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SECTION II : Plotin et les Catégories

1. Les traités VI, 1-3

Les traités VI, 1-3 portent sur les genres de l’être. L’objectif premier est de faire une division des genres ontologiques de base. La première phrase de ces traités énonce clairement quel est l’objet de l’enquête, tout en la situant par rapport aux Anciens : « À propos des êtres, leur nombre et leur nature, les penseurs les plus anciens se sont interrogés (Περὶ τῶν ὄντων πόσα καὶ τίνα ἐζήτησαν μὲν καὶ οἱ πάνυ παλαιοί) ; [a] les uns ont dit qu’il n’y a qu’un seul être, [b] les autres que les êtres sont en nombre déterminé, [c] d’autres en nombre illimité » (VI, 1, 1.1-2, trad. modifiée). Cependant, Plotin balaie rapidement les Anciens, disant que les philosophes ultérieurs ont suffisamment traité d’eux et que ceux-ci ont posé que l’être n’est pas « [a] un, puisqu’ils voyaient que même dans l’intelligible il y a plusieurs êtres (οὔτε ἓν θέμενοι, ὅτι πολλὰ

94 « Quando Plotino approva o fa propria una tesi peripatetica, lo faccia in vista del suo rovesciamento polemico, che egli attua conferendole un senso nuovo, tale da modificare profondamente quello originario. » R. Chiaradonna (2002), p. 227.

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καὶ ἐν τοῖς νοητοῖς ἑώρων), et ils n’en ont pas davantage posé [c] un nombre illimité, puisque l’illimité est impossible et qu’il ne pourrait plus y avoir de science (οὔτε ἄπειρα, ὅτι μήτε οἷόν τε μήτ' ἐπιστήμη ἂν γένοιτο) » (VI, 1, 1.7-9, trad. modifiée).

Plotin juge donc que les philosophes plus récents ont porté des coups dévastateurs pour les alternatives [a] et [c] : il ne reste plus que l’option [b], c’est-à-dire que les êtres se ramènent à un nombre limité et qu’il y a des genres de l’être. Tout le débat est de savoir ce que sont ces genres et quel est leur nombre.

Trois écoles sont envisagées : le péripatétisme, le stoïcisme et le platonisme. Chacune de ces écoles propose une classification distincte des genres de l’être, classification qui résulte d’une division (διαίρεσις). Ainsi, avant d’aborder les genres péripatéticiens, Plotin écrit : « dans leur division (κατὰ τὴν διαίρεσιν), ils [scil. les péripatéticiens] ne parlent pas des intelligibles (περὶ τῶν νοητῶν). C’est donc qu’ils ne souhaitaient pas faire entrer dans leur division l’ensemble des êtres (πάντα ἄρα τὰ ὄντα), laissant ainsi de côté les êtres les plus éminents (τὰ μάλιστα ὄντα) » (VI, 1, 1, 28-31, trad. modifiée). La phrase par laquelle Plotin commence son traitement des genres stoïciens va comme suit : « Contre ceux [scil. les stoïciens] qui posent qu’il y a quatre genres, qui donc divisent (διαιροῦντας) les êtres en quatre genres… » (VI, 1, 25.1-2). De plus, le terme διαίρεσις renvoie à la méthode de division par laquelle Platon parvient au « ce que c’est (τὸ τί ἐστι) » et aux genres premiers (τὰ πρῶτα γένη) (I, 3, 4.12-13), qui sont justement les genres auxquels aboutit Plotin lorsqu’il divise le monde intelligible en VI, 2. En VI, 3, Plotin débute son enquête ainsi :

Il faut poursuivre la recherche en la faisant porter aussi sur le sensible, pour savoir s’il faut y poser les mêmes genres que ceux que nous avons posés là-bas, ou s’il y en a davantage ici-bas […], ou bien encore s’ils sont totalement différents de ceux là-bas ou s’il s’en trouve qui sont semblables et d’autres différents. […] Notre point de départ est le suivant : puisque notre exposé porte sur les choses sensibles, et puisque tout ce qui est sensible est contenu dans ce monde-ci, il est nécessaire de faire porter la recherche sur notre monde en soumettant à la division (διαιροῦντας) sa nature et ses éléments constitutifs, pour en distinguer les genres (διαιροῦντας κατὰ γένη)… (VI, 3, 1.2-11)

Ce passage place l’entreprise de Plotin dans la même lignée que celle d’Aristote : il s’agit de faire une division du sensible. En effet, nous venons de citer un passage où Plotin dit qu’Aristote avait fait une division négligeant les êtres les plus élevés. L’emploi répété du verbe διαιρέω dès le début du traité VI, 3 et le fait que ce traité se situe au même niveau que la division d’Aristote (puisque celui-ci n’entendait pas traiter des êtres les plus élevés, sa division porte sur le sensible)

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suggère donc que les résultats de ce traité doivent être mis en confrontation directe avec les Catégories.

Peut-être est-il utile de remarquer que Porphyre, lui aussi, emploie διαίρεσις lorsqu’il parle des deux divisions possibles des êtres et des catégories (c’est-à-dire les prédicats) qui leur correspondent : « La répartition (διαίρεσιν) la plus simple d’après laquelle je classerais les êtres et les vocables susceptibles de les signifier est celle qui comporte quatre genres. […] Par ailleurs, la division (διαίρεσιν) la plus étendue que je puisse faire est celle qui comporte dix genres. » (71, 19-23).

De plus, la suite du texte de Plotin que nous avons longuement cité (VI, 3, 1.2-11)rappelle un passage que nous avons déjà étudié chez Porphyre. Voilà, côte à côte, les deux textes :

[Il est nécessaire de diviser le monde sensible en genres] en faisant comme si nous divisions le son, qui est quelque chose d’illimité, en ses constituants déterminés en ramenant à un ce qui se trouve à l’identique dans plusieurs (διῃρούμεθα ἄπειρον οὖσαν εἰς ὡρισμένα ἀνάγοντες τὸ ἐν πολλοῖς ταὐτὸν εἰς ἕν), en passant ensuite à un autre, qui pour sa part est différent (εἶτα πάλιν ἄλλο καὶ ἕτερον αὖ), jusqu’à ce que nous ayons ramené chacun d’eux à un nombre déterminé, en appelant

« espèce » ce sous quoi se rangent les individus, et « genre » ce sous quoi se rangent les espèces (τὸ μὲν ἐπὶ τοῖς ἀτόμοις εἶδος λέγοντες, τὸ δ' ἐπὶ τοῖς εἴδεσι γένος). (VI, 3, 1.11-16 : trad. modifiée)95.

Il [scil. l’ouvrage, c’est-à-dire les Catégories] a, en effet, pour objet les vocables simples, significatifs, en tant qu’ils servent à signifier les choses, sous réserve que les choses en question ne sont pas celles qui se distinguent entre elles numériquement, mais celles qui diffèrent par le genre.

En effet, il y a pour ainsi dire une infinité de choses et aussi de mots quant au nombre (ἄπειρα μὲν γὰρ σχεδὸν καὶ τὰ πράγματα καὶ αἱ λέξεις κατὰ ἀριθμόν). Mais le propos de l’ouvrage n’est pas de parcourir ces mots un à un, car chacun signifie numériquement un seul des êtres. Toutefois, puisque des êtres numériquement multiples sont un spécifiquement ou génériquement, on découvre que leur infinité et celle des mots qui les signifient peuvent se ramener à dix genres qui servent à les mettre en cause (ἀλλ' ἐπεὶ τῷ ἀριθμῷ πολλά ἐστιν ἓν ὄντα τῷ εἴδει ἢ τῷ γένει, καὶ ἡ ἀπειρία τῶν ὄντων καὶ τῶν σημαινουσῶν αὐτὰ λέξεων εἰς δέκα γένη εὕρηται περιλαμβανομένη εἰς τὸ γράφεσθαι).

(58, 5-13).

Dans les deux cas, le constat de départ est qu’il y a une infinité qui peut être réduite à un nombre déterminé d’espèces et de genres. Dans les deux extraits, l’infinité et les genres dont il est question sont ontologiques, mais dans le cas de Porphyre ce détour par l’ontologie sert à expliquer que les mots désignant les choses ont été divisés en dix catégories, alors que les remarques de Plotin portent directement sur les genres de l’être, genres de l’être dont il s’efforce justement de déterminer le nombre et la nature.

95 Comme le remarque F. A. J. De Haas (2001), p. 516, Plotin s’inspire sans doute du Philèbe, 17b-18c. Il y est alors aussi question de l’infinité des sons et du processus par lequel on peut les rassembler sous une unité. C’est aussi de Platon que Porphyre se revendiquera dans l’Isagoge lorsqu’il expose la méthode de division (Isagoge 6, 13-16).

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Ainsi, les pages que Plotin dédie aux Catégories s’inscrivent dans une tentative de diviser le monde en genres distincts. Les divisions d’Aristote et des stoïciens, contrairement à celles des Anciens, méritent d’être prises en considération. Le projet consistant à produire une telle division est justifiable en termes platoniciens, puisqu’il renvoie à une méthode qui est, justement, platonicienne. Platon a, lui aussi, dans le Sophiste présenté une division en genres ; cependant celle-ci n’est pas en conflit direct avec celle d’Aristote, puisque le premier s’est affairé à diviser le monde intelligible, alors que le second l’a négligé. Dire ceci, cependant, ce n’est pas dire que Plotin endosse la division aristotélicienne ; c’est seulement laisser la porte ouverte à cette possibilité. Les deux prochaines sections montreront que Plotin critique et modifie radicalement le contenu des Catégories.