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SECTION I : Porphyre

4. Les Catégories : les mots en tant que signifiant les choses

4.2. Le propos des Catégories

4.2.6. Bilan et résumé

Résultat : dès lors que le propos d’Aristote est d’examiner les vocables significatifs, en tant qu’ils signifient l’un ou l’autre des êtres qui diffèrent génériquement et que, d’autre part, exprimer les choses d’après l’une ou l’autre signification, c’est ce que l’usage de son temps appelait

« catégoriser » comme l’est généralement le fait de proférer sur les choses un mot significatif, on trouvera normal qu’il ait intitulé Catégories son exposé élémentaire portant sur les mots simples, qui considère principalement chaque genre de mots en tant que propres à signifier les choses.

(58, 15-58, 20)

51 Nous reprenons cette systématisation de C. Evangeliou (1988), p. 52.

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Porphyre résume le propos d’Aristote et se sert de son explication pour justifier le titre de Catégories. Ce faisant, il ajoute une précision : les Catégories s’intéressent aux mots simples.

Par ailleurs, l’interprétation de Porphyre se réclame de deux prédécesseurs Péripatéticiens, Boéthos et Herminos. Lorsque Porphyre présente les grandes lignes de l’interprétation d’Herminos (59, 20-30), on reconnaît immédiatement la similarité entre les deux. Herminos dit en effet que l’ouvrage d’Aristote ne porte ni sur les genres de l’être, ni sur les parties du discours,

« mais il a plutôt en vue la prédication des choses qu’on dit, en ce qu’elle peut avoir de propre selon chaque genre d’êtres (ἀλλὰ μᾶλλον περὶ τῆς καθ’ ἕκαστον γένος τῶν ὄντων οἰκείας ἂν ἐσομένος τῶν λεγομένων κατηγορίας) » (59, 23-25). Ceci explique la nécessité de toucher d’une manière quelconque (ἀμωσγέπως) les genres sur lesquels on opère des prédications. Cette priorité de la prédication justifie le titre « Catégories ».

Le propos des Catégories est donc principalement sémantique et seulement ontologique de manière incidente (ce qui ne veut pas dire que l’ontologie n’a pas une place importante). Il nous semble devoir insister sur le fait que, malgré les implications ontologiques du traité, son propos demeure, selon Porphyre, sémantique. Parler d’« interprétation inclusive » comme le fait C.

Evangeliou pour qualifier l’interprétation de Porphyre est trompeur. En effet, Porphyre n’a de cesse de répéter que les mots occupent la place prioritaire dans les Catégories52. Son interprétation est inclusive seulement au sens où un traitement adéquat de la sémantique ne peut, selon lui, faire l’économie des choses53, mais pas au sens où le traité porterait directement et de manière égale sur l’ontologie et sur le langage. Il serait en effet absurde qu’un système de signification (le langage) ne prenne pas en considération ce qu’il entend signifier (les choses) :

« si telles sont les choses, tels sont aussi les mots qui les font voir principalement » (71, 13-14).

Maintenir la priorité de la sémantique est donc essentiel pour comprendre le sujet vers lequel nous nous tournons à présent, c’est-à-dire les implications ontologiques des Catégories.

52 Outre les passages déjà cités (58, 27-29 et 59, 25 qui est attribué à Herminos) on retrouve les passages suivants : « c’est principalement sur les vocables (προηγουμένως περὶ φωνῶν) qu’il fait porter son travail, pas sur les choses » (61, 15-16, c’est le questionneur qui parle); « son propos a pour objet les vocables simples capables de signifier les choses (περὶ φωνῶν ἁπλῶν ἐστι σημαντικῶν τῶν πραγμάτων ἡ πρόθεσις) » (70, 28-29) « son propos n’est pas de parler des êtres, autant qu’ils sont, et de dénombrer leurs genres, mais de parler des mots qui servent à signifier principalement les êtres et de dénombrer leurs genres » (86, 35-37); « son propos est de considérer les mots significatifs (περὶ λέξεων σημαντικῶν ἡ πρόθεσις) » (91, 19).

53 Dans les mots de R. Bodéüs, selon Porphyre « le propos de C [scil. Catégories] est d’étudier la partie de la langue qui signifie les choses » (R. Bodéüs (2008), p. 91, n. 3).

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Implications ontologiques de l’interprétation porphyrienne

La section précédente nous a permis de dégager un des tenants centraux de l’interprétation porphyrienne des Catégories, c’est-à-dire que ce traité repose sur une connaissance des êtres, puisqu’une typologie des prédicats, pour être valable, doit s’appuyer sur une division des êtres.

Une question se dresse alors : quelle est la portée ontologique, selon Porphyre, des Catégories ? Va-t-il aussi loin que Simplicius qui affirme que les Catégories sont, « d’une certaine façon, à propos des principes premiers (τρόπον τινὰ περὶ ἀρχῶν ἐστι τῶν πρώτων) » (Simpl., In Cat., 1, 6-7 ; nous traduisons) ? Sans doute que Porphyre accepterait l’idée selon laquelle, ultimement, tout se ramène aux principes premiers54. Cependant, nous nous intéressons aux implications ontologiques directes des Catégories telles que Porphyre les a lui-même articulées dans son commentaire ou telles qu’elles sont rapportées par des auteurs postérieurs.

Nous envisagerons ces implications en prenant comme fil directeur la double division entre substances et accidents d’une part et entre singulier et universel d’autre part. Nous nous interrogerons d’abord au sujet des statuts ontologiques des substances et des accidents, puis nous verrons que l’ordre de l’exposé des catégories accidentelles repose sur un ordre de priorité ontologique. Ensuite, il faudra se pencher sur la distinction entre universel et singulier et sur la question des universaux dans le cadre de l’exégèse des Catégories, notamment en nous arrêtant sur la justification de la priorité accordée aux substances sensibles singulières par Aristote dans ce traité. À travers ces discussions, il apparaîtra clairement que l’ontologie développée par Porphyre s’applique exclusivement au monde sensible55.

54 Le phénomène de la prédication (qui est le sujet des Catégories selon Porphyre) peut avoir de fortes implications ontologiques dans la perspective platonicienne : dans le Parménide, 132b, Socrate dit que c’est justement pour expliquer la prédication vérace qu’il a été conduit à la théorie des Idées. Platon pare d’avance la position conceptualiste en disant que les Idées ne peuvent pas n’être que des concepts dans l’âme (νοήματα ἐν τῇ ψυχῇ). Sur la prédication et les Idées chez Platon, voir le chapitre 4 de L. P. Gerson (2020), en particulier pp. 81-85.

55 Il apparaîtra également que nous ne saurions agréer à la proposition selon laquelle Porphyre fait des catégories de simples « terms of ordinary prephilosophical discourse » (S. K. Strange (1987), p. 962). À cet égard, il nous semble possible de réfuter cette thèse en renvoyant simplement au chapitre précédent de notre travail, où nous avons montré que, pour Porphyre, une classification des prédicats nécessite un travail préalable, celui de la nomenclature des êtres (ce qui mène à l’énorme concession que fait Porphyre au titre « Des genres de l’être »). La section finale de notre travail confrontera directement les propos de S. K. Strange.

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