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SECTION II : Plotin et les Catégories

3. Les genres du sensible selon Plotin

3.2. La nouvelle table des catégories

Comme nous l’avons vu, Plotin dit qu’Aristote a négligé les êtres qui sont les plus élevés. Il n’est donc pas surprenant que dans le traité VI, 2, où il est question du monde intelligible, la division plotinienne se fasse sur la base des textes de Platon et non pas sur la base de ceux d’Aristote. Cependant, lorsque notre auteur se tourne vers le monde sensible, Aristote semble retrouver une place d’importance, puisque c’est en procédant à une réduction des catégories d’Aristote qu’il parvient à sa propre division. Celle-ci comprend cinq genres, qui sont les suivants : substance, quantité, qualité, mouvement et relation. Dans les lignes qui suivent, nous dirons quelques mots sur chacun de ces genres en portant une attention particulière à leur relation avec les catégories d’Aristote. Une évidence s’impose d’elle-même : la liste est réduite de moitié ; alors qu’elle comptait dix membres chez Aristote, chez Plotin, elle n’en compte que

126 C. Evangeliou (1987), p. 6.

127 Afin d’éviter de sans cesse référer à C. Evangeliou (1988), disons d’entrée de jeu que le chapitre 5 de cet ouvrage est notre principale source pour cette partie de notre étude et que son influence se fait sentir dans chacun de nos paragraphes.

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cinq. De ces cinq genres, un est entièrement nouveau, le mouvement, et un autre, la substance, n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’Aristote désignait par ce même nom.

En ce qui concerne la substance, nous en avons déjà assez dit. La conception plotinienne de la substance sensible est radicalement différente de celle d’Aristote et s’inspire plutôt de Platon (Lettre VII et Timée) et le fait qu’elle puisse être appelée – de manière homonyme seulement – substance n’est compréhensible qu’à l’aune de la doctrine des « raisons128 ».

Pour ce qui est de la quantité, Aristote l’avait d’abord divisée en deux, soit en quantité continue et en quantité discrète. Le premier groupe comprend le nombre et le discours, alors que le second comprend la ligne, la surface, le corps, le temps et le lieu (Catégories, 6, 4b 20-25).

Plotin débute son enquête sur la quantité en spécifiant qu’elle ne portera pas sur la quantité séparée, mais bien sur la quantité en tant qu’elle se trouve « dans la matière et dans l’extension d’un substrat (τῶν ἐνύλων καὶ διαστήματι τοῦ ὑποκειμένου) » (VI, 3, 11.3). Il s’agit d’une remarque importante, puisque Plotin avait préalablement dit dans le traité VI, 1 que « c’est cela même, la quantité qui n’est rattachée à rien, qui sera au sens propre quantité (ἡ δὲ ποσότης οὐκ ἐφαπτομένη ἄλλου αὐτὸ τοῦτο ἂν εἴη τὸ κυρίως ποσόν) » (VI, 1, 5.19-20). Il y a ici un glissement de ποσόν (ce qui est d’une certaine quantité) vers ποσότης (la quantité) et donc une limitation de la catégorie du ποσόν à la seule quantité129. Dans le même sens, Plotin écrit que :

« c’est donc le nombre lui-même, considéré en soi ou dans les choses qui participent de lui, qui appartient à la quantité et non pas les choses qui en participent. Non pas ‘‘trois coudées’’ par conséquent, mais ‘‘trois’’ » (VI, 1, 4.41-44). Le nombre sert d’instrument de mesure de la pluralité (quelle que soit l’essence des choses mesurées) ; ce n’est ainsi qu’à titre secondaire que la grandeur est quantité, parce que ce n’est qu’en tant qu’on lui attribue un nombre qu’elle l’est.

Pourtant, en VI, 3, 11, Plotin accepte sans problème de dire que « seuls le nombre et la grandeur sont des quantités » (VI, 3, 11.6), incluant donc la grandeur dans ce qui est quantité. Ce changement est possible en vertu du changement de perspective : la recherche porte sur le monde sensible et sur la quantité en tant qu’elle « fait que le morceau de bois est de trois coudées, ou que le nombre cinq s’applique à des chevaux » (VI, 3, 11.4-5). Le premier exemple reprend exactement ce qui avait été rejeté comme n’étant pas strictement une quantité en VI, 1, 4, c’est-à-dire « trois coudées », en l’appliquant à un objet sensible, le bois, et constitue un exemple de

128 Cette doctrine, d’ailleurs, n’est pas dépourvue de sources stoïciennes : la conception du monde sensible selon Plotin dans le cadre de VI, 3 n’est donc pas inspirée d’Aristote uniquement. Voir à ce sujet R. E. Witt (1931).

129 B. Colette-Dučić (2007), p. 137.

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grandeur, alors que le second constitue un exemple de nombre en tant que dénombrant une quantité d’objets sensibles, des chevaux ; l’inclusion d’une telle chose dans la quantité avait, elle aussi, été rejetée en VI, 1, 4 : « En fait, la quantité ce n’est pas trois bœufs, mais c’est le nombre qui est en eux ». Les grandeurs, Plotin les divise en ligne, surface et volume, alors que les nombres, il les divise en pair et impair.

Cependant, quelques différences avec la catégorie aristotélicienne de la quantité sont à signaler. Plotin exclut explicitement le temps, le lieu et le discours des quantités. Les deux premiers sont inclus dans les relatifs, puisqu’il soutient que le temps est relatif au mouvement et que le lieu est relatif au corps. Or, Plotin avait, en VI, 1, 13-14, réduit « quand » et « où » (qui sont deux catégories aristotéliciennes) au temps et au lieu : ces deux catégories sont donc élimées et déplacées sous le relatif130. En outre, bien que Plotin accepte, avec Aristote, que certaines expressions comme « une montagne est petite » puissent être réduites à des relatifs (une montagne est dite petite parce qu’elle l’est relativement aux autres montagnes ; une petite montagne est plus grande qu’un grain de millet qui est dit grand), il affirme cependant que l’existence de quelque chose comme le grand est nécessaire à l’attribution d’un prédicat relatif telle que « plus grand » (« rien ne serait ‘‘plus grand’’ s’il n’y avait rien de grand » :VI, 3, 11.30-31). Ainsi, il admet qu’ici-bas le grand peut être pris en lui-même sans être mis en relation avec autre chose (VI, 3, 11.26-27). Le grand et le petit sont ainsi inclus dans les grandeurs et sont donc des quantités. Ces réflexions le poussent à accepter que la contrariété soit possible dans les quantités, alors qu’Aristote avait clairement déclaré que la contrariété est impossible dans la quantité (Catégories, 6, 5b 11). Le Stagirite admet que cela serait possible si l’on admettait le peu et le beaucoup ainsi que le grand et le petit dans les quantités, mais, justement, il relègue ces termes aux relatifs ; c’est précisément parce qu’il accepte le grand et le petit et, plus loin (VI, 3, 12, 1-5), le peu et le beaucoup parmi les quantités que Plotin peut admettre la contrariété dans la quantité. Le raisonnement déployé par Plotin est inspiré des réflexions de Platon – qui est nommé et cité – sur le fait qu’il doit y avoir un beau en soi et non pas seulement du plus ou moins beau relativement à la chose à laquelle on attribue la beauté pour que le beau puisse être prédiqué de différents objets (« un singe qui est beau est laid comparé à un autre animal » sert d’analogue à « une montagne qui est petite est grande comparée à un grain de millet »).

130 Voir aussi infra p. 87.

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La quantité, telle que décrite en VI, 3 reprend donc des éléments aristotéliciens et en rejette d’autres. Certaines modifications sont inspirées de Platon. Cependant, le remaniement qu’effectue Plotin n’est certainement pas aussi radical que dans le cas de la substance. Son attitude est fondamentalement différente de celles de commentateurs comme Porphyre, qui tentent d’expliquer et de justifier l’entièreté du contenu des Catégories, puisque Plotin n’hésite pas à contredire Aristote. Il n’en demeure pas moins que les désaccords qu’il entretient avec Aristote émanent plutôt d’un désir de se réapproprier des éléments de la quantité telle que présentée dans les Catégories plutôt que d’une tentative de fonder ses réflexions sur la quantité dans le monde sensible sur des bases entièrement nouvelles. On remarquera aussi que l’attitude adoptée ici, puisqu’il ne prend en considération que la quantité en tant qu’instanciée ici-bas, est beaucoup plus conciliante qu’en VI, 1.

Après la quantité, c’est la qualité qui est analysée. La première tentative de division des qualités est entre celles d’ici-bas et celles de là-haut et tourne autour des problèmes liés à la participation et au rapport entre les qualités incorporelles et les qualités corporelles. Ce dédoublement entre qualité de là-haut et qualité d’ici-bas n’est pas vraiment fructueux, puisque le mot « qualité », lorsqu’appliqué aux deux, n’est en fait qu’un homonyme : « le beau ici-bas n’a que le nom en commun avec celui de là-bas, et il en va de même pour la qualité en général.

(ὁμώνυμον γὰρ τὸ καλὸν τὸ τῇδε κἀκεῖ, ὥστε καὶ τὸ ποιόν) » (VI, 3, 16.5-6)131. Immédiatement après ce constat, Plotin se tourne vers la relation entre la raison, conçue comme une semence, et la qualité dans le monde sensible qui est la manifestation de cette semence ; la question est de savoir si ces deux types de qualités sont, eux aussi, homonymes.

Cependant, il en vient dès le chapitre suivant à dire qu’il faut se concentrer sur les qualités d’ici-bas et sur la division de ces qualités (« ταῖς αἰσθήσεσι τὰς τῇδε ποιότητας ἔστι διαιρεῖν » :VI, 3, 17.3-4). La principale difficulté de cette division réside dans le fait que, pour les autres genres, c’est par le biais de qualités que les espèces ont été différenciées, alors qu’il semble impossible que les qualités soient elles-mêmes différenciées les unes des autres par des qualités. En s’attaquant à cette aporie, Plotin ne semble pas apporter de révisions substantielles aux thèses aristotéliciennes : il distingue, par exemple, les vertus et les vices selon ce à quoi ils se rapportent : « si on établit une distinction (εἴ τις διαιροῖ) entre les vertus et les vices suivant

131 Cet argument paraît assez faible dans la mesure où les Formes servent, entre autres, chez Platon à expliquer la possibilité de prédiquer de manière vérace une même propriété à une multiplicité de choses sensibles.

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qu’ils sont relatifs au plaisir (περὶ ἡδονάς), à la colère (περὶ ὀργάς) ou à l’acquisition des biens, et si l’on admet qu’il est convenable de procéder ainsi pour établir des distinctions, il est évident que peuvent être des différences même des non-qualités (δῆλον ὅτι ἔστι διαφορὰς εἶναι καὶ μὴ ποιότητας). » (VI, 3, 18.39-42). Cette conception de la vertu s’accorde avec des passages du corpus aristotélicien comme les suivants : « Nous avons dit que la modération est une médiété relative aux plaisirs (ὅτι μὲν οὖν μεσότης ἐστὶ περὶ ἡδονὰς ἡ σωφροσύνη, εἴρηται ἡμῖν) » (ΕΝ, III, 13, 1117b24-25 : trad. J. Tricot modifiée) ; « La douceur est une médiété relative aux sentiments de colère (Πραότης δ' ἐστὶ μεσότης περὶ ὀργάς) » (ΕΝ, IV, 11, 1125b26 : trad. J.

Tricot modifiée).

La suite des chapitres dédiés à la qualité continue dans la même voie – c’est-à-dire que Plotin soulève des apories et les résout – et arrive à des conclusions similaires à celles des chapitres sur la quantité ; certaines conclusions d’Aristote sont acceptées, d’autres modifiées. Par exemple, pour ce qui est du fait que la qualité accepte le plus ou le moins, Plotin est en accord avec Aristote si l’on parle des objets sensibles qualifiés, c’est-à-dire participant aux qualités en elles-mêmes, mais, pour ce qui est des qualités en elles-elles-mêmes, elles n’acceptent pas le plus ou le moins.

En ce qui concerne le genre du mouvement, une analyse détaillée dépasse largement le cadre de notre étude et, du reste, elle a déjà été entreprise avec brio par R. Chiaradonna, au chapitre 2 de son Sostanza, Movimento, Analogia (2002). Ce qui nous intéresse ici, c’est que ce genre n’est pas l’un de ceux recensés dans les Catégories132. De plus, les catégories du faire et du subir sont subsumées sous celle du mouvement. D’ailleurs, le genre du mouvement avait été introduit par Plotin à l’occasion de sa critique de l’agir et du subir en VI, 1, 15. Les chapitres suivants donnent lieu à une âpre critique de la conception aristotélicienne de l’acte et du mouvement. Dans le traité VI, 3, la conception que Plotin développe est entièrement différente de ce que l’on trouve dans les traités d’Aristote. Il s’agit donc pour ce genre d’un remaniement complet de la doctrine aristotélicienne.

132 Des listes de catégories (ou de genres) sont éparpillées à travers les œuvres d’Aristote et sont relativement stables ; l’écart entre les listes est habituellement dû à leur ordonnancement différent ou par le fait qu’elles ne sont pas toujours exhaustives. Cependant, Aristote mentionne le mouvement dans une de ces listes : « Puisqu’il y a aussi des composés de la substance avec les autres catégories (car il y a un sujet pour chaque catégorie, par exemple pour la qualité, la quantité, le temps, le lieu, le mouvement (οἷον τῷ ποιῷ καὶ τῷ ποσῷ καὶ τῷ ποτὲ καὶ τῷ ποὺ καὶ τῇ κινήσει))… » (Métaphysique, Z, 4, 1029b23-25, trad. J. Tricot).

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Le dernier genre envisagé, la relation, reçoit un traitement d’à peine quelques lignes où rien de notable n’est dit133 : la relation suppose que deux choses entrent en rapport l’une avec l’autre de manière simultanée et la substance en tant que telle n’est pas relative, mais seulement en tant que partie, cause, principe ou élément de quelque chose. Ceci est étonnant si l’on considère qu’avant d’amorcer sa réduction des genres du monde sensible, Plotin donne quatre listes de genres et que la relation figure parmi chacune d’entre elles (VI, 3, 3.1-32)134. De plus, toujours en VI, 3, 3, Plotin suggère de réduire qualité, quantité et mouvement à la relation – suggestion à laquelle il ne donnera jamais suite. Si l’on considère que même la soi-disant substance sensible se réduit en fin de compte à un amas de qualités dans la matière, on pourrait dire que le monde sensible n’est que matière et relation (puisque les qualités se réduisent à la relation), mais Plotin n’ayant pas développé ce point, nous nous abstenons de spéculer davantage à ce sujet.

Les résultats de la réduction des genres sont donc les suivants : six des genres aristotéliciens sont rejetés, soit le lieu, le temps, la position, posséder, faire et subir. Quatre sont maintenus : la substance, la quantité, la qualité et la relation. Il faut toutefois aussitôt ajouter que la substance, qui constitue le pilier de l’ontologie qui se dégage des Catégories et de la théorie de la prédication développée dans le commentaire qu’en a fait Porphyre, est conçue d’une manière radicalement différente par Plotin. Autrement dit, substance chez Plotin et substance chez Aristote renvoient à des réalités différentes et le fait que Plotin emploie le même nom pour désigner cette réalité ne doit pas nous rendre aveugles à ces différences. Aussi, Plotin introduit un genre qui n’apparaît pas chez Aristote, c’est-à-dire le mouvement. Ces considérations nous poussent donc à affirmer qu’au-delà des convergences entre les genres de l’être proposés par Plotin et par Aristote, il demeure que leurs conclusions sont incompatibles. Après tout, le but que Plotin se propose dans les traités VI, 1-3 est de parvenir à une division exhaustive des genres de l’être. Or, bien que les genres de l’être auxquels est parvenu Aristote dans les Catégories servent souvent de fil conducteur à son enquête, Plotin propose une division rivale à celle d’Aristote.

À notre avis, il ne faut pas minimiser cette modification de la division aristotélicienne. Il est vrai que Plotin ne condamne pas sans appel les genres aristotéliciens ; il les subsume sous d’autres genres et dispute ainsi leur titre de genres suprêmes dans l’ordre du sensible. Or, lorsque

133 L. Brisson (2008), p. 335, n. 368 suggère même que ce dernier chapitre ait été écrit par Porphyre. L. Brisson n’en donne pas de justifications, mais on peut bien imaginer que la brièveté des commentaires sur la relation, lorsqu’on les compare au traitement qu’ont reçu les autres genres, rend ce chapitre suspect.

134 Nous devons cette remarque à C. Evangeliou (1988), p. 141.

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l’on se propose de faire une division de sensible, ce n’est pas une critique mineure que de disputer quels genres doivent trôner au sommet de cette division. L’attitude de Plotin se distingue non seulement des commentateurs ultérieurs qui, comme Porphyre, défendent le nombre des genres aristotéliciens ainsi que leur ordonnancement, mais aussi de médio-platoniciens qui attribuaient la liste complète des genres aristotéliciens à Platon. Ainsi, Alcinoos écrivait que « dans le Parménide et dans d’autres dialogues, Platon a indiqué les dix catégories (τὰς δέκα κατηγορίας) » (159, 43-44, trad. P. Louis) et Plutarque, qui a écrit un ouvrage perdu intitulé Διάλεξις περὶ τῶν δέκα κατηγοριῶν135, soutient que Platon a fait une ébauche des dix catégories (« τῶν δέκα κατηγοριῶν ποιούμενος ὑπογραφὴν » : De animae procreatione in Timeo, 1023e8). Plotin rompt donc avec cette tradition en refusant d’attribuer les catégories à Platon et en révisant leur nombre. Son attitude n’est toutefois pas celle d’un Atticus qui prend (dans les fragments qui nous ont été conservés) une attitude entièrement hostile136.

Cela étant dit, nous avons jusqu’à présent presque entièrement négligé un aspect important des Catégories et des traités VI, 1-3 : la sémantique. Dans ce qui suit, nous nous intéresserons à deux aspects de la sémantique : (1) le contraste que Plotin semble parfois marquer entre genre et catégorie et (2) l’acceptation ou le refus de Plotin d’adhérer aux distinctions sémantiques de base des Catégories, à savoir « être dit de » et « être dit dans ».

4. Considérations sémantiques