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Des reproches secrets de la raison aux sentiments intérieurs

A - Malebranche et les reproches secrets de la raison

2) Des reproches secrets de la raison aux sentiments intérieurs

Le texte du Traité de morale va renforcer la dimension affective des reproches secrets de la raison. Dans le chapitre V du premier livre, Malebranche distingue clairement les deux manières que l’homme a de se rapporter à l’ordre : quand il connaît son devoir par des idées claires, ou quand il s’y rapporte par « des sentiments intérieurs », comme dans le cas où il agit mal et que « le reproche secret de la Raison3 » le reprend. Cette « voix courte et sûre du sentiment » nous indique si « nous suivons ou abandonnons l’Ordre immuable4 ». La formule n’est pas sans rappeler celle que Malebranche a utilisée dans la Recherche de la vérité pour qualifier l’instinct de sentiment qui, par des sentiments de plaisir et de douleur, doit nous instruire de l’utilité des corps en vue de notre conservation d’une façon rapide et efficace. Conformément à ces affections sensibles, ces reproches ne nous font pas connaître l’être de l’objet indépendamment de nous, mais seulement notre rapport à lui ; à travers le remords que nous éprouvons d’avoir mal agi, ou, comme cela est suggéré dans ce passage, à travers le plaisir que nous avons de suivre l’ordre, nous avons une connaissance relative et en quelque sorte indirecte de ce que la raison divine nous enjoint de faire – Malebranche semble désormais concéder que le sentiment puisse aussi nous instruire quand nous suivons l’ordre ;

1 RV, Écl., I, OC I, p. 800.

2 RV, I, II, V, OC I, p. 36.

3 « La connaissance de l’ordre qui est notre loi indispensable, est mêlée d’idées claires et de sentiments intérieurs. Tout homme sait qu’il vaut mieux être juste que riche, que souverain, que conquérant. Mais tout homme ne le voit pas par idée claire. Les enfants et les ignorants savent bien quand ils font mal. Mais c’est le reproche secret de la Raison qui les reprend : ce n’est pas toujours que la lumière les éclaire. », TM, I, V, XIX, OC II, p. 469.

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mais il ne donne pas d’expression symétrique à celle des « reproches secrets de la raison » pour qualifier cette situation.

Il est intéressant de voir que Malebranche parle ici de sentiments « intérieurs », déclinant pour la première fois « le sentiment intérieur » au pluriel ; cela confirme qu’il rapproche désormais les reproches secrets de la raison de la variété des sentiments issus de l’union de l’âme et du corps et les éloigne du modèle du sentiment intérieur universel relatif au désir de bonheur. Le paragraphe suivant dans lequel Malebranche met en garde le lecteur contre la ressemblance de ce sentiment avec les « inspirations secrètes des passions1 » semble étayer ce déplacement. Dans le Traité de morale, l’évidence des reproches secrets de la raison n’est plus comparable à une lumière qui éclaire même les plus aveuglés, mais apparaît du même ordre que celle des sentiments confus2. Toutefois, cette perte est en même temps un gain pour la réalisation effective de l’ordre :

Car l’ordre, pris spéculativement et précisément en tant qu’il renferme les rapports de perfection, éclaire l’esprit sans l’ébranler ; et l’ordre, considéré comme la loi de Dieu, comme la loi de tous les esprits, considéré précisément en tant qu’il a force de loi, car Dieu aime, et veut invinciblement qu’on aime l’Ordre, (…) ; l’ordre, dis-je, comme principe et règle naturelle et nécessaire de tous les mouvements de l’âme, touche, pénètre, convainc l’esprit sans l’éclairer3.

En identifiant les reproches secrets de la raison à des sentiments intérieurs, Malebranche concède que l’homme puisse appréhender le bien et le mal dans une perception simple4 et ainsi par une autre voie que celle par laquelle il appréhende les rapports de perfection entre les êtres dans la vision en Dieu :« On peut voir l’ordre par idée claire, mais on le connaît aussi par sentiment5 ». Cette concession n’est pas seulement négative ; elle

s’explique aussi par la reconnaissance du caractère dynamique et pratique du sentiment. Rappelons que la connaissance de l’ordre par lumière prend pour objet les rapports de perfection entre les êtres : elle formule qu’une bête est plus estimable qu’une pierre, et qu’un ami est plus estimable qu’une bête6. Elle applique des proportions aux réalités selon les critères du bien et du mal et effectue par là de véritables jugements. Si les réalités considérées ne sont pas quantifiables comme les rapports de grandeur qui constituent les vérités, elles sont

1 Ibid., I, V, XX, p. 470.

2 Rappelons que le XIe Éclaircissement a opposé nettement la clarté de la connaissance par idées claires et la confusion de la connaissance par sentiment.

3 TM, I, V, XIX, OC II, p. 470.

4 Le combat de Hutcheson contre les rationalistes consistera justement à déplacer la notion de bien du champ de la connaissance propositionnelle et démonstrative à celui de la connaissance perceptive.

5 Ibid., I, V, XIX, p. 469. Nous soulignons. La vision des rapports de perfection demeure le mode parfait de connaissance de l’ordre : « Et celui qui voit ces rapports de perfection, voit des vérités qui doivent régler son estime, et par conséquent cette espèce d’amour que l’estime détermine », ibid., I, I, XIII, p. 429.

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toutefois comparables, et constituent ainsi des objets pour la connaissance par idées1. Depuis le Xe Éclaircissement, Malebranche a élargi la vision en Dieu à ces rapports moraux. Ce qui est intéressant est que, selon Malebranche, la vision d’un rapport ne puisse pas « ébranler » l’esprit, c'est-à-dire produire dans la volonté un mouvement qui l’incline à tendre vers l’objet ou à le fuir. Les vérités purement spéculatives n’ont pas de pouvoir sur le désir et restent sans effet sur la conduite2. Pour cette raison, il importe à l’oratorien que l’ordre ne soit pas seulement connu comme vérité mais aussi aimé comme loi, afin que les hommes désirent le réaliser par leurs actions. Ainsi, quand il expose le plan qu’il suivra dans son Traité de

morale, Malebranche répartit les tâches entre lumière et sentiment :

J’examinerai d’abord les moyens que nous avons pour devenir éclairés sur nos devoirs. La lumière doit toujours passer la première, outre qu’il dépend beaucoup plus de nous de voir le bien que de le goûter. Car ordinairement nos volontés sont les causes occasionnelles directes et immédiates de nos connaissances, et elles ne le sont jamais de nos sentiments. Ensuite j’examinerai quelles sont les causes occasionnelles de nos sentiments, et le pouvoir que nous avons sur elles, afin que par leur moyen nous puissions déterminer l’Auteur de la grâce et de la nature à nous toucher de manière que l’amour de l’Ordre se réveille et nous anime, et que l’amour-propre ou la concupiscence demeure sans mouvement3.

La vision lumineuse serait en charge de la connaissance de l’ordre et le sentiment devrait susciter un mouvement d’amour à son égard. Dès lors, il est remarquable que dans le chapitre V du premier livre du Traité de morale que nous avons cité, Malebranche affirme que le sentiment n’a pas seulement le pouvoir d’ébranler l’esprit, de le mettre en mouvement, mais aussi, en le touchant, de le convaincre. Malebranche semble élargir la fonction qui revient au sentiment ; peut-être s’agit-il d’abolir de la sorte la solution de continuité existant entre la connaissance spéculative de l’ordre d’un côté et l’amour de l’ordre de l’autre. Cette nouvelle prérogative permet que, dans le même mouvement, l’ordre soit connu comme vérité et comme loi – le problème du passage de la vision ou de la connaissance au désir de l’ordre serait alors résolu. La connaissance par sentiment de l’ordre susciterait le désir immédiat de le réaliser. En revanche, si l’ordre était connu de façon purement spéculative, les hommes ne deviendraient pas plus vertueux par cette connaissance4 ; une connaissance complète des lois

1 « (…) j’entends généralement par des idées claires toutes celles qui répandent quelque lumière dans l’esprit de ceux qui les contemplent, ou desquelles on peut tirer des conséquences certaines. Ainsi je mets au nombre des idées claires, non seulement les simples idées : mais les vérités qui renferment les rapports qui sont entre les idées. Je mets de ce nombre les notions communes, les principes de Morale, en un mot toutes les vérités claires, soit par elles-mêmes, soit par démonstration, soit même par une autorité infaillible, quoiqu’à parler exactement ces dernières vérités soient plutôt certaines que claires et évidentes », Ibid., I, V, XV, p. 468.

2 « Jamais l’âme n’est mieux convaincue de la présence de son bien, que lorsqu’elle se trouve actuellement touchée du plaisir qui la rend heureuse », Ibid., I, IV, XVII, p. 460.

3 Ibid., I, IV, XVIII, p. 461.

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morales ne peut donc se réduire à leur vision intellective1. Ainsi, l’inclination vers le Bien, qui suit de l’impression que Dieu imprime continuellement en l’homme, n’est pas une impulsion aveugle mais une forme de connaissance, une conscience de ce qu’il faut faire ou de ce qui est bien. De même, les reproches secrets de la raison, ne sont pas réductibles à leur dimension pratique et affective dans la mesure où leur caractère relatif, en même temps qu’il particularise la connaissance en la faisant dépendre du cas individuel, manifeste l’existence d’une interaction entre le sujet et un objet distingué de lui. Par eux se manifeste la présence d’un objet dont l’esprit sent qu’il s’impose à lui – la loi divine –, et à propos duquel il peut adopter cette forme d’assentiment qu’est la conviction.

Ces thèses font de Malebranche un précurseur de la conscience très répandue au XVIIIe siècle de la spécificité des valeurs et du mode de connaissance qui leur est associé : la connaissance par sentiment est mobilisée dans son œuvre pour répondre au problème moral de la nécessaire force pratique des vérités de morale. Pour F. Alquié qui a consacré un long commentaire à la question, Malebranche aurait compris qu’« une valeur ne se voit pas », mais qu’« elle se reconnaît au sein d’un mouvement intérieur à l’âme2 ». En ce sens, il rappelle que dès les premières éditions de la Recherche de la vérité, Malebranche avait distingué au livre III la connaissance que les esprits ont de l’ordre comme vérité, par leur union avec le verbe, et la connaissance qu’ils ont de cet ordre comme loi, par leur union avec sa volonté produisant en eux une impression vers le Bien3 :

Car la connaissance de toutes ces lois, ou de l’obligation qu’ils ont de se conformer à l’ordre immuable, n’est pas différente de la connaissance de cette impression, qu’ils sentent toujours en eux-mêmes, quoiqu’ils ne la suivent pas toujours par le choix libre de leur volonté ; et qu’ils savent être commune à tous les esprits, quoiqu’elle ne soit pas également forte dans tous les esprits4.

Connaître une impression en nous, et ici, celle que Dieu produit pour que nous aimions l’ordre, c’est connaître une modification de notre âme, ce qui suppose le recours au sentiment par lequel nous connaissons ce qui n’est pas distingué de nous. Ainsi, dès la Recherche de la

vérité, le caractère obligatoire des lois éternelles ne serait pas vu mais senti par l’individu, à la

différence des autres vérités. Nous partageons en partie la lecture de F. Alquié car elle éclaire de nombreux passages de l’oratorien, mais nous pensons qu’elle doit être précisée : dans les

1 C’est l’hypothèse de lecture que propose F. Alquié pour expliquer que Malebranche accorde par moments une place au sentiment dans la connaissance de l’ordre, à l’instar du paragraphe XIX du chapitre V de la première partie du TM. Cf. Alquié, op. cit., pp. 320-324.

2 Ibid., p. 321.

3 « Mais, c’est par l’impression qu’ils reçoivent sans cesse de la volonté de Dieu, lequel les porte vers lui, et tâche, pour ainsi dire, de rendre leur volonté entièrement semblable à la sienne, qu’ils connaissent que l’ordre immuable est leur loi indispensable (…) », RV, III, II, VI, OC I, p. 345.

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passages cités – notamment dans le dernier où Malebranche précise que « la connaissance de toutes ces lois » est synonyme de la connaissance « de l’obligation qu’ils ont de se conformer à l’ordre » –, ce qui est connu par sentiment est toujours la dimension prescriptive de la loi ou de la volonté divine, la nécessité de s’y conformer pour être heureux, qui, finalement, revient au principe général de poursuivre le bien en toutes choses. Le sentiment n’appréhende pas les lois en elles-mêmes ou l’ordre considéré indépendamment de notre position par rapport à lui ; c’est seulement par la lumière que l’homme peut s’élever à cette connaissance de l’ordre, à laquelle Malebranche n’a jamais renoncé. La connaissance de l’ordre par sentiment n’est pour lui qu’un pis-aller, dans la mesure où les sentiments par lesquels nous savons que nous suivons ou abandonnons l’ordre demeurent purement affectifs.