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Visibilité, reproductibilité et succès de ces modèles

2. LA PARTICIPATION DE LA JEUNESSE AUX PROCESSUS DE CHANGEMENT

3.2. Éduquer le jeune: un investissement nécessaire « malgré tout »

3.3.2. Visibilité, reproductibilité et succès de ces modèles

modèles

De nombreux exemples de développement de ces nouvelles « figures jeunes de la réussite » sont d’ailleurs observables en milieu urbain burkinabè. Elles se

1

ARNAUD Lionel et GUIONNET Christine, Les frontières du politique. Op. cit., p. 24-25. 2

MARTIN Denis-Constant, Les cultures politiques. In COULON Christian et MARTIN Denis-Constant (dir.), Les

laissent souvent entrevoir dans ces « Objets Politiques Non Identifiés (OPNI) » dont nous parle Denis Constant Martin1 car ceux-ci constituent des canaux d’expression des valeurs morales et des orientations éthiques qui influencent les comportements des individus et leurs perceptions des réalités sociales et politiques. Étant donné que nous allons par la suite développer les modalités d’inscription dans l’espace public de certaines d’entre elles (les débrouillards du secteur informel et les rappeurs), nous allons pour le moment nous contenter de préciser quelques éléments généraux explicatifs de leur impact sur des franges très larges de la jeunesse.

Ces « figures de la réussite » sont en général incarnées dans des sortes de modèles facilement imitables car ayant des caractéristiques visibles et donc directement identifiables. Ce registre recouvre une multitude de pratiques que Richard Banégas et J-P Warnier réunissent sous la terminologie de « cultures

matérielles du succès ».2 Par cela, nous désignons une matérialisation de la réussite via une mise en objets de celle-ci ou le développement de pratiques caractéristiques. Les usages que ces modèles font de leur corps en tant qu’outil de subjectivation et d’identification en est un bon exemple. Mais les éléments identificateurs peuvent également être des objets ou un mode de consommation reflétant cette réussite. Ces techniques passent essentiellement par la mobilité du corps et son habillement comme nous le verrons plus en détail par la suite concernant les rappeurs. La simplicité et la visibilité de ces marqueurs donnent à ces modèles une capacité de reproduction en série pour quiconque s’y reconnaît. Diffusés à grande échelle, ces modèles acquièrent dès lors une visibilité majeure dans l’espace public et donc un certain poids au sein de la jeunesse et de la société en règle générale mais également auprès des acteurs politiques. Cette visibilité leur donne un réel pouvoir qui n’est pas simplement celui du nombre. Plus ils se diffusent, plus il est difficile pour les acteurs politiques de les stigmatiser car cela revient finalement à rendre manifeste les problématiques sous-jacentes au développement de ces nouvelles formes de subjectivation. Stigmatiser les jeunes

1

Ibid., p. 162.

2 BANEGAS Richard et WARNIER Jean-Pierre (coord.), Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir. Op. cit., p. 9-10.

de « l’économie de la débrouille » revient à focaliser l’attention sur les problèmes sous-jacents d’insertion économique de larges franges de la population et notamment des jeunes. De même, stigmatiser les jeunes rappeurs comporte le risque d’attirer l’attention sur le contenu contestataire et dérangeant de leurs propos.

Ces figures sont également une contrainte pour les acteurs politiques car elles sont porteuses de langages politiques fonctionnels, pouvant être reçus et déchiffrés par des individus évoluant dans des environnements différents mais ayant certaines caractéristiques communes et dont la jeunesse constitue un bon exemple. C’est pour cette raison que celles-ci reposent en général sur des symboles directement visibles et identifiables qui font le lien entre émetteur et récepteur en laissant à chacun sa liberté d’interprétation.1 Dès lors, s’il devient difficile de s’opposer ouvertement à ces nouvelles formes d’inscription dans l’espace public qui, pour certaines dérangent l’ordre établi, les acteurs politiques se voient obligés de « faire avec » en cherchant à contrôler de façon indirecte les messages et comportements dont elles sont porteuses. Il est d’ailleurs intéressant de noter d’ores et déjà, même si nous allons y revenir plus en détail par la suite, que les formes de répression et d’encadrement menées à l’encontre des mouvements étudiants, figures de la réussite descendante, sont plus manifestes et radicales que celles menées à l’encontre des rappeurs burkinabè, figure montante, alors même que le discours de ces derniers est loin d’être plus édulcoré. Même si d’autres facteurs sont à même d’expliquer cette tendance, cela montre bien le pouvoir que la diffusion et la popularité donne à ces figures montantes de la réussite, qui sont également porteuses d’une forme de contestation de l’ordre établi.

Si l’émergence de ces nouvelles figures jeunes de la réussite reflète une évolution dans les représentations et valeurs des jeunes, elles sont également le reflet des difficultés d’insertion rencontrées par la jeunesse urbaine dans la société burkinabè et de l’inventivité de ces jeunes pour « se faire voir » dans l’espace public. Toutefois, la terminologie de « figures de la réussite » comporte de façon

1

MARTIN Denis, Par delà le Boubou et la Cravate : Pour une Sociologie de L’Innovation politique en Afrique Noire. In

Revue Canadienne des Etudes Africaine, vol. 20, n°1, 1986, p. 7.

évidente une limitation car elle ne nous permet pas d’analyser certaines formes d’inscription de la jeunesse dans l’espace public qui sont pourtant à même de nous aider à comprendre les formes de contestation développées par la jeunesse dans l’espace public. Nous pensons notamment à la question des jeunes de la rue qui, via son occupation de l’espace public et sa visibilité interroge « en creux » l’ordre établi. Il nous semble donc plus opportun d’élargir notre perspective à un ensemble de réalités plus vastes que nous pourrions réunir sous la terminologie de « figures jeunes du changement » et qui englobe un ensemble de groupes de jeunes plus large, car n’incarnant pas nécessairement un modèle de réussite, mais n’en participant pas moins aux processus de changement en cours dans la société burkinabè, notamment via les formes d’inscription dans l’espace public et de contestation dont elles sont porteuses.

Conclusion de la 1

ère

partie

Avant de passer à la suite de notre travail, nous souhaitons rappeler les quelques conclusions auxquelles cette première partie nous a permis d’aboutir ainsi que les zones d’ombres qu’il nous reste à approfondir.

Ces réflexions concernant les liens entre jeunesse et changements au Burkina Faso nous ont permis de poser des bases essentielles pour notre réflexion concernant les mécanismes de la contestation et de la domination dans ce pays. Tout d’abord, nous avons pu mieux circonscrire le champ de validité du paradigme de crise de la jeunesse. S’il est le reflet de réalités que nous ne pouvons et ne souhaitons nier dans l’analyse, nous réaffirmons la nécessité de ne pas focaliser notre approche uniquement sur ces aspects car, d’un point de vue heuristique, leur utilité semble limitée, ne nous permettant pas réellement de rendre compte de la capacité d’innovation de cette jeunesse. En effet, nous avons pu mettre en évidence la très forte implication des jeunes dans les processus de changement observables en milieu urbain burkinabè et leur présence massive dans tous les interstices sociaux propres au milieu urbain et permettant ces formes d’innovation sociale.

Par contre, à ce niveau de nos recherches, nous n’avons pu qu’entrevoir la capacité d’innovation de la jeunesse urbaine burkinabè pour développer de nouvelles

modalités d’inscription dans l’espace public. Nous avons également pu pressentir que celles-ci sont parfois porteuses de formes de contestation de l’ordre établi que nous n’avons pas encore pu analyser en profondeur. Cette dernière dimension n’a en effet qu’été suggérée par nos conclusions intermédiaires et il est donc nécessaire de concentrer désormais plus spécifiquement notre attention sur ces formes d’inscription de la jeunesse dans l’espace public et sur les formes de contestation dont elles sont porteuses. Ainsi, nous pourrons aller plus avant dans notre questionnement général sur les processus de domination et de contestation au Burkina Faso.

2

ème

Partie. Inscription dans l’espace

public et nouvelles formes de

politisation de la jeunesse

Dans une société où « le pouvoir de l’âge » est prégnant, y compris en milieu urbain, les jeunes occupent une position de « cadets sociaux » qui les place le plus souvent en bas des hiérarchies de pouvoir et de prestige. De plus, la socialisation des jeunes a pour objectif d’en faire des sujets communautaires et non individuels en leur inculquant une sorte d’« habitus communautaire » qui repose sur « les principes de la solidarité, de la hiérarchie, de l’identité collective et de la

répression corrélative des pulsions individualistes ».1 Cependant, les changements profonds auxquels a été confrontée la société burkinabè et qui ont affecté les structures sociales, politiques et économiques ont modifié et altéré la nature communautaire de la société et les processus d’individualisation qui étaient alors contenus ont trouvé un terrain d’expression facilité, notamment en milieu urbain, sorte de laboratoire des changements. Il en résulte une émergence de la notion d’individu qui loin d’être absente de la société communautaire y est en principe largement contenue. Ces processus d’individualisation permettent alors aux jeunes urbains de sortir de leur position de cadets sociaux. Cependant, étant donné l’incapacité de l’État à assurer réellement la protection sociale de ses citoyens, le rôle joué par la communauté reste important et ces processus d’individualisation sont donc partiels et relatifs. Ils n’en méritent pas moins toute notre attention en tant que reflets des changements profonds que connaît le milieu urbain burkinabè et notamment du développement de nouvelles formes d’inscription de la jeunesse dans l’espace public. Comme nous l’avons vu, malgré la faiblesse de recherches spécifiques, l’idée de crise des rapports entre jeunes et politique est très largement répandue alors même qu’il nous semble indispensable de dépasser cette idée en partant de l’hypothèse du développement d’un nouveau rapport des jeunes à la

politique « plus instrumental »1 et circonstancié, reposant sur un « imaginaire

politique qui valorise la ruse et la force » et qui est étroitement lié au

développement de nouvelles « figures jeunes de la réussite et du pouvoir »2. Ainsi, les formes d’inscription de la jeunesse dans l’espace public nous semblent constituer de bonnes portes d’entrée pour saisir les nouvelles formes de politisation de cette catégorie de population au Burkina Faso. Via une approche dynamique et diachronique, nous analyserons des exemples ayant trait aux trois catégories de jeunesse préalablement identifiées pour nos recherches (les étudiants, les jeunes dits « de la rue » et les jeunes rappeurs ou adeptes de hip-hop) afin de saisir les permanences et les évolutions de chacune de ces formes d’inscription de la jeunesse dans l’espace public en les connectant à notre problématique générale d’analyse du politique. Ces trois catégories de jeunesse, nous permettront d’analyser de façon dynamique les rapports entre État et société et de décrire une sorte de « mise en scène globale » du politique, créatrice de nouveaux « codes de communication »3, qui découle des processus concomitants et opposés de « totalisation » et de « dé-totalisation » de l’État.4

Avant de rentrer dans l’analyse détaillée de ces différentes formes d’inscription de la jeunesse dans l’espace public burkinabè, il convient de nous attarder sur la notion même « d’espace public » qui a fait l’objet de nombreuses critiques et réflexions depuis sa formalisation par Jürgen Habermas5. Parmi les multiples publications qui ont suivi cet ouvrage fondateur, un article de T. Dahou, nous intéresse tout particulièrement.6 L’auteur considère en effet que les dites « études africaines » se caractérisent par une réticence à aborder conjointement deux conceptions du pouvoir : le « pouvoir d’agir » (au sens d’Hannah Arendt)7 et

1

MUXEL Anne et PERRINEAU Pascal, Les jeunes et la politique. Op. cit., p. 41. 2

BANEGAS Richard et WARNIER Jean-Pierre (coord.), Figures de la réussite… Op. cit, p. 5-132.

3 MARTIN Denis-Constant, Nouveaux langages du politique en Afrique orientale. Paris : Karthala, 1998, p. 7-28. 4

BAYART Jean-François, La revanche des sociétés africaines. In BAYART Jean-François, MBEMBE Joseph-Achille et TOULABOR Comi (dir.), Le politique par le bas en Afrique noire. Paris : Karthala, 2008, p.63-93.

5 HABERMAS Jürgen, L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société

bourgeoise. Paris : Payot, 1978, 324 p.

6

DAHOU Tarik, L’espace public face aux apories des études africaines. In Cahiers d’études africaines, n° 178, 2005, p. 327-349.

7

le « pouvoir-domination » (au sens de Max Weber)1. Ces deux éléments sont pourtant, selon nous, les deux facettes d’une même pièce qui est au cœur de nos recherches, le politique. L’auteur souhaite analyser l’espace public comme le résultat de la cohabitation permanente de ces deux formes de pouvoir. Ainsi, dans le cadre de cette étude des modalités d’inscription de la jeunesse dans l’espace public via le mouvement hip-hop, nous chercherons à rendre compte des rapports existant entre les dynamiques de délibération à l’œuvre dans l’espace public et certaines formes de pouvoir-domination qui parcourent la société burkinabè. L’espace urbain nous semble composé d’un ensemble de « lieux de sociabilité »2 ou s’opère une mise en scène du pouvoir et le développement d’identités individuelles et collectives spécifiques. Ces lieux sont des révélateurs d’enjeux liés à la délimitation entre le public et le privé et constituent de bons outils pour notre réflexion sur les modalités d’inscription de la jeunesse dans l’espace public burkinabè.3 Nous considérons que cet espace est une unité symbolique, structurellement morcelée en un ensemble de « micro espaces publics » qui sont des « espaces de socialisation et de débat fonctionnant temporairement comme des

isolats » et permettant aux différents groupes sociaux subordonnés, notamment aux

jeunes, d’exprimer des malaises et des revendications et de formaliser des intérêts. Ainsi, malgré leur diversité réciproque, les mobilisations étudiantes, les formes d’appropriation de l’espace urbain développées par les « jeunes de la rue » et la « prise de parole » caractéristique du mouvement hip-hop, constituent, à nos yeux, autant d’exemples d’inscription de franges de la jeunesse burkinabè dans

« l’espace public central ».4 Nous allons chercher à voir successivement si ces trois exemples peuvent être considérés comme des indicateurs de nouvelles formes de politisation de la jeunesse et quels enseignements ceux-ci sont à même de nous livrer concernant notre réflexion sur le politique dans ce pays.

1

WEBER Max, Économie et société. 1. Les catégories de la sociologie. Paris : Pocket, 2003, 410 p.

2 FOURCHARD Laurent, GOERG Odile et GOMEZ-PEREZ Muriel (éd.), Lieux de sociabilité urbaine en Afrique. Paris : L’Harmattan, 2009, 610 p.

3

Ibid., p. 41.

4 FRANCOIS Bastien et NEVEU Erik, Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics

1.

Le syndicalisme étudiant : une culture