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Un sujet d’affections

Si Condillac envisage une possible distinction entre les sensations et le sentiment, ce n’est pas entre d’un côté un sentiment inné qui pourrait révéler la substance du sujet et de l’autre des sensations reçues : les sentiments, on l’a vu, accompagnent les sensations. Ainsi, le chapitre VI du premier livre du Traité des sensations établit que la conscience que le sujet a de lui-même dépend du développement des opérations de l’âme à partir de la sensation. Toutefois, loin qu’il permette de clore le problème de l’identité, il contribue à compliquer la question : en effet, dans ce chapitre, le corrélat de ce que nous venons d’exposer est que « le MOI n’est que la collection des sensations qu’elle [la statue] éprouve et de celles que la mémoire lui rappelle3 ». Comment Condillac parvient-il à combiner cette thèse avec celle qu’il défend par ailleurs contre Buffon, à savoir que tout être sentant est doté d’une âme ? La statue peut-elle appréhender une telle unité substantielle à partir de ses sensations ?

Le chapitre VI du premier livre du Traité des sensations, établit clairement que la perception du moi n’est pas reçue a priori, mais à proportion des sensations que la statue

1 Ibid., I, VI, 2, p. 89.

2 Ibid., I, VI, 3, p. 90-91.

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reçoit ; mais dans la suite du Traité, plusieurs passages obscurcissent cette affirmation, à commencer par le chapitre XII du même livre qui marque l’étape de la réunion dans la statue des différentes sensations venues de l’odorat, de l’ouïe, et du goût. Au moment où la statue est prise dans cette collection de sensations multiples, Condillac explique que c’est « dans la manière d’être où elle se retrouve toujours qu’elle doit sentir ce moi, qui lui paraît le sujet de toutes les modifications dont elle est susceptible1 ». Le sentiment du moi semble ici dériver d’une manière d’être qui demeure, ce qui contredit l’affirmation précédente d’après laquelle le moi résulte d’un ensemble de sensations : en fin de compte, le sentiment du moi résultant de l’expérience sensible dériverait malgré tout d’une manière d’être unique et substantielle. Notons que cette conclusion s’inscrit dans la suite d’une expérience de pensée d’après laquelle la statue pourrait avoir une succession de sensations sur fonds d’une sensation continue, qui à la différence des autres, demeurerait toujours en lui. C’est seulement à la lumière des remarques postérieures du livre IV qu’on pourra réellement comprendre ce que recèle cette hypothèse de pensée.

Avant cela, notons qu’un autre passage semble aller à l’encontre de l’affirmation du début du Traité. C’est celui inaugurant le livre II qui porte sur le toucher. Condillac y fait droit à un « sentiment fondamental » ou moindre sentiment auquel pourrait être réduit une statue bornée au sens du toucher :

Notre statue, privée de l’odorat, de l’ouïe, du goût, de la vue, et bornée au sens du toucher, existe d’abord par le sentiment qu’elle a de l’action des parties du corps, les unes sur les autres, et surtout des mouvements de la respiration : voilà le moindre degré de sentiment où l’on puisse la réduire. Je l’appelerai sentiment fondamental, parce que c’est à ce jeu de la machine que commence la vie de l’animal : elle en dépend uniquement2.

Ce sentiment fondamental résulte de l’action des parties du corps les unes sur les autres : c’est un toucher interne à la statue, précédant la rencontre du corps et des objets extérieurs – ce tact intérieur auquel se référera Maupertuis dans l’Examen de 1756. Il représente un intermédiaire entre un sentiment inné du moi, et un sentiment du moi qui serait constitué de façon complètement empirique, issu de la multiplication des sensations. Condillac fait ici droit à un sentiment irréductible à la sensation venue de l’expérience externe. C’est là une concession étonnante pour celui qui reproche à Locke d’avoir maintenu ce principe interne d’idées que représente la réflexion : Rousseau lui-même exigera que le jeune Émile entre en contact avec les corps extérieurs, sente leur dureté, pour que naisse en lui la conscience de lui-même.

1 Ibid., I, XII, 3, p. 122.

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Ce sentiment fondamental suffit-il pour procurer à la statue le sentiment du moi ? La suite du texte est subtile :

Enfin, nous remarquerons qu’elle pourrait dire moi, aussitôt qu’il est arrivé quelque changement à son sentiment fondamental. Ce sentiment, et son moi, ne sont par conséquent dans l’origine qu’une même chose (…)1.

Au début de son existence, la statue désigne bien ce sentiment fondamental lorsqu’elle parle de soi, car c’est à cette manière d’exister primitive qu’elle rattache toute modification qui lui arrive. Toutefois, cette identification entre le sentiment fondamental et le moi n’apparaît qu’à la condition que survienne une modification de ce sentiment. Par lui-même, il est donc insuffisant pour lui donner le sentiment qu’elle existe. Ce n’est que par la perception d’un changement d’état qui lui arrive que la statue sent qu’elle est un être affecté par des événements2.

C’est seulement au livre IV que s’éclaire la conception condillacienne du sentiment d’existence ou sentiment du moi. En fin de compte, l’abbé refuse explicitement que le sentiment d’existence résulte d’une manière d’être qui demeure. Bien au contraire, quand une manière d’être demeure de manière égale, le sentiment d’existence diminue :

Quelquefois notre conscience, c'est-à-dire le sentiment de ce qui se passe en nous, partagée entre un grand nombre de perceptions qui agissent sur nous avec une force à peu près égale, est si faible, qu’il ne nous reste aucun souvenir de ce que nous avons éprouvé. À peine sentons-nous pour lors que sentons-nous existons ; des jours s’écouleraient comme des moments sans que sentons-nous en fissions la différence, et nous éprouverions des milliers de fois la même perception, sans remarquer que nous l’avons déjà eue3.

À ce stade du Traité, il est, comme on l’a vu, tenu pour acquis que la conscience de soi est suspendue à la réception de sensations. Ce qu’ajoute Condillac est que cette conscience suppose que ces sensations soient non seulement distinctes mais surtout d’intensité variable. En effet, le déclin du sentiment de soi n’est pas lié à la diminution du nombre des modifications mais à la régularité de leur intensité. Dans ce cas, la statue n’a plus les moyens de sentir qu’elle change, et qu’elle existait d’une autre manière avant ce changement. La conscience est à ce point liée à la modification, c'est-à-dire au changement, que cet état de permanence revient pour la statue à ne plus avoir conscience de rien. Plus rien ne permet alors à la distance existant entre ses modifications et son sentiment de se maintenir puisque la statue

1 Ibid., II, I, 3, p. 125.

2 Le sentiment fondamental tel qu’il est présenté en II, II, §1-2 présente certaines caractéristiques semblables à celles que Lelarge de Lignac a attaché au sentiment de la coexistence de son corps dans la VIIe des Lettres à

un matérialiste de 1752 : il est confus et il ne donne pas accès au détail des membres du corps mais seulement à

une impression d’ensemble.

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ne sentant rien, elle n’est plus en mesure de sentir qu’elle sent. Le sentiment d’existence est donc subordonné à la vivacité de la conscience, qui, loin de renvoyer à un sentiment fondamental du moi, s’identifie au « sentiment de ce qui se passe en nous », c'est-à-dire au sentiment de nos modifications. Sans modifications, la statue n’a nul sentiment d’existence : Condillac prend au mot l’analyse de Malebranche. En y associant, semble-t-il, l’analyse de Hume1, il explique que le sentiment du moi provient de l’observation de la succession des modifications de la statue :

Etonnée de ce qui se passe en moi, je m’observe avec encore plus d’attention. À chaque instant je sens que je ne suis plus ce que j’ai été. Il me semble que je cesse d’être moi, pour redevenir un autre moi-même. Jouir et souffrir font tour à tour mon existence ; et par la succession de mes manières d’être, je m’aperçois que je dure2.

À première vue, la succession des manières d’être détruit tout sentiment d’une continuité d’existence et donne au contraire l’impression d’une transformation permanente du moi. Or, c’est précisément cette succession des manières d’être qui fait percevoir à la statue qu’elle est un sujet qui dure. Pour arriver à cette conclusion, Condillac doit au moins supposer l’existence de la conscience dans le sens qu’il lui a donné dans le passage cité ci-dessus du chapitre VII du livre IV, comme sentiment de ce qui se passe en nous ; toutefois, jamais n’a-t-il recours au postulat que chaque sensation porte en elle l’aperception de soi3. Selon lui, la statue n’a pas le sentiment qu’une de ses manières d’être, qui serait la plus substantielle de ses modifications, demeure à travers les changements, mais qu’elle change au gré des transformations de la sensation. Le sentiment du moi ne résulte que de la durée née de la succession des manières d’être, et non de la conscience d’un sujet qui perdure à travers les changements. Ainsi, Condillac, tout en s’inspirant de la conception humienne du moi qui ne voit dans ce nom qu’une accumulation de perceptions, se distingue du philosophe écossais en insistant sur l’idée de durée qui naît malgré tout de cette multiplicité de perceptions. Peut-être est-ce parce qu’il a fait des modifications reçues par la statue autant de façons de « jouir et de souffrir » qu’elles peuvent ainsi faire impression et produire le sentiment de la durée. Les perceptions qui font le moi ne sont pas n’importe quelles perceptions, mais bien ces sentiments de plaisir ou de douleur qui accompagnent toutes les sensations et qui les rattachent à un être vivant, mû par le souci de se conserver. Alors que le moi humien apparaît comme un moi abstrait, le moi condillacien trouve un fondement réel dans un être caractérisé par ses besoins.

1 L’édition anglaise du Traité de la nature humaine paraît en 1739, et sa traduction française en 1746.

2 Traité des sensations, IV, VIII, 1, p. 297.

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Condillac fera un pas de plus dans le Traité des animaux, en affirmant tout à la fois l’unité de la personne, de l’être sentant et de la substance modifiée :

L’unité de personne suppose nécessairement l’unité de l’être sentant ; elle suppose une seule substance simple, modifiée différemment à l’occasion des impressions qui se font dans les parties du corps1.

Cette évolution d’un moi issu de la succession des perceptions à un moi leur préexistant sous forme de substance aura de quoi surprendre le lecteur du Traité des sensations ; mais Condillac, dans le Traité des animaux, est aux prises avec la conception de Buffon. Ce dernier distingue en l’homme deux principes de la sensibilité, l’un corporel et l’autre spirituel et n’accorde aux bêtes qu’une sensibilité corporelle. Nous pensons que c’est le refus d’un tel redoublement des principes qui explique en grande partie cette concession de Condillac à une unité primordiale, i.e. à un « moi » substantiel dans l’écrit de 1755.

Pour Condillac, le sentiment du moi n’est pas un principe indépendant de l’expérience. Comme toute autre connaissance, l’unité du sujet est conquise au cœur même de la succession des sensations. L’abbé, pour dépasser Locke sur ce point, tire parti d’un principe énoncé par l’Anglais lui-même, d’après lequel le plaisir et la douleur sont deux idées dont l’une ou l’autre accompagne ou « se trouve jointe2 » presque toutes les idées de sensation. Cependant, plutôt que de les maintenir au rang d’idées jointes, Condillac les place à la première place dans l’ordre des idées. L’analyse des connaissances montre que l’être de la statue se confond d’abord avec ses sentiments de plaisir ou de douleur : être telle odeur signifie d’abord pour elle n’être que jouissance. Les sensations qui y sont associées sont elles aussi rapportées au départ à des manières d’être de la statue ; mais pour un temps seulement, car le concours du toucher entraînera leur projection sur les objets extérieurs. En revanche, les sentiments ne seront jamais séparés du sujet sentant ; voilà en quoi réside leur spécificité. On comprend dès lors leur intérêt pour la connaissance de soi : parce qu’ils demeurent toujours en lui, le sujet peut y attacher le sentiment de son moi.

C - Conclusion

Si, chez Mérian, le sentiment du moi pouvait encore s’excepter de la méthode de l’analyse, Condillac, et même Lignac lorsqu’il se réfère au sentiment naturel de l’existence complète, font précéder, dans l’ordre de la découverte, la conscience que l’homme a de

1 Traité des animaux, I, II, t. III, p. 344.

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même sur celle qu’il a de son âme. La connaissance de soi est d’abord celle que le sujet a de lui-même comme existant, lorsqu’il ressent des affections liées à l’union au corps. Loin d’être suspendue à la saisie intuitive de la substance spirituelle qu’est l’âme, cette connaissance dépend, chez Condillac, de l’exercice des opérations de cette âme que sont la sensibilité et la mémoire, qui se développent suivant les circonstances et les sollicitations du monde extérieur. Ainsi, soumettre le soi à l’analyse qui part des faits les mieux définis, c’est partir du sentiment déterminé d’un individu, qui prend conscience de lui par la succession de ses plaisirs et de ses peines. La connaissance ainsi délivrée n’est pas celle d’une essence mais d’un homme sensible existant, liée à un corps particulier et à une vie propre. La méthode empiriste appliquée à la connaissance que l’homme a de lui-même permet ainsi d’ouvrir la question de la connaissance de soi à l’individualité – que Rousseau approfondira –, les principes de l’existence à connaître ne pouvant plus être abstraits ou indéterminés.

Dans un cadre encore parfois très empreint d’un rationalisme métaphysique leibnizien, le sentiment est apparu, d’une part, comme une simple caution empiriste : ainsi chez Mérian ou Lignac, il a pris l’aspect d’une expérience métaphysique immédiate permettant à la pensée d’appréhender son unité substantielle, en deçà de ses modifications empiriques. Toutefois, ces auteurs font aussi une place au sentiment pris dans son sens affectif, comme ce qui fait connaître à l’âme qu’elle est un être sensible, sujet au plaisir et à la douleur, et, par extension, au bonheur et à la misère. Chez Condillac enfin, ce sentiment compris comme donnée initiale d’un être sensible orienté par ses besoins est le ressort principal de la connaissance en général et de la connaissance de soi en particulier. Alors, que ce soit dans le cas du sentiment naturel dont parle Lignac ou de celui auquel est suspendue la conscience que la statue a d’elle-même chez Condillac, le sentiment s’apparente à une perception totalisante, qui, dans un cas de façon synchronique, dans l’autre de façon diachronique, permet au sujet d’embrasser les différents aspects de sa personne – âme et corps, plaisirs et peines – dans une idée de soi confuse mais complète. Par là même, le sentiment apparaît comme un ressort essentiel dans les tentatives apportées en site empiriste pour résoudre le problème de l’unité du sujet percevant tel qu’il se pose au début du XVIIIe siècle, et qui fait pendant à celui de l’unité de l’objet perçu tel qu’il est posé par le problème de Molyneux.

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