• Aucun résultat trouvé

SECTION III : Comparaison entre Porphyre et Plotin

1. La visée des Catégories

Pour ce qui est de Porphyre, nous avons déjà parlé longuement de la visée qu’il impute aux Catégories. Ce traité porte sur les mots simples en tant qu’ils signifient des êtres. Ceci implique

77

certainement que le traité d’Aristote porte incidemment sur les êtres et la manière dont il faut les diviser. Cependant, c’est bien vers les mots significatifs que l’enquête d’Aristote est principalement orientée.

Les choses se compliquent lorsque l’on aborde Plotin. En effet, comme nous l’avons dit, les traités VI, 1-3 s’intéressent aux genres de l’être et à la division adéquate de ces êtres. Toutefois, ceci ne nous informe guère sur la visée qu’il impute aux Catégories. Étant donné la nature des traités de Plotin, qui est entièrement différente de celle du commentaire de Porphyre, l’on ne peut que faire des conjectures à ce sujet. Dans cette optique, trois considérations sont essentielles.

(1) L’emploi du mot κατηγορία chez Plotin est certes parfois opposé au mot genre en un sens péjoratif lorsque Plotin relève le manque d’unité des genres identifiés par Aristote dans les Catégories, mais on retrouve aussi un emploi neutre, purement descriptif, servant simplement à les désigner. Le mot κατηγορία lui-même (et surtout dans son emploi neutre, où κατηγορία ne serait pas seulement utilisé pour dire que les Catégories traitent de simples prédicats dénués d’ancrage dans le réel) oriente l’interprétation vers la sémantique.

(2) Cependant, le fait que Plotin discute de ce traité alors qu’il veut établir une division adéquate du monde sensible indique qu’il croyait que les Catégories contiennent une doctrine des genres de l’être méritant considération. Ceci n’a rien d’étonnant. Par exemple, le passage suivant d’Alexandre d’Aphrodise – un commentateur important aux yeux de Plotin – parle des catégories comme une division des genres de l’être :

Si nous commencions notre discours sur l’âme par la division de l’être en genres premiers (ἀπὸ τῆς τοῦ ὄντος εἰς τὰ πρῶτα γένη διαιρέσεως) et si nous rendions clair sous quel genre se trouve l’âme, peut-être, une fois ceci établi, serions-nous également en mesure de saisir la substance entière de l’âme. Puisque l’être se divise en dix genres premiers et suprêmes (διαιρουμένου τοίνυν τοῦ ὄντος εἰς τὰ πρῶτα καὶ ἀνωτάτω γένη δέκα), nous affirmons que l’un d’eux est celui de la substance, laquelle, disons-nous, comprend la substance composée et les substances à partir desquelles le composé existe. (Mantissa, 101.11-17, traduction par R. Dufour)148

Dans un autre passage, Alexandre d’Aphrodise affirme explicitement que la division des genres de l’être a été faite dans les Catégories : « […] la division de l’être, qu’il [scil. Aristote] a faite dans les Catégories (ἡ εἰς τὰ γένη τοῦ ὄντος διαίρεσις, ὃ πεποίηκεν αὐτὸς ἐν ταῖς Κατηγορίαις) […] » (in Mét., 245.34-35). Ces passages ont pu encourager Plotin à voir dans la division catégoriale une division de l’être, et donc, à se confronter à celle-ci lors de ses traités VI, 1-3.

148 On retrouve aussi l’affirmation comme quoi les catégories sont une division des genres de l’être chez Alenxandre d’Aphrodise, in A.Pr., 366.23-24.

78

(3) Lorsque Porphyre présente son interprétation générale des Catégories, il fait une doxographie présentant quatre interprétations concurrentes de ce traité. Rappelons-les rapidement : (i) les Catégories seraient une introduction aux Topiques, (ii) les Catégories seraient un traité sur les genres de l’être, (iii) les Catégories portent sur les mots en tant qu’ils signifient des êtres et (iv) les Catégories portent sur les mots en tant qu’ils signifient d’autres mots. Clairement, l’interprétation de Plotin ne correspond ni à (i) ni à (iv). À l’interprétation (ii) sont liés les titres « Des genres de l’être ou Des dix genres » (56, 31-32) : le premier de ces deux titres correspond au titre de la série de traités plotiniens que nous avons étudiée (VI, 1-3).

Cependant, on ne peut pas en tirer la conclusion que Plotin attribuait ce titre (et la visée correspondante) aux Catégories puisque (a) le titre des traités plotiniens indique la visée des traités plotiniens, celle non pas des œuvres inspectées au cours de ces traités et (b) les titres des traités composant les Ennéades ne sont pas du fait de Plotin149.

Il appert que l’objectif que se donne Plotin dans les traités VI, 1-3 fait en sorte qu’il est inutile pour lui de se prononcer à savoir si les Catégories ont une visée correspondant à (ii) ou à (iii).

Comme le note Porphyre, ces deux interprétations sont étroitement liées : celui qui interprète les Catégories comme portant sur les mots en tant que signifiant les êtres doit concéder que, d’une certaine façon, les titres Des genres de l’être et Des dix genres sont adéquats, puisque, pour accomplir sa fonction sémantique, la division des mots doit être le reflet d’une division réelle des êtres. Étant donné que Plotin veut établir sa propre division des genres de l’être, il lui est complètement égal de déterminer si les Catégories portent directement sur les êtres ou si elles portent sur les mots en tant qu’ils signifient des êtres. En d’autres mots, que la division des êtres soit le propos primordial des Catégories – comme le prétend l’interprétation (ii) – ou que celle-ci ne soit présente que de manière incidente – ceci correspond à la position de Porphyre, adhérant à l’interprétation (iii) – n’importe point au propos de Plotin : l’important c’est qu’une telle division soit présente et que, de là, celle-ci puisse être considérée comme une rivale ou une alliée pour l’élaboration de sa propre division150.

La présence d’interprétations alternatives chez Porphyre montre que le débat sur le propos des Catégories n’était pas complètement clos. Or, sur la base de nos observations, il est possible

149 Porphyre, lorsqu’il fournit la liste des traités de Plotin, écrit en effet : « Mais voici quels étaient ces écrits qui, faute d’un titre donné par Plotin, en recevaient chacun un différent » Vie de Plotin, 4, 17-18.

150 Nous nous positionnons ainsi en opposition avec C. Evangeliou (1988), p. 165-166 qui rigidifie la distinction entre l’interprétation de Porphyre et celle de Plotin.

79

d’affirmer que, parmi les quatre interprétations recensées chez Porphyre, Plotin adhérait à l’une des deux qui ont été jugées acceptables par le philosophe de Tyr – sans toutefois que l’on puisse déterminer exactement laquelle, entre ces options (ii) et (iii), correspond véritablement à celle adoptée par Plotin.