) I, V, XVII, OC II, p. 469 ; « C’est aux lecteurs à faire réflexion sur ce qui se

passe en eux, pour juger si ce que je dis s’accorde avec le sentiment intérieur qu’ils ont d’eux-mêmes. », RPP, VIII, p. 23.

5 Par exemple : « c’est le sentiment intérieur que nous avons de nos pensées qui nous apprend que nous sommes », RV, Écl. I, OC I, p. 807 ; « Enfin le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes, nous apprend que nous pouvons rejeter un fruit, quoique nous soyons portés à le prendre », TNG, III, I, III, OC II, p. 110 ; « Sa conscience [celle du père Boursier] lui apprend qu’il veut invinciblement être heureux (…) », RPP, V, p. 16 ; « Le sentiment intérieur lui apprend [à l’âme] qu’elle a un vrai pouvoir (…) », ibid., VIII, p. 38.

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quelqu’un « le représente sans cesse à lui-même tel qu’il est1 » et qui suggère que la conscience se déploie dans une forme de réflexivité immanente, Malebranche oppose constamment la modalité de l’âme qu’est le sentiment à l’idée, précisément définie par son caractère représentatif2. Ce sentiment par lequel elle est consciente de ce qui se passe en elle n’est rien d’autre, pour Malebranche, qu’une forme d’expérience. C’est notamment à l’occasion de sa controverse avec Arnauld3 que Malebranche rappelle cette identité : « Par sentiment, j’entends ce que chacun sent en soi-même4 ». Dès lors,

Nous ne pouvons point découvrir, si l’âme est ou n’est pas capable de plaisir, en contemplant l’idée prétendue qui la représente : c’est le sentiment ou l’expérience qui nous l’apprend d’une manière confuse et nullement intelligible5.

De la sorte, Malebranche répond à Arnauld qui tentait de rabattre le sentiment sur ce que ce dernier nomme, comme on l’a vu, « réflexion virtuelle ». Arnauld n’envisage pas qu’il puisse y avoir un premier degré de conscience qui ne soit pas déjà structuré par la forme réflexive. S’il est prêt à concéder que ce que Malebranche nomme « sentiment » ne soit pas d’emblée une représentation claire, il refuse d’y voir une impossibilité de droit : l’accès de ce qu’il considère être un premier degré de connaissance à une idée évidente est simplement suspendu à la mise en place d’une réflexion expresse6. Malebranche, lui, n’accepte jamais cet optimisme épistémique en psychologie. On retrouve jusque dans ses Réflexions sur la

prémotion physique l’opposition qu’il a théorisée dès la publication du second volume de la

1 « (…) je suis assuré aussi, que si quelqu’un veut raisonner sur la nature de l’âme il ne doit consulter que ce sentiment intérieur, qui le représente sans cesse à lui-même tel qu’il est (…) », RV, III, I, I, III, OC I, p. 300.

2 « Mais il est si faux que les modalités de l’âme soient représentatives de tous les êtres, qu’elles ne le peuvent être d’aucun, pas même de ce qu’elles sont : car quoique nous ayons sentiment intérieur de notre existence et de nos modalités actuelles, nous ne les connaissons nullement », Ibid., IV, XI, III, p. 460.

3 Précisons d’emblée que nous ne traiterons pas pour elle-même de la controverse entre ces deux cartésiens ; pour une étude générale de cette controverse, voir D. Moreau, Deux cartésiens, La polémique entre Antoine

Arnauld et Nicolas Malebranche, Paris, Vrin, 1999 ; pour des analyses portant plus spécifiquement sur la

connaissance de l’âme, voir G. Rodis-Lewis, Nicolas Malebranche, chapitre VIII, Paris, P.U.F., 1963 ; Aloyse R. Ndiaye, La philosophie d’Antoine Arnauld, Paris, Vrin, 1991, p. 285-292. Contentons-nous de rappeler que d’après Arnauld, la thèse malebranchiste de la connaissance de l’âme par sentiment aboutit à l’impossibilité de démontrer par la seule raison naturelle l’immortalité de l’âme que la foi enseigne. Voir la Lettre au P. Quesnel du 18 janvier 1680.

4 Réponses aux vraies et aux fausses idées, chapitre XXIII, II, édition A. Robinet, OC VI, Paris, Vrin, 1966,

267-268.

5 Ibid., IV, p. 161.

6 « Or, quand on voudrait douter si la perception que nous avons de notre pensée lorsque nous la connaissons comme par elle-même, sans réflexion expresse, est proprement une idée, on ne peut nier au moins qu’il ne nous soit facile de la connaître par une idée ; puisque nous n’avons pour cela qu’à faire une réflexion expresse sur notre pensée. Car alors cette seconde pensée, ayant pour objet la première, elle en sera une perception formelle, et par conséquent une idée. Or cette idée sera claire, puisqu’elle nous fera apercevoir très évidemment ce dont elle est idée. Et par conséquent il est indubitable que nous voyons par des idées claires ce que nous voyons par sentiment et par conscience, bien loin qu’on doive regarder comme opposées ces deux manières de connaître, ainsi que fait partout l’Auteur de la Recherche de la vérité », Arnauld, Des Vraies et des fausses idées, chapitre XXIV, op.cit., p. 197-198.

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Recherche de la vérité, en 1775, entre sentir et connaître : « la plupart des hommes ne font pas

assez de réflexion sur la différence qu’il y a entre connaître et sentir, entre une connaissance claire et évidente et le sentiment intérieur1 ». De façon générale, la connaissance repose pour Malebranche sur l’appréhension des idées qui seules font connaître les propriétés des êtres qu’elles représentent et qui sont situées dans la seule substance intelligible, Dieu. Au livre IV de la Recherche, l’opposition entre connaître et sentir est complétée par la mise en perspective des situations respectives de l’homme et de Dieu par rapport à l’âme : la connaissance que Dieu a de notre âme exclut qu’il la sente. C’est justement parce qu’il ne s’y rapporte pas par le sentiment qu’il peut en avoir une représentation claire et distincte, condition de toute connaissance2. Rappelons les caractères du sentiment intérieur qui expliquent la position de Malebranche.

b) L’expérience obscure et limitée de l’âme.

C’est seulement au chapitre VII du livre III de la Recherche de la vérité que Malebranche expose sa conception de la connaissance de l’âme par sentiment intérieur : celle-ci est imparfaite parce que nous ne connaissons l’âme « que par conscelle-cience3 » ; « Nous ne savons de notre âme que ce que nous sentons se passer en nous » alors que nous connaissons Dieu directement en lui-même, et les corps, certes indirectement, mais toujours en Dieu, dans la raison duquel résident les idées qui les rendent intelligibles. Permettons-nous de rappeler brièvement les traits essentiels de cette conception. Dans ce chapitre, la collusion de l’âme avec elle-même et l’impression qu’elle reçoit immédiatement de chacune de ses modifications sont d’emblée présentées comme une condition restrictive de connaissance4. A contrario, selon Descartes, la présence constante de l’esprit à lui-même était ce qui en rendait la connaissance très claire. Dans cette lignée, la tradition cartésienne telle que Malebranche la rapporte considère que la nature d’une substance est connue « d’autant plus distinctement que l’on en connaît davantage d’attributs5 » ; l’esprit est donc l’objet dont on connaît le plus

1 RPP, VIII, p. 29.

2 « Il y a bien de la différence entre se sentir et se connaître. Dieu qui agit incessamment dans l’âme la connaît parfaitement : il voit clairement sans souffrir la douleur, comme l’âme doit être modifiée, afin qu’elle en souffre : mais l’âme au contraire souffre la douleur, et ne la connaît pas. Dieu la connaît sans la sentir, et l’âme la sent sans la connaître », RV, IV, XI, III, OC I, p. 460. Sur la structure représentative de la connaissance chez Malebranche et le statut de l’idée comme intermédiaire entre l’âme et les objets qu’elle connaît, voir J.-C. Bardout, Malebranche et la métaphysique, chapitre II, Paris, P.U.F., 1999.

3 RV, III, II, VII, IV, OC I, p. 349.

4 Ce point a été traité par les plus grands commentateurs ; parmi ceux qui ont insisté sur la solution de continuité entre sentiment et connaissance voir A. Robinet, op. cit., Livre II, section V ; Martial Gueroult,

Étendue et psychologie chez Malebranche, Leçon V, Paris, Vrin, 1987.

5 RV, XIe Écl., OC I, p. 937. Voir Descartes, Principes de la philosophie, I, 11 : « Cette même lumière nous montre aussi que nous connaissons d’autant mieux une chose ou substance, que nous remarquons en elle

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d’attributs car chaque objet que l’on pense est une manière de le connaître à nouveau par cette opération. Le XIe Éclaircissement vise justement à retourner cet argument en montrant que ce qui est déterminant pour la connaissance n’est pas le nombre d’attributs remarqués mais la

manière dont ils sont connus. Les cartésiens, trop préoccupés qu’ils sont par la recherche de la

distinction, i.e. par la possibilité d’identifier l’objet par un nombre maximal de marques – ce qui représente pour eux le degré ultime de la connaissance de l’objet – en oublient la clarté, qui est pourtant la première condition épistémique. Ainsi, l’âme est un objet dont nous connaissons un nombre infini d’attributs de façon confuse ; la distinction, aussi fine soit-elle, n’ajoute rien à la clarté de la connaissance si elle est obtenue de façon inintelligible :

Mais qui ne voit qu’il y a bien de la différence entre connaître par idée claire, et connaître par conscience ? Quand je connais que 2 fois 2 sont 4, je le connais très clairement, mais je ne connais point clairement ce qui est en moi qui le connaît. Je le sens, il est vrai ; je le connais par conscience ou sentiment intérieur. Mais je n’en ai point d’idée claire comme j’en ai des nombres, entre lesquels je puis découvrir clairement les rapports. Je puis compter qu’il y a dans mon esprit trois propriétés, celle de connaître que 2 fois 2 sont 4, celle de connaître que 3 fois 3 sont 9, et celle de connaître que 4 fois 4 sont 16. Et, si on le veut même, ces trois propriétés seront différentes entre elles, et je pourrai ainsi compter en moi une infinité de propriétés. Mais je nie qu’on connaisse clairement la nature des choses que l’on peut compter. Il suffit pour les compter de les sentir1.

Malebranche montre que l’argument des cartésiens repose en fait sur un passage en force : celui consistant à attribuer la clarté qui revient à l’objet connu par l’esprit – le rapport entre 16 et 4 –, à l’esprit qui le connaît – mon esprit qui divise 16. Ce refus tient à ce que la clarté n’est pas réductible, pour Malebranche, à la présence manifeste de l’objet pour l’esprit – comme Descartes l’avait définie dans les Principes2 – mais qu’elle est synonyme d’intelligibilité a priori : comme il l’énonce plus avant dans l’Eclaircissement, une idée est claire quand on peut, en la consultant, découvrir les modifications dont son objet est capable3. Or, une première lacune est que nous avons besoin de sentir les propriétés de l’âme pour les connaître – celles-ci ne nous sont pas données par la simple vue d’une représentation. Certes, cette voie a posteriori nous permet de disposer des modifications de l’âme, mais elle nous les livre dans la plus grande confusion. L’inintelligibilité du sentiment que nous avons de l’âme est une seconde lacune de taille ; là réside l’enjeu du passage cité. Si le sentiment que nous

davantage de propriétés ; or, il est certain que nous en remarquons beaucoup plus en notre pensée qu’en aucune autre chose, d’autant qu’il n’y a rien qui nous excite à connaître quoi que ce soit, qui ne nous porte encore plus certainement à connaître notre pensée », AT IX-2, p. 29.

1 Malebranche, op. cit., p. 937.

2 « J’appelle claire celle [la perception] qui est présente et manifeste à un esprit attentif », Descartes,

Principes, I, 45, AT, IX-2, p. 44.

3 « Nous pouvons dire que nous avons une idée claire du corps, parce qu’il suffit de consulter l’idée qui les représente pour reconnaître les modifications dont il est capable », Malebranche, op. cit., p. 934.

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avons suffit, d’après l’expression employée par Descartes lui-même, à « dénombrer1 » les actions de notre âme et à les identifier comme étant ses propriétés, il ne suffit pas à les comparer entre elles pour en découvrir les rapports. Non seulement on ne peut comparer son esprit avec les autres mais on ne peut, à l’intérieur de l’esprit, « déterminer exactement2 » le rapport qui relie les différentes modalités d’un genre pourtant identique – comme le plaisir et la douleur ou le vert et le rouge. Connaître pour Malebranche c’est pouvoir dire « de combien3 » les éléments diffèrent entre eux ; le titre de connaissance se trouve par là même réservé à celle qui s’exerce dans la physique mathématique à partir de la matière conçue comme étendue4. Dénombrer les propriétés d’une substance, ce qu’on peut faire simplement par le sentiment qu’on en a, ne permet pas de connaître cette substance5. Comme cela a été déjà très bien expliqué par les commentateurs, la grande rupture de Malebranche avec Descartes et les cartésiens concernant la connaissance que l’âme a d’elle-même dérive, on le voit, de la restriction que le premier fait subir à la définition de l’idée claire6.

Le propre des modifications de l’âme qui apparaît en creux, est qu’elles sont toujours