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2. LE CADRE MÉTHODOLOGIQUE ET THÉORIQUE DE LA RECHERCHE

2.1. Méthodologie de l’enquête

2.1.2. L’enquête de terrain

Avant de décrire en détail notre méthodologie d’enquête sur le terrain, nous souhaitons mettre en avant le pluralisme des formes d’investigation que nous avons mobilisées et en expliquer les fondements.

Les différentes disciplines relevant des sciences sociales disposent de formes d’investigation privilégiées qui ont constitué dans le cadre de ces recherches autant d’outils mobilisés de façon stratégique pour la production des données. Ainsi, bien que nous inscrivant dans le champ de la science politique, nous avons eu recours à des formes d’investigation empirique diverses, empruntées tant à l’histoire qu’à la sociologie ou à l’anthropologie. Cependant, nous devons souligner d’ores et déjà la place centrale que nous avons accordée aux modes d’investigation propres à l’anthropologie ou à certaines écoles de sociologie dites « qualitatives » telles que l’école de Chicago. Bien qu’ayant travaillé sur des données tirées d’archives et de questionnaires, nous avons accordé une place centrale aux entretiens, aux récits de

vie et à l’observation participante. Notre enquête, à dominante anthropologique a donc privilégié la proximité sur le temps long avec notre objet d’étude et donc avec les situations naturelles et quotidiennes des jeunes burkinabè afin de produire des connaissances approfondies de leurs représentations et pratiques. Durant nos séjours sur le terrain, une part importante de notre temps a été consacrée à l’observation participante et nous avons cherché à maximiser notre temps passé avec les populations locales, dans les familles, dans les « grins »1, à l’université, au sein d’associations, lors de manifestations, etc. En étant en contact quasi- permanent avec ces jeunes, nous avons parallèlement et/ou successivement adopté le rôle d’observateur et de co-acteur. Ce quotidien partagé avec ces jeunes a fait l’objet de la production de données concrètes via la tenue d’un journal de terrain mais aussi et peut-être même surtout de données informelles qui nous ont permis de comprendre progressivement de façon naturelle des éléments de vie quotidienne, des discours et des actes qui ne nous étaient pourtant pas familiers avant cette imprégnation avec notre terrain (le milieu urbain burkinabè) et notre objet d’étude (les jeunes). Ayant, au cours de ces années de recherche, pour des raisons personnelles et professionnelles entretenu une relation très étroite et quasi- permanente avec notre terrain, nous avons pu acquérir une maîtrise et une compréhension toute particulière des ses modes de fonctionnement.

Mais, si cette proximité avec notre terrain et notre objet d’étude constitue la base de la pertinence des données recueillies, elle représente également un risque très marqué d’introduction de multiples biais dans nos recherches. Ceux-ci étant inévitables, il s’est agi pour nous de les minimiser en cherchant à les contrôler mais également en les explicitant pour en avoir conscience, ce que nous allons faire maintenant. Notre insertion prolongée et profonde au sein des groupes de jeunes burkinabè comportait un risque certain de considérer leurs visions des processus à l’œuvre dans la société burkinabè comme générales alors même qu’elles sont spécifiques à chaque groupe de jeunes. Pour cela, nous avons cherché en permanence à jongler entre différents espaces sociaux afin de ne pas nous

1 Les grins sont des lieux de rencontres propres aux jeunes, dans la rue, devant une cour en général. Les jeunes s’y retrouvent régulièrement, à des fréquences variées selon les cas (tous les jours, tous les soirs ou les week-ends), pour discuter et boire du thé. Les éléments de composition d’un grin sont très simples : quelques bancs, bidons ou pneus pour s’assoir, une théière et un fourneau (pour les braises).

enfermer dans une vision réduite et unidirectionnelle des processus que nous souhaitions analyser. Au cours de nos recherches de terrain, nous avons donc également cherché à récolter des données plus générales en menant notamment des enquêtes en dehors « du milieu jeune » afin de retracer l’historique et l’actualité des représentations globales de la jeunesse et des actions menées en leur direction. Pour cela, nous avons eu recours tant à l’analyse d’archives qu’à des entretiens avec des acteurs « non jeunes ». Le deuxième biais majeur qu’il a fallu maîtriser dans la récolte des données concerne notre subjectivité en tant que chercheur. C’est précisément notre implication personnelle sur le terrain qui nous a facilité l’accès à de nombreuses données mais nos stratégies de recherche ne peuvent être réduites à une simple mise en scène stratégique. En tant que personne ayant une subjectivité propre, une identité, des points de vue, des idées et des stratégies uniques, notre implication personnelle risquait en permanence d’influer sur les données recueillies. Par exemple, en tant qu’acteur œuvrant dans le champ des actions de développement valorisant les initiatives des jeunes, il nous a été difficile de ne pas porter de jugement sur certains processus à l’œuvre dans une société où le principe de séniorité semble dominant. Il ressort de ces deux exemples des biais ayant pu être introduits dans nos recherches que l’enquête de terrain de type anthropologique est une ressource centrale pour la production de données « authentiques » mais qu’elle comporte également un risque majeur de production de données « détournées », soit par le chercheur, soit par les acteurs avec lesquels il est en interaction et qui effectuent également des opérations permanentes de « mise en scène », de « présentation de soi ». Ne pouvant être totalement évités, il nous semble que ces biais doivent être maîtrisés autant que possible lors de l’enquête puis explicités dans la phase de restitution des données.

Le travail d’enquête sur le terrain a été décomposé en plusieurs séjours: huit mois en 2007, deux mois en 2008 et deux mois en 2009 soit un total d’une année environ. Certaines données mobilisées dans ce travail proviennent également de nos recherches de master qui portaient sur les jeunes en difficulté.

Nos observations ont été menées auprès de groupes de jeunes très variés allant des étudiants aux jeunes de la rue en passant par les jeunes des grins, les jeunes engagés dans des associations et syndicats, les rappeurs et les amateurs de

rap. Vivant chez une famille dans le quartier populaire d’Hamdalaye, nous avons très facilement noué des contacts avec de nombreux jeunes et pris l’habitude de les côtoyer au quotidien. Si aborder les étudiants et les jeunes des grins était relativement facile, nouer des contacts réguliers avec des rappeurs s’est avéré plus complexe et lent. Ce groupe n’a pourtant pas été le plus difficile à aborder, les véritables obstacles s’étant posés concernant les jeunes de la rue pour diverses raisons que nous allons désormais expliciter. Nous allons détailler les stratégies que nous avons adoptées pour aborder ces différents groupes.

Le contact avec les jeunes des grins et les étudiants s’est avéré relativement facile, ces catégories se recoupant très souvent. En effet, contrairement à l’image très populaire des grins, la quasi-totalité des jeunes, quelque soit leur statut (chômeur, travailleur, scolaire ou étudiant) côtoie régulièrement un ou plusieurs de ces lieux. En participant à la vie quotidienne des grins, nous avons facilement eu accès à des jeunes relevant de ces différents statuts. Au cours de nos séjours, nous avons donc régulièrement participé aux discussions dans plusieurs grins situés dans notre quartier principalement mais également dans d’autres zones, au gré de nos rencontres. Les grins constituent un espace propre aux jeunes hommes et les filles ne viennent que parfois prendre part aux discussions. Cependant, dans notre cas, être une femme n’a nullement constitué un obstacle, le statut occidental levant bien des barrières au sein du milieu jeune masculin. Nous avons paradoxalement rencontré plus de difficultés à intégrer les milieux féminins, les rencontres entre filles étant plus informelles ou centrées autour d’actions quotidiennes auxquelles nous participions finalement très peu telles que le tissage ou la manucure. Cependant, par le biais des filles de la cour au sein de laquelle je vivais, de nos voisines et d’amies progressivement rencontrées (par l’intermédiaire d’un ami de sexe masculin en général), nous avons finalement réussi à intégrer certains groupes de filles. Notre présence, loin de déranger les jeunes hommes et femmes, semblait au contraire les honorer et il nous a été très facile d’orienter les conversations vers les thématiques que nous souhaitions approfondir. Nous avons également pu nouer contact avec des groupes plus spécifiquement étudiants en côtoyant le campus et ses bibliothèques à Ouagadougou ainsi que celles de centres de recherche, notamment l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD).

L’intégration des associations de jeunes s’est révélée être un processus relativement plus lent et formel que pour les grins. En effet, pour nouer réellement des contacts et participer à la vie de ces associations, nous avons finalement opté pour un engagement formel dans le champ associatif en direction de la jeunesse. La première étape de ce processus a été de travailler en tant que stagiaire au sein du Réseau d’Action pour la Prévention et la Protection des Enfants en Difficulté (RAPPED), organisation qui fédère une soixantaine d’associations travaillant toutes dans le domaine de la jeunesse et réparties sur l’ensemble du territoire burkinabè. Au cours de nos recherches de master, nous avions déjà établi des contacts étroits et répétés avec les responsables de cette structure et avions même participé à certaines de leurs actions. Ainsi, dès notre arrivée au Burkina Faso en 2007, nous avons commencé à travailler bénévolement au sein du RAPPED, au niveau de sa coordination nationale. Dans ce cadre, nous avons pu participer à la vie d’une dizaine d’associations membres intégrant ainsi le milieu associatif. Après notre long séjour de 2007, de retour en France, nous avons, par convictions personnelles et non tant par stratégie, renforcé notre contact avec ce milieu en créant une association en faveur de la jeunesse située à Ouagadougou. En tant que Présidente de cette structure depuis octobre 2007, nous avons été amenés à entretenir des relations étroites avec le milieu associatif et à renforcer notre connaissance de l’action en direction et avec la jeunesse. Même si la création de cette structure ne faisait pas partie de nos stratégies d’enquête, nous pensons avoir indirectement beaucoup appris de cette expérience qui nous a permis d’acquérir une connaissance fine et poussée des réalités vécues par les jeunes dans ce pays et de nouer tout un ensemble de contacts qui nous ont servi tout au long de nos recherches.

Le milieu hip-hop a également été long à intégrer. Se caractérisant, contrairement au milieu associatif par sa nature très informelle, nous avons mis un certain temps à dépasser le stade des simples rencontres isolées avec des amateurs de rap. Même si les artistes burkinabè, notamment les rappeurs, sont relativement abordables comparé au contexte occidental, nous avons mis un certain temps à rencontrer une personne-ressource à même de nous mettre en contact avec le milieu. Le hasard a finalement débloqué cette situation car, en allant chercher un proche à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, nous avons rendu service à deux jeunes hommes

cherchant à rejoindre la gare de TGV et qui se sont révélés être des producteurs et managers d’artistes burkinabè. L’un deux n’était autre que l’un des plus importants managers du pays surnommé « Commandant Papus » et que nous cherchions à rencontrer depuis plusieurs mois. A partir de ce moment, nous avons pu rencontrer de nombreux groupes et artistes, des managers, des producteurs et des animateurs et accéder aux coulisses et dessous de nombreuses manifestations (concerts, dédicaces, lancement d’artistes, enregistrements, etc.).

Le plus complexe dans nos recherches de terrain concernait le milieu des jeunes de la rue. Il était difficile d’accéder directement à ces groupes tant pour des raisons de sécurité que d’efficacité. Il a donc réellement fallu mettre en place une stratégie d’approche de ces jeunes et notre travail en milieu associatif nous a été d’un grand secours à ce niveau. En effet, dans le cadre de notre engagement au sein du RAPPED, nous avons été amenés à participer aux activités de nombreuses associations de prise en charge des jeunes de la rue et les relations tissées en leur sein nous ont ensuite permis d’accéder aux groupes de jeunes vivant toujours dans la rue. Notre première porte d’entrée a donc été la prise de contact avec des anciens jeunes de la rue devenus ensuite des animateurs associatifs et plus précisément avec l’un d’entre eux, Landry Issouf Ouédraogo, âgé de 27 ans au moment de l’enquête. Nous avons progressivement tissé des liens avec ce jeune homme et une certaine amitié s’est même installée entre nous. Au bout d’environ un mois de rencontres et discussions informelles au sein des locaux de l’Association Nationale pour l'Éducation et la Réinsertion Sociale des Enfants à Risques (ANERSER), nous avons commencé à recueillir le récit de vie de Landry lors de rencontres journalières de trente minutes à deux heures selon sa patience. Le lien d’intimité existant entre nous s’est alors raffermi et, contrairement à de nombreux chercheurs qui travaillent avec de personnes en difficulté, nous n’avons globalement pas eu de problème majeur, Landry ne nous ayant fait que de très rares et raisonnables demandes matérielles. Ensemble, nous avons effectué des sorties de rue qui nous ont progressivement permis de prendre contact avec quelques jeunes vivant toujours dans la rue ou travaillant en son sein. Cependant, nous n’avons pas pu faire de récit de vie avec ces jeunes et notre enquête a surtout consisté en des discussions informelles et en des phases d’observation sur les sites de vie de ces enfants, la nuit. Les premiers contacts avec ces jeunes ont été très

difficiles : à leurs yeux, notre présence étant suspecte et inquiétante. La confiance progressive et toute relative qu’ils ont finalement placée en nous n’aurait pu se faire sans la présence de Landry qui les connaissait de par son travail d’animateur et de par son passage de sept ans environ dans la rue. Les récits de vie que nous avons pu réaliser concernent donc des ex-jeunes de la rue ou des jeunes en passe de sortir de celle-ci. Les contacts noués dans la rue étaient essentiellement masculins, les filles y étant beaucoup moins visibles et difficilement abordables car très souvent placées sous la coupe d’un homme, qu’il s’agisse d’un petit ami ou d’un proxénète.

Les méthodes utilisées sont essentiellement qualitatives puisque nous avons réalisé 37 entretiens semi-directifs auprès d’un public varié: responsables ministériels, associatifs et syndicaux, jeunes de la rue, rappeurs, étudiants, etc. La durée des entretiens variait de 30 minutes à deux heures mais duraient en moyenne 45 minutes environ.

Le nombre de récits de vie récoltés auprès des jeunes de la rue est quant à lui de 6 avec un effectif de 4 garçons et 2 filles.

Enfin, nous avons également eu recours aux méthodes quantitatives puisque nous avons administré un questionnaire à 170 jeunes résidant dans les villes de Ouagadougou, Kaya et Ouahigouya. Les questions portaient sur la situation personnelle de ces jeunes (famille, études, travail, etc.), leur perception de l’avenir et des actions menées en leur direction (État, associations, ONG, autorités coutumières et religieuses, etc.) et leur degré d’intérêt et de participation politique. Ces questionnaires ont été administrés durant l’été 2007 dans des grins, des gares, sur le campus universitaire, dans des lycées, des cours familiales et des associations ; auprès de jeunes de sexe masculin et féminin âgés de 12 à 37 ans et ayant des profils très variés (scolaires, étudiants, inactifs, chômeurs, célibataires, mariés, indépendants, dépendants, etc.). Les résultats obtenus à l’aide de ces questionnaires n’avaient pas vocation à être représentatifs de la jeunesse burkinabè et à constituer les bases de notre démonstration pour de multiples raisons. L’échantillon sélectionné est empirique et non représentatif de la jeunesse urbaine burkinabè prise dans son ensemble du fait de l’absence de données statistiques fiables qui nous auraient permis de constituer un échantillon proportionnel, des réalités de terrain mais également des objectifs que nous poursuivions dans nos

recherches. Travaillant sur des catégories de jeunesse bien précises comme nous le verrons par la suite, nous avons opté pour la constitution d’unités-types afin d’avoir des données comparatives entre ces différentes catégories de jeunesse que nous avions identifiées comme représentatives des contrastes existants en son sein. Les questionnaires ont donc été administrés aux jeunes volontaires rencontrés dans les différents lieux que nous avons cités préalablement. Bien que nous n’ayons pas eu pour ambition de récolter des données représentatives, nous avons tout de même veillé à prendre certaines précautions pour ne pas introduire de biais dans les résultats. Avant de mener cette enquête, nous avons testé le questionnaire auprès d’une trentaine de jeunes pour en identifier les failles puis nous l’avons remanié pour faciliter une compréhension et des résultats maximums. Nous avons également formé deux assistants pour la réalisation de cette enquête notamment à cause de la barrière linguistique. En effet, effectuée seule, elle aurait comporté un biais important car nous n’aurions pu choisir que des jeunes parlant et comprenant un minimum le français. Dés lors, seuls ceux ayant fréquenté au moins quelques années l’école ou ayant vécu plusieurs années en Côte d’Ivoire1 auraient été questionnés. Ces assistants, étudiants à l’université et maîtrisant parfaitement le mooré et le français ont été formés quelques jours sur l’administration de ce questionnaire afin de veiller à ce que d’autres biais ne soient pas introduits. Ils nous ont donc aidés à enquêter auprès des jeunes qui ne parlaient pas suffisamment le français pour être interrogés dans cette langue avec l’assurance de leur totale compréhension.

L’objectif de cette enquête par questionnaire était essentiellement de réunir des données indicatives de certaines tendances. Ces questionnaires ont donc permis de nous éclairer sur certains points et notamment sur la perception que ces jeunes ont de leur quotidien et de l’avenir ainsi que leur degré d’intérêt et d’engagement politique. Les données recueillies, non représentatives comme nous venons de le dire, n’en constituent pas moins des indicateurs de certaines tendances et celles-ci seront donc mobilisées comme illustration de notre démonstration et non comme base à celle-ci.

1

L’usage du français au sein des familles et dans la rue étant beaucoup plus répandu qu’au Burkina Faso, les jeunes ayant vécu un certain temps en Côte d’Ivoire maîtrisent en général mieux le français que les jeunes étant restés au Burkina Faso.

Notre enquête concerne essentiellement la capitale du pays, Ouagadougou, bien que certaines données aient également été recueillies dans de plus petites villes comme Bobo-Dioulasso, Kaya et Ouahigouya afin de ne pas céder à la tentation de généralisation de la réalité de la capitale en la voyant comme représentative de l’ensemble de la vie urbaine burkinabè et des changements politiques et sociaux qui y ont cours.