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La connaissance par sentiment au XVIIIème siècle

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Submitted on 17 Nov 2015

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La connaissance par sentiment au XVIIIème siècle

Laetitia Simonetta

To cite this version:

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École Normale Supérieure de Lyon

Centre d’Études en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées UMR 5037 Institut d’Histoire de la Pensée Classique

Thèse de Philosophie

En vue d’obtenir le grade de Docteur de l’Université de Lyon, Délivré par l’École Normale Supérieure de Lyon

Présentée et soutenue publiquement par Laetitia SIMONETTA

Le samedi 7 novembre 2015

La connaissance par sentiment au XVIII

e

siècle

Directeur de thèse :

Pierre-François MOREAU, Professeur des Universités, École

Normale Supérieure de Lyon

Après l’avis de :

André CHARRAK

Laurent JAFFRO

Composition du jury :

Delphine ANTOINE-MAHUT, Professeur des Universités, École Normale Supérieure

de Lyon

André CHARRAK, Maître de Conférences Habilité à Diriger des Recherches, Université

Paris I-Panthéon Sorbonne

Laurent JAFFRO, Professeur des Universités, Université Paris I-Panthéon Sorbonne

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Remerciements

Je remercie Pierre-François Moreau de la confiance qu’il m’a faite pour mener à bien ce travail, et de la précision de ses relectures. Je lui suis reconnaissante d’avoir su respecter le fil personnel de mes recherches tout en les imprégnant de sa conception de l’histoire de la philosophie. Je le remercie enfin de m’avoir initiée à la vie de la recherche en m’entraînant à monter un laboratoire junior à l’ENS de Lyon sur le sentiment à l’âge classique.

Je remercie Delphine Antoine-Mahut de m’avoir permis d’enseigner dans d’excellentes conditions à l’ENS de Lyon, m’offrant la chance de dispenser des cours de master en rapport avec mes sujets de recherche qui ont beaucoup contribué à l’avancée de cette thèse.

Je remercie mes relecteurs attentifs, Romain Benini, Anne Charpy, Laurence Courau, Élodie Cassan, Sophie Bergont, Louis Guerpillon, Hélène de La Bouillerie, Philippine Minvielle, Guénaëlle Missenard, Théophile Pénigaud, Thomas Piétrois-Chabassier, et Stéphanie Soubrier. Je remercie aussi Julie Henry, pour sa disponibilité et ses conseils avisés dans la vie du doctorant.

Je remercie mes parents, qui ont toujours encouragé mon travail.

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Introduction générale

Problèmes

« La connaissance par sentiment au XVIIIe siècle » : ce titre implique deux sujets d’étonnement. 1/ Que le sentiment puisse permettre de connaître quelque chose ; 2/ que le siècle des Lumières que l’on prétend être le siècle de la raison puisse constituer le moment privilégié d’une telle connaissance. S’agissant du premier point, la connaissance désigne une opération mentale ou le résultat de cette opération dans laquelle nous apprenons quelque chose sur un objet. En revanche, nous définissons spontanément le sentiment comme une impression personnelle (« un ressenti », comme dit le langage moderne) : il manifeste un état intérieur. À la rigueur, nous pouvons apprendre à connaître notre sentiment, mais on ne voit pas en quoi notre sentiment nous ferait connaître quelque chose : le sentiment a son terme en lui-même, il n’a pas d’objet. Si en plus on comprend la connaissance dans un sens fort, comme savoir vérifié et partageable des propriétés d’un objet, on voit encore moins comment le sentiment pourrait en être l’instrument. Pour atteindre une telle connaissance objective, il faudrait plutôt se tourner du côté des concepts et des démonstrations rationnelles comme dans les mathématiques ou la logique, ou du côté des preuves expérimentales comme dans les sciences de la nature ou de l’homme. Dans la philosophie de Descartes, le sentiment est un mode de l’union de l’âme et du corps : tel qu’il le définit dans les Sixièmes Réponses aux

objections, il contient « tout ce qui résulte immédiatement en l’esprit, de ce qu’il est uni à

l’organe corporel ainsi mû et disposé par ses objets1 », à savoir les sentiments de plaisir et de douleur, les appétits, et toutes les perceptions des sens – couleurs, sons, saveurs, odeurs, chaud, froid. C’est précisément le fait de projeter ces sentiments qui n’appartiennent qu’à l’âme sur les objets qui nous fait tomber dans l’erreur. De ce point de vue, il faut éviter de chercher à connaître le monde par sentiment si l’on veut en constituer une science certaine.

C’est en fait dans un contexte religieux et apologétique que la connaissance par sentiment va d’abord trouver droit de cité à l’âge classique : seul un domaine dans lequel les raisonnements et les faits ne pouvaient circonscrire l’objet à connaître pouvait être favorable à l’existence d’une telle connaissance. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les milieux calvinistes s’appuient sur une telle connaissance par sentiment pour défendre la possibilité que la foi chrétienne se développe dans une relation directe à Dieu, sans passer par l’autorité

1 Descartes, Sixièmes Réponses, AT IX-1, p. 236. « Secundus continet id omne quod immediate resultat in

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de l’Église1. Du côté des catholiques, on met en garde contre la certitude que semble donner une telle impression immédiate : la compréhension véritable des Écritures suppose pour eux le recours à l’examen ou à l’autorité de l’Église2. Dans ces controverses, la connaissance par sentiment désigne une connaissance immédiate et indubitable d’objets qui échappent aux preuves d’ordre factuel aussi bien que rationnel : c’est une persuasion purement intérieure. Elle doit permettre aux esprits les plus simples et les plus ignorants d’être convaincus des vérités de la religion. Pourtant, c’est vraiment dans les Pensées de Pascal, et ainsi chez un auteur catholique, que se déploie pour la première fois de façon suivie une apologie du sentiment. Le sentiment, que Pascal identifie à l’acte du cœur, doit faire connaître les vérités essentielles au salut. Il est le principe de la foi, même si celle-ci doit être éclairée par les enseignements de la tradition ecclésiale3. Ce sentiment du cœur découvre des objets qui échappent aux sens – « Prophétiser c’est parler de Dieu, non par preuves du dehors, mais par sentiment intérieur et immédiat4 » – ainsi qu’aux raisonnements :

Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire ; plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte, toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut5.

En nous instruisant de la religion, le sentiment donne accès à une nouvelle forme de certitude, celle qui est utile au salut ; il est remarquable que Pascal élargisse ici l’extension du sentiment au-delà des strictes vérités de la religion, aux premiers principes de la géométrie et des mathématiques. Toutefois, sa valeur ne se déploie selon lui que dans l’ordre de la charité.

1 Le calviniste Jean Claude distingue la connaissance par sentiment que même les simples peuvent avoir de la

connaissance par réflexion. Cf. La défense de la réformation contre le livre intitulé Préjugés légitimes contre les

calvinistes, II, IX, Rouen, Jean Lucas, 1673, p. 201.

2 Voir la critique de Nicole, dans Les prétendus réformes convaincus de schisme pour servir de réponse à un

livre intitulé La défense de la réformation, Paris, Desprez, 1684. Dans le chapitre VIII de la première partie,

Nicole déjoue la fiabilité de ce qui est connu par sentiment ou par une impression immédiate, sans examen ni recours à l’autorité de l’Eglise.

3 « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la

raison », Pensées, fr. 680, édition Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 473.

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C’est uniquement dans cet ordre, incommensurable avec celui des esprits et des corps, que l’homme peut sentir sa grandeur passée, son néant actuel, et sa destination divine1.

Ce principe métaphysique et religieux peut-il subsister au XVIIIe siècle ? Il ne saurait sortir indemne du combat que mènent les philosophes des Lumières contre les religions révélées, qui échappent à l’examen rationnel, et contre les systèmes métaphysiques abstraits qui s’émancipent du rapport à l’expérience pour élaborer leurs théories. C’était là notre deuxième sujet d’étonnement : qu’il puisse y avoir un sens à parler de connaissance par sentiment au XVIIIe siècle. Quand toute connaissance doit pouvoir être rapportée à des faits, et justifiée par des déductions bien conduites, la connaissance par sentiment devient hautement problématique. Pour avoir droit de cité dans le siècle des Lumières, elle subit des modifications profondes. Pascal et les calvinistes lui donnaient une fonction dans la connaissance des vérités religieuses et morales intéressant l’existence humaine, mais Malebranche la restreint à la connaissance de notre âme telle qu’elle est unie au corps, c’est-à-dire à la connaissance de nos affects. Dans ce déplacement d’un plan transcendant à un plan immanent, ce à quoi aboutit la connaissance change, mais non ce de quoi elle part, à savoir l’expérience intérieure. C’est justement en vertu de celle-ci que la connaissance par sentiment peut prétendre au titre de connaissance empirique. Pour ceux qui s’en servent, elle est supposée atteindre des faits qui échappent à l’expérience fondée sur l’exercice des sens. Voilà d’où elle tire sa raison d’être en site empiriste : sans le sentiment, certains objets demeurent inaperçus. Ce sont par excellence les états de l’âme (pensées, passions, émotions, sentiments) propres à chaque individu. Cela semble évident, et tout le monde est plus ou moins d’accord – et ce, en fait, dès la fin du XVIIe siècle quand fleurissent les traités de méthode pour se connaître soi-même. Les auteurs empiristes du XVIIIe siècle s’accorderont à dire que l’âme sent tout ce qui se passe en elle – ils seront seulement en désaccord sur le degré de clarté de ce sentiment intérieur. Les objets qui demeureraient inaperçus sans le sentiment sont aussi, comme en atteste d’Alembert dans ses Éléments de philosophie, les valeurs morales ou la beauté des œuvres d’art :

Les vérités de sentiment appartiennent au goût ou à la Morale, et sous ces deux points de vue elles présentent à la Philosophie des objets importants de méditation2.

1 « Sans ces divines connaissances qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur

qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente » (fr. 240, ibid., p. 258) ; « Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître (…) » (fr. 70, ibid., p. 172) ; « Ils sentent qu’un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu, ils ne veulent haïr qu’eux-mêmes. (…) » (fr. 413, ibid., p. 319).

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Cette extension de la signification du sentiment, de la faculté de recevoir des perceptions sensibles à la faculté de connaître les objets de la morale et du goût, est attestée par les dictionnaires du XVIIIe siècle. Considérons trois dictionnaires de la langue française : la première édition du Furetière en 1690, l’édition revue et augmentée de 1725 et la sixième édition du dictionnaire de Trévoux en 1771. Le tableau se lit colonne par colonne. Chaque colonne correspond à l’entrée « sentiment » du dictionnaire en question, chaque ligne correspond à une définition de sentiment. Quand la définition est reprise dans le dictionnaire suivant, nous notons « idem » ; nous signalons si cette définition a été complétée ou modifiée. Le signe ø signale que la définition donnée dans la colonne précédente n’a pas été reprise.

Furetière (1690) Furetière (1725) Trévoux (1771)

C’est la première propriété de l’animal d’avoir des organes propres à recevoir les différentes impressions des objets (…).

Idem Idem ; ajout : les esprits animaux.

Sentiment en termes de chasse se dit particulièrement des chiens et on dit qu’ils n’ont point de sentiment, lorsqu’ils sont en défaut, qu’ils ne peuvent plus suivre la piste du gibier (…).

Idem Idem

Sentiment intime, en métaphysique. On appelle ainsi la connaissance que nous avons de tout ce que nous éprouvons en nous-mêmes. On connaît par le sentiment intime ou intérieur toutes les choses qui ne sont point distinguées de soi. C’est ainsi que nous connaissons notre âme, les pensées, le plaisir, la douleur ; en un mot tout ce qui se passe au-dedans de nous. Ce mot désigne quelquefois une persuasion que nous sentons intérieurement, sans qu’on en puisse rendre raison aux autres ni les en convaincre. Transfert : Les vérités de sentiment sont celles où l’esprit découvre tout d’un coup, et par la première impression, les mêmes marques de vérité que celles qu’on développe peu à peu par des réflexions

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d’attention et non de discussion. ID. (…).

Sentiment se dit figurément en choses spirituelles, de diverses vues dont l’âme considère les choses, qui lui en font concevoir de différentes idées ou opinions. Il faut être toujours dans les bons sentiments, suivre l’opinion des gens sages. Je suis de votre sentiment, j’entre dans votre sentiment, c'est-à-dire je suis de votre avis. (…)

Idem Idem

Sentiment se dit aussi en Morale, des passions. Il a de tendres sentiments pour cette Demoiselle, pour dire il l’aime : il n’a que des sentiments d’estime, de vertu, d’honnêteté pour elle. (…)

Idem Idem. Ajout : Sentiment se dit,

presque dans le même sens, des dispositions où l’on est à l’égard des autres, de ce que l’on ressent pour eux. Affectio, propensio. Avoir des sentiments de tendresse pour sa famille, des sentiments de pitié pour les misérables, des sentiments de respect, de vénération pour les choses sacrées, des sentiments de piété et d’amour pour Dieu. Sensibilité, mouvement de

l’âme qui la touche, qui l’émeut. Le souvenir d’un bonheur passé rend plus vif le sentiment d’une disgrâce présente. Avoir des sentiments de pitié. Rien ne plait que ce qu’on sent, et l’on n’est content qu’à proportion de ce que le sentiment est plus vif et plus profond. Le sentiment est plus subtil, et plus pénétrant que l’esprit. Le sentiment fait peu de réflexion, et s’il en fait, elles sont peu distinctes.

Idem. Ajouts :

Sentiments naturels : on appelle ainsi certains mouvements qui nous sont inspirés par la nature. Telle est la tendresse des pères envers leurs enfants, et celles des enfants pour leur père.

Sentiment, signifie encore une impression interne que font les choses sur nous, un goût, une persuasion que nous sentons intérieurement, sans que l’on en puisse rendre une raison

distincte aux autres, ni les en convaincre. Il y a de certains sentiments sourds qu’il est plus aisé d’expérimenter, que d’expliquer (Le P.L.) Les choses que nous ne connaissons que par sentiment plutôt que par raison, sont toujours un peu douteuses. Le CH. De M. Les

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vérités de sentiment sont celles où l’esprit découvre tout d’un coup, et par la première

impression, les mêmes marques de vérité que celles qu’on développe peu à peu par des réflexions expresses. NIC. On peut connaître la vérité des choses aussi sûrement par sentiment, que par réflexion. Id. L’immortalité de l’âme est une vérité de sentiment. JU. La foi des simples est une persuasion de goût, et de sentiment : un examen d’attention, et non de discussion. (…).

On appelle proverbialement et ironiquement, un pousseur de beaux sentiments, celui qui affecte de dire de belles choses, comme les Héros des Romains qui ne veulent parler que par sentences. (…)

Idem Idem

Sentiment, sensation, perception, synonymes. Ces trois mots, dit M. l’abbé Girard, désignent

l’impression que les objets font sur l’âme : mais le sentiment va au cœur ; la sensation s’arrête aux sens, et la perception s’arrête à l’esprit. Le sentiment étend son ressort

jusqu’aux mœurs ; il fait que nous sommes également touchés de l’honneur et de la vertu comme des autres avantages.

Sentiment, opinion, pensée, synonymes. Ils sont tous les trois d’usage lorsqu’il ne s’agit que de la simple énonciation de ses idées. En ce sens le sentiment est plus certain : l’opinion est plus douteuse : la pensée est moins fixe et moins assurée. Le sentiment est une croyance qu’on a pour des raisons solides ou apparentes.

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hommes connaissent leur âme et ce par quoi ils jugent des objets du goût. Il nous reviendra de mettre au jour les discours philosophiques et artistiques qui ont influencé cette évolution1.

Ainsi, au XVIIIe siècle, le sentiment est supposé atteindre principalement les états intérieurs de l’âme, les vérités de morale et de goût. Il n’a évidemment pas fallu attendre l’avènement du sentiment pour découvrir ces objets. L’originalité des auteurs qui en parleront est moins de découvrir l’existence de ces derniers – le moi, le bonheur, les valeurs morales, la beauté, l’harmonie – que l’acte spécifique qui les saisit ou la manière particulière que nous avons de nous y rapporter. Ce qu’une attention accrue à l’expérience révèle au XVIIIe siècle, c’est ainsi le sentiment tel qu’il nous fait connaître ces objets. En même temps, comme on vient de le signaler, il est clair que pour les auteurs qui en font état, ce n’est pas le sentiment considéré en lui-même qui est en question, mais toujours les objets qu’il permet de connaître. C’est bien à l’occasion de réflexions sur l’identité du sujet, la morale ou l’esthétique qui les occupent que ces auteurs traitent, comme par accident, du sentiment. L’originalité que nous assignons à Malebranche, Condillac, Buffon, Diderot ou encore Rousseau d’avoir pris en compte la capacité du sentiment à faire connaître certaines choses n’est souvent pas reconnue par eux – il n’y a finalement que Hutcheson qui ait revendiqué cette découverte en philosophie esthétique et morale et qui en ait fait son cheval de bataille.

Toutefois, s’ils ne réfléchissent toujours qu’indirectement au sentiment, les auteurs qui ont retenu notre attention ne cessent pourtant d’analyser ses conditions d’exercice, dans la mesure où les objets qui les intéressent n’apparaissent souvent qu’à la faveur du sentiment – nous sentons notre identité, la vertu dans les actions, ou la beauté. S’ils trouvent une place dans notre parcours, c’est qu’ils ont à un moment considéré qu’une certaine catégorie d’objets ne pouvait pas se donner autrement que dans le sentiment qu’on en a, étant bien entendu qu’ils ne comprennent pas alors le sentiment comme une simple perception sensible. Car justement, comme le pensait déjà Pascal, ils considèrent que l’homme a le « sentiment » de quelque chose quand les sensations ne suffisent pas à expliquer sa perception. Ainsi, par exemple, lorsqu’on éprouve du plaisir à l’audition d’un chœur polyphonique, et qu’on dégage

1 Les dictionnaires de langue anglaise du XVIIIe siècle ne présentent pas du tout la même évolution, comme

en témoigne l’entrée sentiments dans l’Encyclopaedia Britannica, or, A dictionary of arts and sciences, compiled

upon a new plan de 1771 : « properly signifies the feelings excited in our minds by means of the senses ».

L’entrée moral philosophy contient malgré tout plusieurs occurrences de l’expression moral sentiments, qui montre que le terme a quand même reçu une acception morale en anglais au cours du siècle. Même si, in fine, le terme ne s’impose pas en un sens différent de celui de perception des sens, il apparaît néanmoins au XVIIIe siècle. En effet, le Lexicon Technicum, or an universal English Dictionary of Art and Sciences, explaining not

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ensuite les différentes lignes mélodiques, l’impression ou le sentiment d’harmonie disparaît. Il est ontologiquement dépendant de la composition de ces sensations.

Cette attention à l’acte par lequel on connaît certains objets n’est pas sans incidence sur la compréhension de ces objets : si le sentiment les saisit, cela signifie qu’ils ne peuvent être ni abstraits – ils sont sensibles –, ni matériels – ils sont irréductibles à la juxtaposition des éléments donnés par les sens. Si le sentiment est l’instance appropriée pour percevoir ces objets, plutôt que la raison ou les sens externes, alors ces objets sont d’une nature qui n’est ni entièrement rationnelle, ni entièrement sensible. Selon certains philosophes comme Buffon, il est par exemple difficile de rendre entièrement compte de ce qui fait l’identité personnelle si l’on se contente de la faire reposer sur le substrat métaphysique qu’est l’âme. On manque alors ce qui fait la vie de l’individu. De même, certains, comme Hutcheson, considèrent qu’on ne rend pas compte de façon satisfaisante de ce qu’est la vertu, si l’on se contente de dire qu’elle est une qualité utile à la conservation des hommes. En effet, on ne peut alors expliquer pourquoi on admire des actions qui ne nous concernent en aucun cas.

Ainsi, en traitant de l’identité, des valeurs morales ou de la beauté, les auteurs qui nous intéressent parlent du sentiment du moi, du sentiment des valeurs morales, du sentiment de la beauté. Ils parlent du sentiment comme d’un fait qui se manifeste à la fois en psychologie, en morale et en esthétique et dont il faut rendre compte. Comme il est un mode de la sensibilité issu de l’union de l’âme et du corps, le sentiment, au même titre que la sensation dont l’explication occupe l’attention des philosophes à la même époque1, constitue une énigme2 : de notre point de vue – car ces auteurs ne la posent pas en ces termes –, la question concernant le sentiment n’est pas de savoir comment des mouvements du corps produisent une perception en l’âme, comment deux substances hétérogènes interagissent, mais comment une impression affecte la sensibilité alors même qu’aucun corrélat sensible ne lui correspond. C’est une impression en l’âme qui ne semble pouvoir être rapportée à aucune qualité sensible en particulier ; dans certains cas, les qualités qui l’occasionnent sont même en partie morales, comme l’intention d’un homme vertueux. En même temps, à la différence des idées ou pensées que certaines considérations abstraites provoquent en l’esprit, le sentiment est

1 Ronan de Calan date l’apparition dans les dictionnaires du terme sensatio ou sensation, pour désigner une

perception de l’esprit excitée par le mouvement du corps, des années 1680. Voir sa Généalogie de la sensation,

Physique, physiologie et psychologie en Europe, de Fernel à Locke, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 20-21.

2 En 1690, Furetière écrit que « la plus grande difficulté de la philosophie est d’expliquer la sensation »,

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supposé toucher l’homme d’une manière affective et non purement mentale. Il est indissociable d’une expérience dans laquelle le corps est engagé.

Qu’on ait le sentiment de certaines choses constitue ainsi un problème. Les auteurs adoptent des attitudes différentes pour en rendre compte, selon les tendances théoriques qui les caractérisent. Certains métaphysiciens en font un principe de connaissance donné aux hommes, que ce soit par Dieu ou par la nature. Il est alors soustrait à l’interrogation, qu’il prenne la figure de la grâce, ou celle d’un sens interne – le sens intime ou le sens interne selon les auteurs. D’autres métaphysiciens soucieux de répondre à l’exigence empiriste de l’analyse – l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac est publié en 1746 – le soupçonnent au contraire, comme tout ce qui se donne comme un fait, d’être le résultat d’une élaboration désormais invisible ; dans cette perspective, le sentiment pourrait servir de caution empiriste à des constructions dogmatiques. Ces auteurs le passent ainsi au crible de l’analyse pour montrer qu’il est le résultat d’une éducation et d’une accumulation d’expériences. Le Condillac des premiers traités va jusqu’à refuser le fait du sentiment lui-même : l’apparence d’immédiateté de ce jugement recouvrerait en réalité une multitude de jugements rapides.

Par là même, le sentiment est pris dans les différents courants du siècle des Lumières ; n’ayant pas de fondement assignable aux yeux de tous, il est sujet aux interprétations les plus contradictoires et incarne à ce titre une des notions qui manifestent le plus fortement la diversité des écoles qui perdurent alors. On peut ainsi justifier son étude de la même façon que Pierre-François Moreau justifiait l’étude des passions à l’âge classique :

L’histoire de la philosophie et, plus généralement, l’histoire des idées ne peuvent se contenter d’étudier de grands auteurs ou de grands textes, bien que ceux-ci jouent un rôle décisif de témoin, de tournant ou de synthèse. Si elles veulent accéder à une véritable rigueur scientifique, elles doivent aussi prendre en considération des objets transversaux, qui expliquent les questions et les horizons des auteurs et sans lesquels ce qu’il y a de véritablement nouveau chez ceux-ci demeurerait proprement invisible. Ces objets ne sont pas de simples « thèmes », car ils peuvent traverser plusieurs thématiques ; ils ne se réduisent pas non plus à de pures questions de transmission ou d’héritage, car ce qui est essentiel, c’est la façon dont un héritage est transformé pour être adapté aux questions vives du moment historique où il est reçu1.

Ainsi, le sentiment est à la croisée d’une tendance métaphysique, que ce soit chez Malebranche ou chez ses disciples, comme Lelarge de Lignac, et d’une tendance empiriste radicale, que ce soit chez Condillac ou Diderot. D’un côté, certains auteurs en font un principe inné de connaissance faisant accéder l’homme à la substance de l’âme ou aux valeurs morales.

1 Pierre-François Moreau, Préface de l’ouvrage collectif Les Passions à l’âge classique, Théories et critiques

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Il constitue alors un résidu d’innéisme en site empiriste. D’autres le rapportent au contraire aux affections de plaisir et de douleur accompagnant les sensations reçues par tout être animal. Il peut alors servir à rendre compte de l’intelligence proprement animale – ce que feront les vitalistes de l’école de Montpellier. Selon les cas, il peut servir d’appui à des théories spiritualistes ou à des théories naturalistes. Aussi, comme l’écrivait P.-F. Moreau à propos du mot passion, la continuité du terme d’un auteur à l’autre est souvent superficielle ; mais, en même temps, et c’est surtout cela qui l’emporte dans l’étude de la connaissance par sentiment, « on peut être frappé aussi de la constance de certaines références, de l’insistance de certains exemples, sous la variété des teneurs conceptuelles1 ». Tâchons de dégager ici ces grandes constantes, qui demanderont à être précisées dans le cours de notre développement. En l’occurrence, on constate qu’en deçà des polémiques dans lesquelles ils sont engagés, ou des enjeux qui orientent leurs théories, les auteurs parlent du sentiment quand ils doivent décrire le rapport que nous entretenons non pas simplement aux idées sensibles, mais aux

ensembles sensibles, qu’ils renvoient à la vie d’un homme, à un organisme, aux rapports des

hommes entre eux ou aux compositions harmonieuses. Quand il est question de la façon dont on appréhende ces réalités, surgit souvent, dans le texte, le mot sentiment ou le verbe sentir. Par le sentiment, l’individu se rapporte à ces objets de façon affective ; leur saisie est toujours mêlée à l’estimation de leur valeur – qu’elle consiste dans un degré d’unité, de bonté ou de beauté de l’objet. De ce fait, non seulement la connaissance par sentiment est toujours relative à la sensibilité de celui qui la saisit mais elle est toujours une connaissance de type qualitatif. Il est frappant de constater que les exemples hissés au rang de paradigmes de ce mode de perception soient issus du registre esthétique, que ce soit la contemplation d’un tableau ou l’audition d’un concert. Ces exemples traversent les corpus et les décennies. Notre question, dès lors, est la suivante : comment l’affection qu’est le sentiment peut-elle représenter autre chose que l’état de l’âme ?

Méthode – État de la recherche

La difficulté propre au sujet qu’est « la connaissance par sentiment » est que le sentiment est mobilisé par les auteurs lorsque les modalités d’une connaissance leur échappent ; souvent, ils allèguent qu’on connaît telle chose par sentiment ou qu’on la sent, lorsqu’on ne parvient pas à dire précisément comment on la connaît. Afin que notre travail ne

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soit pas purement descriptif et ne se cantonne pas au relevé des occurrences mystérieuses du sentiment dans le corpus des Lumières, nous avons eu recours à la méthode d’histoire de la philosophie telle que l’a formulée P.-F. Moreau1.

Premièrement, nous nous sommes attachée à la lecture aussi exhaustive que possible

des principaux auteurs dont nous avons traités – Malebranche, Hutcheson, Condillac, Rousseau. Lorsque nous nous sommes contentée de travailler sur un nombre restreint des textes d’un auteur, c’est que le problème du sentiment tel que nous l’avons présenté était absent des autres parties de son corpus – c’est ce que nous avons fait pour Descartes et les cartésiens, Mérian, Buffon, Shaftesbury, Marivaux, Diderot ou encore Hume. Concernant les auteurs principaux étudiés dans ce travail, nous avons veillé à ce que la lecture structurale de leurs œuvres nous rende en même temps sensible à l’évolution de leur pensée. De fait, leur conception du sentiment telle qu’elle apparaît à l’occasion des grands sujets qui les préoccupent fluctue selon les polémiques dans lesquelles ils sont pris ou le domaine dont il est alors question – l’évolution de la pensée de Malebranche, passant du primat de l’exigence de la connaissance rationnelle de l’ordre, à l’insistance sur la nécessité de la grâce de sentiment pour s’unir à Dieu dans ses derniers écrits est à ce titre éloquente. La position de Rousseau sur la question nous est aussi apparue de façon contrastée : s’il est difficile de faire du sentiment autre chose qu’une affection dans le corpus moral de cet auteur, certains articles du

Dictionnaire de musique en font une perception objective, notamment dans le cas du

sentiment de la mesure.

Deuxièmement, la micro-analyse des textes a joué un rôle essentiel dans notre travail :

le sentiment étant rarement défini pour lui-même, et son rapport à la connaissance n’étant presque jamais explicitement élucidé chez les auteurs qui lui font pourtant une place, il a fallu dégager la définition et la valeur du sentiment en comprenant dans quels contextes il était mobilisé, et à quels problèmes il devait répondre. Ainsi, Condillac se sert du sentiment de la beauté d’un tableau pour illustrer le fait que les perceptions que nous croyons être immédiates cachent en fait une habitude de juger. De façon générale, c’est au cours d’analyses précises que nous avons repéré la récurrence de l’exemple du sentiment esthétique chez ces différents auteurs.

Troisièmement, le choix de traiter notre sujet à travers un siècle était évidemment lié à

une volonté de le comprendre de façon dynamique. Nous avons essayé de montrer comment la question du sentiment se transmettait d’un auteur à un autre au gré des problèmes plus

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généraux qu’ils affrontaient, et comment elle était à chaque fois transformée par les préoccupations propres à l’auteur qui réinvestissait cette question. À cette occasion, l’exercice de la traduction nous est apparu à plusieurs reprises comme un ressort clé de la réappropriation du problème par les successeurs. En même temps, le passage de la notion de sentiment d’un auteur à un autre est rarement synonyme de grandes ruptures sémantiques : les changements de signification que connaît le sentiment lorsqu’il est pris dans une nouvelle logique de pensée sont souvent insensibles. Pour autant, cela ne veut pas dire que cette évolution conceptuelle suive une voie déterminée et unique : ainsi, certains considèreront jusqu’au bout que le sentiment est une perception purement affective – à l’instar de Hume –, et d’autres lui concèderont une dimension représentative, ce qui apparaît principalement dans le cadre restreint de l’esthétique. Enfin, l’intérêt de notre sujet est que l’histoire du problème qu’il invite à retracer constitue un nouvel angle à partir duquel parcourir le siècle des Lumières. Dans la mesure où cet objet est légué à la fin du XVIIe siècle comme une évidence par certains (pensons à Pascal), et comme une opacité pour d’autres (pensons à Malebranche), il est toujours l’objet d’une prise de position chez les auteurs qui le récupèrent au XVIIIe siècle, désormais déterminée par le cadre de l’empirisme. Selon la compréhension qu’ils ont des exigences de ce dernier, les philosophes valorisent la connaissance par sentiment – c’est bien une connaissance sensible – ou au contraire la répudient – c’est une connaissance entièrement confuse.

En outre, rappelons, même si c’est un point connu, que le sentiment, au XVIIIe siècle, comporte un intérêt qui dépasse largement le seul intérêt philosophique et s’intègre à l’histoire des idées et des représentations : le sentiment est vraiment un phénomène de société qui envahit la littérature, le théâtre, mais aussi les discours politiques – Siéyès jugera de l’oppression à partir du sentiment intérieur1, et Robespierre jugera de la force des lois à partir du sentiment de leur caractère juste et raisonnable2. Dès la fin du XVIIe siècle, il est une notion « à la mode3 » dans les milieux lettrés et mondains des Salons qui, dès le début du

1 Sainte-Beuve rapporte une note manuscrite de Siéyès écrite vers 1788 « Le sentiment intérieur, l’amour des

hommes appellent l’intérêt, les larmes ; bientôt je m’indigne, je frémis ; j’en veux aux tyrans et je finis non par m’apaiser, mais par me distraire. Le sentiment de l’indignation est le plus fréquent (…) », Causeries du lundi, vol. 5, troisième éd., Paris, Garnier Frères, 1865, p. 207.

2 « La force des lois dépend de l’amour et du respect qu’elles inspirent et cet amour, ce respect dépendent du

sentiment intime qu’elles sont justes et raisonnables », Robespierre, Sur la Constitution, séance du 30 mai 1791,

Œuvres de Maximilien Robespierre en 11 volumes, Paris, Phénix Éditions, 2000, t. VII, p. 436.

3 Il n’est pas anodin que Le Pour et le contre de Prévost, journal censé rendre compte du « goût nouveau »

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XVIIIe siècle, lisent les œuvres de Prévost et Marivaux avant de se laisser subjuguer par la

Pamela de Richardson ou l’Héloïse de Rousseau. Si, à partir des années 1730, la comédie

larmoyante entraînera le théâtre dans une pente sentimentaliste davantage fondée sur une esthétique de l’émotion, la poétique du sentiment demeurera en vogue dans les différents arts, comme en attestent la peinture galante de Watteau ou les romans de Jane Austen à la fin du siècle.

Le corpus auquel nous avons choisi d’appliquer cette méthode d’histoire de la philosophie est vaste : d’un point de vue chronologique, il part de Malebranche – non seulement parce que celui-ci est le premier à avoir tiré les conséquences de la définition cartésienne du sentiment comme mode de l’union de l’âme et du corps mais aussi parce qu’il est extrêmement lu au XVIIIe siècle –, et se termine avec Rousseau – le dernier à avoir maintenu en quelques lieux la possibilité d’une connaissance par sentiment, avant la rupture kantienne1. D’un point de vue géographique, il se concentre sur la France, à l’exception d’un détour par l’Écosse pour la philosophie morale et esthétique. En effet, non seulement Hutcheson a lu Malebranche, le cite et se positionne par rapport à lui, mais Shaftesbury et lui ont été traduits très tôt en France où ils ont été beaucoup lus et appréciés. Avec Malebranche et Locke, ils constituent une référence déterminante (qui sert parfois de repoussoir) pour les philosophes français des Lumières. Nous n’avons pas traité de la philosophie allemande faute d’en maîtriser la langue ; le fait que les œuvres de Leibniz soient alors peu publiées2 apporte une justification philologique à cette limite linguistique. Mais, surtout, la vogue du sentiment ne s’est imposée en Allemagne que tardivement : l’époque de l’Empfindsamkeit culmine, et commence déjà à s’achever, avec Werther de Goethe en 17743.

L’importance de la question du sentiment au siècle des Lumières est attestée par le grand nombre d’études récentes qui y ont été consacrées, que ce soit en histoire des

c’est que juger par sentiment (…) », Le Pour et le contre, t. XVI, nombre 237, Paris, Didot, 1738. La question signale en même temps que le sentiment est bien mobilisé quand on ne parvient pas à dire ce qui, en nous, connaît.

1 Cette rupture fera l’objet de notre conclusion.

2 Les Nouveaux Essais sur l’entendement humain de Leibniz ne sont publiés qu’en 1765 ; le recueil Des

Maizeaux, et en particulier dans sa 2e éd de 1740 donne néanmoins accès à certaines de ses thèses. Il contient les

Réflexions de M. Leibniz sur l’Essai de l’entendement humain de M. Locke et les Principes de la nature et de la grâce.

3 Le DWDS (Das Wortauskunftssystem zur deutschen Sprache in Geschichte und Gegenwart) date la

diffusion du néologisme « empfindsam » de 1768, année de la traduction par Bode du livre de Sterne A

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représentations1, en littérature2 ou même en histoire de l’art3. En philosophie, on trouve à la fois de nombreuses études sur les différents auteurs dont nous traitons, ainsi que des études thématiques en psychologie4, en esthétique5 et surtout en morale6 qui font une place plus ou moins importante à la notion de sentiment. Aucune n’a, à notre connaissance, proposé de réflexion transversale sur la question. En outre, la question plus large de la sensibilité au XVIIIe siècle a été beaucoup traitée dans son rapport avec les théories de la connaissance et l’empirisme7. De nombreux ouvrages sur la question du scepticisme et des limites de la raison ont aussi été écrits8, mais aucun sur l’envers positif de ces limites que représente la connaissance par sentiment9. Cette lacune est selon nous liée au fait que la spécificité du sentiment par rapport aux sensations, mais aussi par rapport aux passions ou aux émotions, a été peu envisagée. La première confusion a pour effet que les auteurs ne traitent pas de la connaissance par sentiment en particulier, mais de la connaissance telle qu’elle dérive de l’expérience sensible. Si la connaissance par sentiment relève bien de la connaissance sensible, elle n’en est qu’une espèce. Notre travail, répétons-le, n’a d’intérêt que si le

1 Georges Vigarello, Le Sentiment de soi, Histoire de la perception du corps, XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil,

2014.

2 Dans les études récentes en littérature, voir Philip Stewart, L’invention du sentiment : roman et économie

affective au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2010 ; Le sentiment moral, B. Guion (dir.), Paris,

Honoré Champion, 2015 – nous n’avons pas encore pu lire ce collectif.

3L'invention du sentiment : aux sources du romantisme : exposition, 2 avril - 30 juin 2002, Musée de la

musique / catalogue, P. Bata, F. Calori, F. Dassas, D. de Font-Réaulx (dir.), Paris : Musée de la musique, Cité de la musique : Réunion des Musées nationaux, 2002. Le premier volet de l’exposition avait eu lieu deux ans auparavant ; il portait sur les « Figures de la passion » au XVIIe siècle.

4 Voir Bernard Baerschi, Conscience et réalité, études sur la philosophie française au XVIIIe siècle, Genève,

Droz, 2005 ; Udo Thiel, The Early modern subject : self-consciousness and Personal Identity from Descartes to

Hume, Oxford University Press, 2011.

5 Elio Franzini, Filosofia Dei Sentimenti, Milano, Bruno Mondadori, 1997 ; Fabienne Brugère, L’expérience

de la beauté, essai sur la banalisation du beau au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 2006 ; voir aussi L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ? S. Trottein (dir.), Paris, P.U.F., 2000.

6 Les travaux de Laurent Jaffro, entre autres, mettent en lumière l’influence de la philosophie écossaise sur

les encyclopédistes et Kant cf. Le Sens moral. Une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant, éd. L. Jaffro, Paris, P.U.F., coll. Débats philosophiques, 2000. De nombreux travaux ont été consacrés à la religion naturelle et à l’athéisme au XVIIIe, parmi lesquels figurent ceux de Michel Malherbe.

7 Stephen Gaukroger, The Collapse of Mechanism and the Rise of Sensibility, Science and Shaping of

Modernity, 1680-1760, Oxford University Press Inc., New York, 2010 ; Jessica Riskin, Science in the Age of Sensibility, The sentimental empiricists of the French enlightment, The University of Chicago Press, Chicago,

2002. Les travaux d’André Charrak s’interrogent sur le rapport de l’empirisme, ou plutôt des empirismes au rationalisme et aux sciences constituées ; voir Contingence et nécessité des lois de la nature au XVIIIe siècle. La

philosophie seconde des Lumières, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2006 ; Empirisme et théorie de la connaissance. Réflexion et fondement des sciences au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, « Bibliothèque

d’histoire de la philosophie », 2009.

8 Le scepticisme au XVIe et XVIIe siècles, P.-F. Moreau (dir.), Paris, Albin Michel, 2001 ; Paganini Gianni,

Skepsis, le débat des modernes sur le scepticisme, Paris, Vrin, 2008 ; Comment peut-on être sceptique ? Hommage à Didier Deleule, M. Cohen-Halimi et H. L’Heuillet (dir.), Paris, Champion, 2010.

9 Mentionnons comme exception l’ouvrage de Ferdinand Alquié, La conscience affective, Paris, Vrin, 1979.

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sentiment n’est pas réductible à la sensation ; autrement, nous devrions traiter de l’empirisme en général – cela représenterait une question de très grande ampleur qui a déjà donné lieu à de nombreux travaux. La deuxième confusion a des effets moins clairs, car elle reconnaît en apparence la spécificité du sentiment : on a ainsi souligné que le sentiment était une perception affective plus maîtrisée et altruiste que les passions, davantage teintées d’égoïsme, et plus stable que les émotions, davantage rapportées à des impulsions corporelles1. Philip Stewart repère même que l’émergence de la notion de sentiment au XVIIIe siècle est liée à une rationalisation des passions et qu’on reconnaît de plus en plus le lien entre émotion et connaissance2. Toutefois, il considère ce rapport de façon seulement externe, au sens où il examine la façon dont le sentiment peut accompagner les connaissances, ou bien celle dont on peut développer une connaissance des sentiments, le présupposé étant dans les deux cas que le sentiment et la connaissance sont de nature différente : le sentiment demeure assimilé à des manifestations purement affectives. Plus précisément, P. Stewart envisage la façon dont les passions suscitent et soutiennent la connaissance – ce que Ernst Cassirer avait déjà fortement souligné dans La philosophie des Lumières3 –, ainsi que la façon dont, à la suite de Mademoiselle de Scudéry au XVIIe siècle et sa carte du Tendre, les hommes de lettres commencent à faire l’étude des sentiments et à développer ce que d’Alembert appelle une « métaphysique du cœur4 », mais non pas la façon dont le sentiment fait en lui-même connaître quelque chose. C’est le travail d’André Charrak sur l’harmonie au XVIIIe siècle5 qui nous a vraiment rendue sensible à ce dernier aspect : l’impression complexe d’un accord consonant constitue un cas où la perception de rapports proprement insensibles s’opère en l’absence d’une connaissance rationnelle de ces rapports. Or, c’est seulement dans ce sentiment qu’est perçue l’harmonie. On n’a évidemment pas pu appliquer ce modèle tel quel à

1 Voir par exemple la classification des affects que propose Carole Talon-Hugon dans Les passions, Paris,

Armand Colin, 2004. Les sentiments sont des affects caractérisés par leur forte composante cognitive et leur faible composante somatique, leur stabilité et leur progressivité. Ils ne sont pas antithétiques avec la volonté.

2 P. Stewart, op. cit., p. 33.

3 Voir E. Cassirer, La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966, chapitre III, pp. 125-130 ; plus

récemment, J. Riskins a consacré un ouvrage à la fonction primordiale des affects dans le développement de la connaissance. Elle montre que pour l’empirisme, la connaissance n’est pas uniquement dérivée des sensations, mais aussi des sentiments, renvoyant à la part affective et émotive des sensations. Elle considère ainsi que les sciences de la nature au XVIIIe siècle relèvent d’un « empirisme sentimental » (sentimental empiricism) ; op. cit. p. 4.

4 Dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, alors qu’il parle de l’esprit de discussion qui a permis aux

hommes du XVIIIe siècle de s’affranchir de l’admiration aveugle des anciens, d’Alembert remarque : « Mais c’est peut être aussi à la même source que nous devons je ne sais quelle métaphysique du cœur, qui s’est emparée de nos théâtres ; s’il ne fallait pas l’en bannir entièrement, encore moins fallait-il l’y laisser régner. Cette anatomie de l’âme s’est glissée jusque dans nos conversations ; on y disserte, on n’y parle plus ; et nos sociétés ont perdu leurs principaux agréments, la chaleur et la gaieté », Discours préliminaire de l’Encyclopédie

ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, GF, 1986, p. 157.

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la psychologie et à la morale ; mais il a servi de norme à notre travail, pour partir en quête de sentiments dont la dimension affective n’empêchait pas qu’ils révèlent en même temps des propriétés objectives insaisissables par les seuls sens externes et par la raison.

Idées directrices

Notre lecture des auteurs a été guidée par deux grandes questions : 1/ Quelle place occupe le sentiment dans la sensibilité ?

2/ Quelle place occupe la connaissance par sentiment dans la connaissance en général ? Quelle est sa valeur épistémique ?

Ces questions transversales trouveront des réponses variées selon l’auteur ou le thème abordé. Elles permettent d’organiser les pistes principales qui structurent notre travail.

1/ Concernant le statut du sentiment parmi les autres affections de la sensibilité, il conviendra, après ce qu’on a dit, de distinguer le sentiment des sensations d’une part, et des passions d’autre part. Tout d’abord, répétons que si la connaissance par sentiment nous fait connaître ce qui fait une impression sensible sur nous, ce qu’elle livre n’est pas pour autant réductible aux idées simples de la sensation. On peut déjà avancer que le sentiment représente pour la plupart des auteurs du XVIIIe siècle la part affective des sensations ; il se décline dans les plaisirs et les douleurs attachés aux perceptions qui nous représentent les qualités des corps. D’un côté, cette dimension affective fait que lorsqu’un auteur prend le sentiment au sérieux, il est conduit à accorder une attention importante à la dimension corporelle du sujet sentant, alors que la description des sensations autorise celui qui en traite à rester sur le plan du way of ideas ; c’est d’ailleurs pour cette raison que l’Essai sur l’entendement humain de Locke a peu retenu notre attention. De l’autre, une des questions qui demeure au XVIIIe siècle est justement de savoir s’il suffit de distinguer la sensation et le sentiment comme deux versants d’une même perception, c’est-à-dire si toutes les parties de l’affectivité (dont les sentiments) peuvent être reconduites à une origine sensible, dans les sensations1. Certains

1 Cette question est dégagée par A. Charrak dans son article « Le sens de l’expérience dans l’empirisme des

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auteurs feront bien du sentiment un mode de connaissance irréductible à celui qui est fondé sur l’activité des sens.

Une des premières façons de distinguer le sentiment de la sensation est donc de mettre en avant la teneur affective du premier. Par opposition avec la sensation, le sentiment rapporterait l’âme à des états intérieurs. L’écueil alors, qu’on a notamment identifié chez J. Riskins, serait de confondre le sentiment avec les passions. Nous pensons que la grande différence est que, dans le sentiment, l’âme n’est pas concentrée sur elle-même. D’un côté, la définition de la sensation qui s’impose au siècle des Lumières est celle d’une perception rapportant l’âme aux objets. Comme le dit l’article correspondant de l’Encyclopédie : « Les sensations (…) que l’âme éprouve en soi, elle les rapporte à l’action de quelque cause extérieure, & d’ordinaire elles amènent avec elles l’idée de quelque objet1 ». De l’autre, les passions sont « des perceptions confuses qui ne représentent aucun objet ; mais ces perceptions se terminant à l’âme même qui les produit, l’âme ne les rapporte qu’à elle-même, elle ne s’aperçoit alors que d’elle-même, comme étant affectée de différentes manières, telles que sont la joie, la tristesse, le désir, la haine et l’amour2 ». Il nous reviendra d’examiner si le sentiment n’apparaît pas, dans certains contextes, comme une perception que l’âme rapporte à elle-même ainsi qu’à un objet extérieur : il porterait sur le rapport de notre âme avec cet objet. C’est l’enjeu que comporte le passage de l’étude du sentiment dans le domaine psychologique à son étude dans les domaines moraux et esthétiques. Dans ces deux derniers domaines, les perceptions du sentiment ne se terminent pas à l’âme qui les produit, et, en même temps, elles ne portent que sur des objets qui ne sont pas distingués d’elle. C’est toute l’ambiguïté de la connaissance par sentiment.

Ainsi, si les sentiments se distinguent des passions, n’est-ce pas que, alors qu’ils sont des affections de l’âme, ils peuvent comporter une dimension objective ? Nous avons tenté de repérer si les auteurs des Lumières, consciemment ou non, faisaient du sentiment quelque chose de plus que de simples affections de plaisir ou de douleur, ou si dans ces affections mêmes pouvait apparaître la conscience de réalités dépassant ces simples affects – c’est la raison pour laquelle nous n’avons accordé que peu de place à la pensée de Hume qui insiste tout au long de ses écrits sur le fait que nos sentiments du bien et du mal, de la beauté ou de la laideur ne sont rien d’autre que des perceptions agréables ou désagréables en nous.

1 Encyclopédie (Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers) par une société de gens de

lettres, mis en ordre et publié par M. Diderot et quant à la partie mathématique par M. d’Alembert, Paris,

Briasson, 1751-1780, 35 vol, tome XV, p. 34.

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2/ Concernant le rapport de la connaissance par sentiment à la connaissance en général, la connaissance par sentiment peut, comme on l’a dit, s’intégrer aux préoccupations de l’empirisme : elle est conforme à l’exigence lockéenne de faire dériver le matériau de nos connaissances de l’expérience et répond à l’exigence plus générale de rendre compte des phénomènes ou de ce qui apparaît. En revanche, elle est beaucoup moins compatible avec l’exigence de l’analyse portée par la conception empiriste de Condillac. En effet, lorsqu’on cherche à analyser l’impression confuse qu’est le sentiment en ses composantes, on le perd – problème que Leibniz relève dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain à propos des « fantômes sensitifs1 ». Le sentiment rend ainsi saillant un conflit propre au siècle des Lumières, celui existant entre la tentative de rendre compte des phénomènes de façon causale, en en retraçant la genèse, et la tentative de restituer ces phénomènes en tant que tels : ainsi, lorsqu’on cherche à rendre compte du sentiment que l’on a de certains objets, il s’évanouit, et le phénomène senti avec lui – c’est le constat que fait Diderot dans son travail de critique des

Salons, apparemment incompatible avec l’impression que lui font les tableaux exposés. Ce

lien essentiel entre l’objet connu et le sentiment qu’on en a rend le statut du sentiment difficile à cerner : il est à la fois ce par quoi l’on connaît certains objets, et ces objets mêmes qu’il nous fait connaître. Il n’est pas distingué de ce qu’il nous fait percevoir – ainsi l’harmonie ne se manifeste-t-elle que dans le sentiment qu’on en a ; or, comme il n’est pas non plus séparé de notre sensibilité, cela fait que les objets qu’il nous fait sentir ne sont pas distingués de nous, au sens où ils entretiennent un rapport avec nous. Le sentiment ne perçoit que ce qui nous affecte.

Quand les auteurs font droit à ce qu’ils nomment eux-mêmes une connaissance par sentiment, comme Malebranche en psychologie ou en morale, ou Condillac en esthétique, la question devient de savoir si cette connaissance constitue seulement un fait imposé par les limites de l’esprit humain – qu’elles soient définitives ou appelées à être dépassées par un perfectionnement possible de l’esprit – ou si elle est une connaissance sui generis, permettant à l’homme d’appréhender des réalités demeurant inaccessibles sans elle. Dans le premier cas,

1 Leibniz qualifie la transparence produite par la prompte rotation d’une roue dentelée, ainsi que les couleurs

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la connaissance par sentiment est seulement une étape imposée par un ordre chronologique – le sentiment s’apparente alors à une forme d’instinct ayant valeur de pis-aller ou d’instrument transitoire ; dans le second cas, elle est imposée par un ordre épistémique – le sentiment constitue alors une voie de connaissance irréductible, et se trouve parfois fortement valorisé. Il sera intéressant de constater que les auteurs, loin de se cantonner à l’une de ces deux attitudes, passent de l’une à l’autre au cours de leurs écrits.

Si le sentiment joue un rôle dans la connaissance, qu’il soit temporaire ou définitif, il convient de préciser à quel type d’objectivité il peut prétendre. Nous en envisagerons différents degrés, allant de la simple intentionnalité – le sentiment est rapporté à un objet extérieur dont il donnera conscience plutôt qu’à des états de l’âme –, à une dimension représentative – le sentiment ressemble à l’objet dont il fait connaître l’existence. Si le sentiment a un fondement dans l’objet, il devient, bien plus que l’émotion ou la passion, susceptible d’être partagé et de servir à l’établissement d’une culture commune – voilà pourquoi il pourra recevoir une fonction déterminante dans l’éducation morale et esthétique au siècle des Lumières.

Enfin, dans la mesure où le sentiment désigne un mode de connaissance d’objets spécifiques dont la genèse est en même temps opaque, son étude conduit à s’interroger sur un type de jugements. En effet, de même que la sensation et à la différence du sens ou sensus, le sentiment désigne un acte plutôt qu’une faculté ou une instance séparée1. Le sentiment s’oppose moins à la raison et aux sens externes qu’au raisonnement et aux sensations. Il est sur ce point très intéressant que d’Alembert, toujours dans le Discours préliminaire de

l’Encyclopédie, classe le sentiment et le goût dans la catégorie des « jugements2 », aux côtés de l’évidence et de la certitude – qui portent sur les idées et leur connexion, qu’elles s’appliquent aux objets mathématiques ou physiques –, et de la probabilité qui porte sur les faits historiques :

Le sentiment est de deux sortes. L’un destiné aux vérités de morale, s’appelle conscience ; c’est une suite de la loi naturelle et de l’idée que nous avons du bien et du mal ; et on pourrait le nommer évidence du cœur, parce que tout différent qu’il est de l’évidence de l’esprit attaché aux idées spéculatives, il nous subjugue avec le même empire. L’autre espèce de sentiment est particulièrement affectée à l’imitation de la belle Nature et à ce qu’on appelle beautés d’expression. Il saisit avec transport les beautés sublimes et frappantes, démêle avec finesse les beautés cachées, et proscrit ce qui n’en a que l’apparence. Souvent même il prononce des arrêts sévères sans se donner la peine d’en détailler les motifs, parce que ces motifs dépendent d’une foule d’idées difficiles à développer sur-le-champ, et plus encore à transmettre aux autres. C’est

1 R. de Calan souligne ce point pour la sensation dans son introduction à la Généalogie de la sensation,

op. cit., p. 27.

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à cette espèce de sentiment que nous devons le goût et le génie, distingués l’un de l’autre en ce que le génie est le sentiment qui crée, et le goût, le sentiment qui juge1.

Dans la conception de l’encyclopédiste, le sentiment correspond à un type d’évidence qui rend l’individu apte à juger des situations morales ou des compositions esthétiques. Cette insistance sur le mode de donation que constitue le sentiment laisse au second plan la question de la faculté ou de la capacité qui en rend l’homme capable – on voit que d’Alembert concède à la rigueur qu’on parle d’évidence du cœur sans définir ce qu’il entend par là : la différence avec « esprit » doit lui sembler suffisante pour que le lecteur comprenne ce qu’il veut dire. Certes, cette question de la faculté n’est pas totalement secondaire dans notre corpus : un des déplacements majeurs résidera dans le fait que, alors que le sentiment se trouve associé à l’esprit à la fin du XVIIe siècle, il sera majoritairement rattaché à la sensibilité au XVIIIe siècle. Toutefois, la question ne sera jamais définitivement tranchée – le cœur demeurant un candidat sérieux pour incarner la faculté du sentiment – sans doute aussi parce qu’elle n’est finalement pas une question déterminante pour nos auteurs. L’important est qu’on juge parfois par sentiment ; ce sentiment peut tout à fait dériver d’un jeu combiné de nos facultés, peu importe au fond. Peter-Eckhard Knabe résume bien le problème à partir du cas du goût : « Le goût est-il une fonction du sentiment doué de discernement (ou de jugement) ou bien est-ce la fonction d’une raison capable de sentir2 ? ». Ce que révèle cette question souvent laissée en suspens est en tout cas que le jugement par sentiment remet en cause les limites entre raison et affectivité : le cognitif aurait peut-être une dimension affective, et l’affectif une dimension cognitive3. Notre sujet porte ainsi sur une zone médiane, difficile à circonscrire, entre la sensibilité physique et la pensée.

Dans la mesure où le sentiment se trouve mobilisé chez nos auteurs en rapport avec des objets bien déterminés, dont ils considèrent qu’ils échappent à la fois aux raisonnements et aux sensations, nous avons choisi de les étudier de façon thématique. Ensuite, chaque partie suit un ordre chronologique, commençant à la fin du XVIIe siècle avec Malebranche et se terminant avec Rousseau. La conséquence de ce choix est que, d’une partie à l’autre, nous parlons des mêmes auteurs. Malgré cette répétition, nous avons autant que possible essayé de montrer que le passage de Malebranche à Rousseau ne s’effectuait pas de façon linéaire : les

1 Ibid., p. 110.

2 P.-E. Knabe, « La genèse de l’esthétique moderne », in L’aube de la modernité 1680-1760, P.-E. Knabe, R.

Mortier, F. Moureau (dir.), J. Benjamins, Amsterdam, 2002, p. 80.

3 Précisons que lorsque nous emploierons l’adjectif « cognitif », c’est au sens large d’opération qui participe

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auteurs des Lumières sont loin de s’accorder sur la nature du sentiment et sa dimension cognitive. En outre, selon les domaines, les jalons de cette évolution varient : ainsi, si l’école écossaise ne constitue pas une étape déterminante dans la question de l’identité subjective, elle a eu une influence déterminante sur la philosophie morale des Lumières ; si Du Bos a beaucoup influencé le cours de la réflexion esthétique des Lumières, cette influence n’a pas touché les autres domaines.

La première partie portera sur cet objet qu’est le sujet ou le soi. Dans ce contexte, le sentiment apparaîtra comme une forme de connaissance intérieure. La dimension

intentionnelle du sentiment se révélera dans la deuxième partie consacrée à la connaissance

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Introduction

Dans sa grande recherche sur les sources de la pensée religieuse de Rousseau, Pierre-Maurice Masson considère que, dans l’esprit des philosophes de la première moitié du XVIIIe siècle qui ont influencé Rousseau, il n’y a qu’une seule science nécessaire qui est de se connaître soi-même1. Il est tout à fait remarquable qu’il associe dans son analyse cette préoccupation propre aux Addison, Saint-Aubin, abbé Pluche ou Père Buffier, avec l’antirationalisme qui les caractérise2, manifestant ainsi à grands traits un point classique de l’histoire de la philosophie : la connaissance de soi, au XVIIIe siècle, est l’affaire du sentiment. L’autobiographie telle qu’elle est pratiquée par Rousseau manifesterait l’accomplissement littéraire de ce principe3. Si ce trait est bien connu, les raisons de sa nouveauté et la complexité de sa signification sont moins bien établies.

Nous ne remonterons pas jusqu’à la conception antique de la connaissance de soi et à l’interprétation que reçoit l’inscription du temple de Delphes dans la philosophie grecque4. Nous nous contenterons d’évoquer ici la façon dont elle est comprise dans la philosophie occidentale du Moyen-Age à partir des analyses d’Étienne Gilson5 : comme dans la conception socratique, cette connaissance est comprise sous un horizon moral, en ce qu’elle est supposée rendre meilleur celui qui s’y applique. À cela, le christianisme ajoute cependant un enjeu théologique de taille : se connaître doit permettre de saisir ce qui rend l’homme à l’image de Dieu. Si la connaissance de soi commence par un examen de conscience dans lequel l’âme doit reconnaître ses péchés, elle doit aboutir à la découverte de l’image universelle de Dieu en elle6. L’influence de cette perspective est encore très marquée au XVIIe siècle : la plupart des traités portant sur la connaissance de soi sont écrits par des

1 Pierre-Maurice Masson, La religion de Jean-Jacques Rousseau, Tome I, La formation religieuse de

Rousseau, chapitre VII, Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 228.

2 « Tenons-nous en garde, disent ces sages, contre « les clartés ténébreuses » de la raison et « la science

imaginaire » des prétendus philosophes ; « réprimons les saillies de notre curiosité ». « L’ivresse d’un faux savoir » conduit à l’athéisme. Il n’y a qu’une science nécessaire, c’est de se connaître soi-même : le seul bénéfice des autres sciences, c’est de nous faire sentir que nous ne savons rien », ibid.

3 D’après Jean Starobinski commentant le « Je sens mon cœur » du début des Confessions, la connaissance de

soi chez Rousseau est fondée sur le sentiment immédiat et transparent que l’âme a d’elle-même, Cf. La

transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 216.

4 Pour un condensé de la conception socratique de la connaissance de soi, voir Platon, Alcibiade, 133 b-c,

traduction de Chantal Marboeuf et Jean-François. Pradeau, Paris, GF, 2000, p. 182. Jean-Pierre Vernant présente les grandes caractéristiques de la connaissance de soi chez les Grecs : elle n’est ni individuelle, ni introspective, ni immédiate cf. L’individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 224-225.

5 Étienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale, chapitre XI, Paris, Vrin, 1989. La grande nouveauté

qu’apporte le christianisme au problème de la connaissance de soi selon lui vient de la ressemblance de l’homme avec Dieu, créé à son image. Voir aussi Pierre Courcelles, Connais-toi toi-même de Socrate à Saint Bernard, Paris, Études augustiniennes, 3 volumes, 1974-75.

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