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Université de Montréal. Plotin, Porphyre et les Catégories d Aristote : accord ou désaccord? Par, Ismaël Kettani

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Université de Montréal

Plotin, Porphyre et les Catégories d’Aristote : accord ou désaccord ?

Par, Ismaël Kettani

Département de philosophie, Faculté des arts et des sciences

Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de maîtrise ès arts (M.A.) en philosophie, option recherche avec mémoire long

Avril 2021

© Ismaël Kettani, 2021

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Université de Montréal

Département de philosophie, Faculté des arts et des sciences

Ce mémoire intitulé

Plotin, Porphyre et les Catégories d’Aristote : accord ou désaccord ?

Présenté par Ismaël Kettani

A été évalué par un jury composé des personnes suivantes

David Piché Président-rapporteur

Louis-André Dorion Directeur de recherche

Elsa Bouchard Membre du jury

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RÉSUMÉ :Le présent mémoire est une étude détaillée des écrits Plotin et de Porphyre au sujet des Catégories d’Aristote. Le Commentaire aux Catégories de Porphyre ainsi que les traités VI, 1-3 de Plotin constituent ainsi la matière première de notre étude. Notre lecture de ces ouvrages est orientée vers l’objectif suivant : déterminer si ces deux néoplatoniciens étaient en accord ou en désaccord dans leur interprétation et leur évaluation des Catégories.

Pour ce faire, nous avons longuement commenté les passages les plus importants (relativement à notre objectif) du Commentaire aux Catégories de Porphyre, puis des traités VI, 1-3. Finalement, nous avons comparé les résultats obtenus pour chacun de ces auteurs en contextualisant leurs propos à l’intérieur des débats de l’époque au sujet des Catégories. À notre avis, l’examen que nous avons conduit au cours des pages de notre mémoire montre clairement qu’il y avait désaccord entre Plotin et son disciple. En effet, malgré la similarité de certains aspects de leur interprétation globale des Catégories, leur évaluation de cet ouvrage est diamétralement opposée : Plotin le critique, Porphyre l’approuve. De fait, nous soutenons que les similarités dans leur interprétation globale ne font qu’exacerber leur désaccord au sujet des Catégories : nombre de leurs propos peuvent être mis en opposition directe précisément parce qu’ils s’entendent partiellement sur ce que sont les Catégories.

MOTS-CLÉS : Porphyre, Plotin, Catégories, prédication, sémantique, genre, espèce, substance, ontologie, Aristote.

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ABSTRACT: This thesis is a detailed study of the Plotinus’ and Porphyry’s writings on Aristotle’s Categories. Thus, Porphyry’s Commentary on the Categories and Plotinus’

Enneads VI, 1-3 are the main sources of my study. My reading of these works is conditioned by a precise aim: to establish whether these two Neoplatonists agreed or disagreed on their interpretation and their evaluation of the Categories. To accomplish this task, I have extensively commented the most important passages (in relation to my aim) of Porphyry’s Commentary on the Categories and, then, of the Enneads VI, 1-3. Finally, I have compared the results of my inquiry on each of these two philosophers while replacing them in the context of the ongoing debates about the Categories at the time. It is my contention that the inquiry conducted in this thesis clearly shows a disagreement between Plotinus and his disciple. Despite some similarities in their general interpretation of the Categories, their appreciation of this work is diametrically opposed: Plotinus criticizes it while Porphyry defends it. In fact, I argue that the similarities in their general approach to the Categories exacerbates their disagreement: their comments are in direct conflict precisely because they partially agree about what the Categories are.

KEYWORDS: Porphyry, Plotinus, Categories, predication, semantic, genus, species, substance, ontology, Aristotle.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ... 1

SECTION I : Porphyre ... 7

PARTIE I : Qu’est-ce que sont les Catégories ? ... 7

1. Avant les Topiques ... 8

2. Des genres de l’être ... 9

3. Les mots en tant que mots ... 9

4. Les Catégories : les mots en tant que signifiant les choses ... 10

4.1. « Catégorie » ... 11

4.2. Le propos des Catégories ... 13

4.2.1. Le premier usage des mots ... 14

4.2.2. Le deuxième usage des mots ... 15

4.2.3. Première et seconde imposition ... 17

4.2.4. Propos de l’ouvrage : première imposition des mots... 19

4.2.5. Les genres de mots de première imposition ... 20

4.2.6. Bilan et résumé ... 24

PARTIE II : Implications ontologiques de l’interprétation porphyrienne ... 26

1. La substance première et ses accidents ... 27

2. L’ordre des catégories ... 30

3. Substance première et substance seconde ... 32

4. Conclusion ... 40

SECTION II : Plotin et les Catégories ... 42

1. Les traités VI, 1-3 ... 43

2. Les apories de la substance des Catégories... 46

2.1. Le propre ... 46

2.2. Attributs contradictoires ... 47

2.3. L’antérieur et le postérieur – I ... 50

2.4. L’antérieur et le postérieur – II... 52

2.5. L’antérieur et le postérieur – III ... 54

2.6. Un air de famille ? ... 54

3. Les genres du sensible selon Plotin ... 57

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3.1. La substance sensible : une soi-disant substance ... 57

3.2. La nouvelle table des catégories ... 60

4. Considérations sémantiques ... 66

4.1. Catégorie et genre ... 66

4.2. Prédication ... 71

5. Conclusion ... 74

SECTION III : Comparaison entre Porphyre et Plotin ... 76

1. La visée des Catégories ... 76

2. La restriction des Catégories au monde sensible ... 79

3. La division : implication, nombre et ordre ... 81

4. La substance ... 90

5. La sémantique... 93

CONCLUSION ... 96

BIBLIOGRAPHIE ... 100

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ABRÉVIATIONS

In Cat. = Commentaire aux Catégories

In A.Pr. = Commentaire aux Premiers Analytiques In Mét. = Commentaire à la Métaphysique

In Top. = Commentaire aux Topiques D. L. = Diogène Laërce

Simpl. = Simplicius Trad. = traduction

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REMERCIEMENTS

J’aimerais d’abord remercier l’ensemble de ma famille. En particulier, mes parents, Liette Léger et Ossama Kettani, ainsi que Camille Lizotte-Séguin pour leur support depuis de nombreuses années. Cette dernière année a été difficile, mais ils m’ont aidé à la traverser.

Ensuite, je dois remercier Étienne Rouleau, qui a lu l’entièreté de mon mémoire et dont les commentaires en ont grandement rehaussé la qualité.

Finalement, je remercie mon directeur, Louis-André Dorion, pour ses commentaires tout au long du processus de rédaction.

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INTRODUCTION

Au sortir de sa première lecture des Catégories, c’est un sentiment de perplexité plutôt que d’émerveillement qui risque d’envahir le néophyte. D’abord, il aura sans doute de la difficulté à saisir l’unité de l’œuvre1. Puis, il se demandera en quel sens Aristote emploie « catégorie » et pourquoi il en dénombre dix2, et non pas neuf ou onze. C’est rempli d’incrédulité qu’il sera informé qu’« [a]ucun autre ouvrage n’a eu une influence comparable sur l’histoire de la philosophie3 ». Pourtant, cette affirmation risque bien d’être vraie4 ! Les Catégories ont fait couler une somme d’encre incalculable en grec ancien, en latin, en syriaque, en arabe et en une foule de langues modernes. L’une des raisons, et non la moindre, de cette fortune est l’appropriation néoplatonicienne de ce traité. En effet, cette école philosophique a instauré un cursus éducatif où les Catégories figuraient en tête5 et donc, nécessairement, beaucoup de commentaires ont été rédigés sur cet ouvrage. Au cours de son histoire, ce texte n’a toutefois pas toujours joui d’une appréciation égale et unanime, comme l’attestent les remarques acerbes d’Arnauld et Nicole6, de Kant7 ainsi que de Suhrawardi8.

Une multiplicité de questions similaires à celles que nous avons attribués à notre néophyte fictif – les Catégories forment-elles une unité ? la liste est-elle bonne ? qu’est-ce qu’une

1 L’unité, et même l’authenticité, des Catégories est sujette à débat. La question de l’authenticité ne nous intéressera pas directement : puisque nous étudions ici la réception du texte, ce qui nous importe, c’est que les auteurs dont nous rapporterons les propos jugeaient que c’était une œuvre d’Aristote.

2 Rappelons que les dix catégories sont : substance, quantité, qualité, relatif, lieu, moment, position, possession, faire et subir.

3 O. Bruun et L. Corti (2005), p. 7.

4 L’affirmation suivante de M. Rashed est cependant hyperbolique : « Tout historien de la philosophie – et sans doute tout philosophe – a un jour rencontré la question du rapport des catégories d’Aristote à la langue grecque. » M. Rashed (2020), p. 127, nous soulignons.

5 Plus exactement, les Catégories occupaient le second rang, puisque l’Isagoge (littéralement : l’introduction) était étudiée comme une sorte de prolégomènes aux Catégories. À cela, les commentateurs ajoutaient souvent leurs propres prolégomènes avant d’étudier en profondeur l’Isagoge, où ils discutaient, par exemple, de ce qu’est la philosophie et de l’utilité de la logique.

6 « [La liste des catégories] est une chose toute arbitraire, et qui n’a de fondement que l’imagination d’un homme » (La logique, ou l’art de penser (2014) p. 122).

7 « C’était un projet digne d’un esprit pénétrant que celui d’Aristote : rechercher ces concepts fondamentaux.

Dans la mesure toutefois où il ne disposait d’aucun principe, il les collecta tels qu’il les rencontrait, et en dénicha d’abord dix, qu’il appela catégories (prédicaments) » (Critique de la raison pure, A81/B107, trad. Alain Renaut).

8 Quoique méconnu en Occident, Suhrawardi est l’un des philosophes post-avicenniens les plus importants du monde arabo-musulman. Sa critique des Catégories s’étend à travers plusieurs œuvres et tourne autour du caractère non démonstratif de la division d’Aristote. Il la réduit ainsi à cinq genres, qui sont, incidemment, les mêmes que ceux de Plotin (substance, mouvement, relation, quantité et qualité). Nous n’avons pas trouvé de suggestions pointant vers une influence directe de Plotin sur Suhrawardi sur ce sujet particulier : ils seraient ainsi parvenus à la même liste, en prenant tous deux pour base une discussion des Catégories, de manière indépendante. Sur sa critique des Catégories, voir H. A. Beidokhti (2018).

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catégorie ? sur quoi porte cet ouvrage ? – étaient discutées dès l’Antiquité au cours de vigoureux débats opposant les membres de différentes écoles philosophiques et, parfois, ceux d’une même école. Les noms et les arguments de nombre de ceux qui étaient au cœur de ces polémiques nous ont été conservés par l’intermédiaire des commentaires de l’Antiquité tardive. Les commentaires qui nous sont parvenus ont tous des néoplatoniciens pour auteurs. Le grand architecte de la récupération néoplatonicienne des Catégories est Porphyre, « la cause de tous les biens pour nous » écrit Simplicius, puisqu’il aurait, selon Simplicius toujours, résolu toutes les apories au sujet des Catégories (Simpl., in Cat., 2, 5-7).

Quelqu’un ne connaissant le néoplatonisme que par la lecture de Plotin sourcillera peut-être en lisant ce dernier paragraphe. Après tout, Plotin ne dédie-t-il pas trois traités (VI, 1-3)9 à la réfutation des Catégories ? Et puis, ce serait son étudiant et éditeur qui aurait introduit, de manière définitive, les Catégories dans le platonisme ? Certains chercheurs n’hésitent pas à répondre d’un grand « oui » à ces deux questions. D’aucuns soutiennent même que c’est justement ce désaccord qui a mené au départ de Porphyre vers la Sicile, départ qui, selon Porphyre lui-même, se situe à la suite de la rédaction des traités VI, 1-3 (Vie de Plotin, 5, 51-64).

La mélancolie suicidaire de Porphyre, que Plotin aurait sentie et à cause de laquelle il lui aurait recommandé de voyager en Sicile (ibid., 11, 11-16), ne serait qu’une excuse factice pour expliquer son départ et cacher son désaccord profond avec l’auteur dont il présente les textes (la Vie de Plotin étant, d’une certaine manière, la préface de l’édition porphyrienne des Ennéades).

Quant à nous, nous rejetons cette hypothèse, non pas parce que nous jugeons impossible que les événements se soient déroulés ainsi, mais parce que nous croyons que les arguments mobilisés en faveur de cette thèse ne sont pas assez forts pour entraîner un assentiment ferme : c’est une hypothèse intéressante, sans plus. Que l’on nous comprenne bien : ce que nous rejetons ici, c’est de faire du différend philosophique au sujet des Catégories la cause d’un schisme entre Plotin et Porphyre qui aurait conduit ce dernier à s’exiler. Nous pouvons très bien être d’accord avec le

9 En fait, il s’agit vraisemblablement d’un seul traité coupé en trois par Porphyre, son « éditeur ». Toutes nos citations de Plotin et nos références à ses textes renvoient aux Ennéades, puisqu’elles contiennent tous ses écrits.

Ainsi, lorsque nous référons à son texte, nous écrirons seulement le livre, le chapitre et les lignes des Ennéades auxquels nous faisons référence, plutôt que d’écrire Ennéades devant chaque référence (par exemple, « VI, 1, 1.1- 5 » plutôt que « Ennéades, VI, 1, 1.1-5 ».

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fait qu’il y ait eu un désaccord, sans pour autant nous engager dans des conjectures sur la manière dont celui-ci a été vécu par nos deux auteurs10.

10 L’argumentation servant à soutenir cette thèse émane principalement de C. Evangeliou (1988), pp. 4-5. Il évoque quatre arguments que nous croyons tous (sauf le premier) pouvoir réfuter ou, du moins, montrer qu’ils ne sont pas très persuasifs.

(1) Porphyre est parti pour la Sicile tout juste après la composition des traités 42-44 de Plotin. (Les traités VI, 1- 3, qui parlent des Catégories, sont les traités 42-44 selon l’ordre chronologique.)

(2) Porphyre, depuis le temps de son voyage en Sicile, s’est émancipé de l’influence de Plotin. Cette indépendance se manifeste par l’écriture de l’Isagoge et du Commentaire aux Catégories en réponse aux critiques de Plotin.

(3) La production littéraire de Porphyre, lors de son séjour en Sicile, serait marquée par une attitude pro- aristotélicienne et anti-chrétienne. Porphyre chercherait à unifier la tradition des Hellènes contre le danger que représentait alors la religion chrétienne.

(4) Durant son séjour en Sicile, Porphyre a reçu une invitation de la part de son ancien maître, Longin, qui souhaitait le revoir. Cette invitation s’expliquerait par le fait que Longin, étant au courant de la dispute entre Plotin et Porphyre, avait espoir de récupérer son ancien élève.

Contre le premier point (1), il n’y a rien à redire. Porphyre a quitté Plotin peu après la rédaction des traités 42-44 (plus exactement, après la rédaction du traité 45).

Le second point (2) se base sur une chronologie sans fondement réel. En effet, ce sont Élias et Ammonius qui donnent l’information selon laquelle Porphyre a écrit l’Isagoge en Sicile. Tous deux racontent une histoire semblable et dont les nombreuses similarités, notamment lexicales, nous inclinent à penser qu’ou bien elles dérivent d’une source commune, ou bien Élias a tout simplement repris l’histoire d’Ammonius, qui avait été le maître de son propre maître, Olympiodore ; il ne s’agit donc pas de deux témoignages indépendants. Selon eux, Porphyre est parti pour la Sicile afin d’étudier le feu du volcan Etna. Pendant ce temps, Chrysoarios est tombé sur les Catégories d’Aristote et, ne comprenant pas l’ouvrage, il a demandé l’aide de Porphyre. Ce dernier, ne pouvant pas le rejoindre pour lui expliquer le traité d’Aristote, a écrit l’Isagoge et lui a envoyé. Pour inférer de ceci que Porphyre a quitté Plotin à cause d’un désaccord doctrinal, plusieurs bonds doivent être opérés.

(i) D’abord, nous n’avons pas à accepter le témoignage d’Élias et Ammonius, qui survient deux siècles après les événements. (ii) Même si on acceptait ce témoignage, il resterait à prouver qu’il s’agit du même voyage que celui pour lequel Porphyre aurait feint une maladie. En effet, Ammonius et Élias, qui ont sûrement lu la Vie de Plotin, ne font aucune mention de la mélancolie de Porphyre : ils parlent d’un voyage pour étudier le volcan Etna. (iii) Même si on acceptait que ce soit le même voyage, il n’est certainement pas question dans ce témoignage d’une « période que l’on peut appeler aristotélicienne » (H. D. Saffrey (1992) p. 44). En réalité, il n’est que question de la rédaction de l’Isagage, et non pas des commentaires sur les Catégories. Cette rédaction émana de la demande d’un proche et non pas d’une initiative de Porphyre. Or, il semble que ces demandes ponctuelles d’éclaircissements aient guidées une partie de la production exégétique de Porphyre. En effet, il affirme au sujet des commentaires qu’il a rédigés sur les Ennéades qu’il les a composés « de façon irrégulière (ἀτάκτως), à la demande des compagnons de l’école qui nous pressaient d’en écrire sur les passages précis qu’eux-mêmes voulaient se faire éclaircir » (Vie de Plotin, 26, 30- 32, trad. L. Brisson et al.). Il semble justement que c’est ce mode de rédaction sur demande qui ait été à l’origine de l’Isagoge. Poser une période aristotélicienne nous semble donc tout à fait superflu.

Le troisième point (3), puisque nous avons déjà mis en doute la chronologie des œuvres, tombe aussi. Nous ne disputons pas le fait que Porphyre ait pu vouloir unifier l’hellénisme ; cependant cette unification passe plutôt par la thèse de l’harmonie doctrinale de Platon et d’Aristote que par une attitude pro-aristotélicienne. D’ailleurs, si l’on veut dater les œuvres de Porphyre, des preuves internes au De l’abstinence tendent à montrer que ce traité a été composé en Sicile. Or, dans cet ouvrage, bien qu’il emploie avec virtuosité des arguments issus du scepticisme, de l’aristotélisme, de l’épicurisme et du stoïcisme, Porphyre tire une conclusion (« il faut s’abstenir de manger de la chair animale ») qui contredit les doctrines de ces écoles (ou, du moins, de certains membres de ces écoles) : « Tu ignores peut-être en effet que l’abstinence des animaux n’a pas manqué de contradicteurs et que, chez les philosophes eux-mêmes, Péripatéticiens, Stoïciens et Épicuriens ont développé longuement le gros des arguments hostiles à la philosophie de Pythagore et d’Empédocle dont tu as été l’adepte zélé » (I, 3.3). Pour l’hypothèse selon laquelle cet ouvrage a été écrit en Sicile : J. Bouffartigue et M. Patillon (2003) [1977], p. XVIII.

Quant au quatrième point (4), la lettre qu’a écrite Longin a sans doute été rédigée après la mort de Plotin :

« Longin demandait à Porphyre de lui apporter de meilleurs textes de Plotin que ceux qu’Amélius lui avait fournis.

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D’ailleurs, notre propos tout au long de cette étude sera de savoir s’il y a bel et bien eu un désaccord entre Plotin et Porphyre au sujet des Catégories. Depuis quelque temps déjà, des voix se sont élevées contre l’orthodoxie et défendent l’idée selon laquelle la part d’accord entre Plotin et Porphyre est bien plus grande que ce qu’on a bien voulu admettre par le passé et que, en fait, Porphyre poursuit la lignée de Plotin11. La domestication des Catégories par les néoplatoniciens ne serait alors pas le fruit d’une discorde entre le « fondateur » du néoplatonisme et son illustre élève. Dans cette optique, il nous paraît utile de revisiter les textes de Plotin et de Porphyre afin de déterminer si cette nouvelle interprétation est juste. Pour bien cerner quelle est la portée de la présente étude, il est peut-être profitable de dire ceci : elle ne vise pas à déterminer et à évaluer si l’un ou l’autre de nos philosophes avait une interprétation correcte (ou plus correcte) des Catégories. Les Catégories, prises en elles-mêmes, ne nous intéresseront pas : ce qui nous intéressera, c’est ce qu’en ont fait Plotin et Porphyre et, surtout, s’ils étaient en accord à leur sujet.

Notre position est qu’il y a effectivement des traits communs entre les approches de Plotin et de Porphyre et les cadres interprétatifs à travers lesquels ils évaluent les Catégories, mais que leur évaluation respective de cette œuvre est incompatible. De plus, nous croyons que cette similarité au niveau des cadres interprétatifs généraux n’est probablement pas due à l’influence de Plotin sur Porphyre, mais à la tradition interprétative qui les précède tous les deux. D’ailleurs, en replaçant ces deux auteurs dans le contexte des disputes de l’époque, il apparaît qu’ils se trouvent souvent dans des camps opposés.

L’étude que nous proposons se divisera en trois grandes sections : la première sera dédiée à Porphyre, la seconde à Plotin et la troisième à une comparaison des deux, comparaison qui fera aussi intervenir certains de leurs prédécesseurs afin de contextualiser leurs positions à l’intérieur des débats qui animaient les écoles philosophiques de l’époque. La première section sera divisée en deux parties, la première portant sur le skopos, la visée, que Porphyre attribue aux Catégories

Puisque Amélius était arrivé en Syrie l’année précédant la mort de Plotin et qu’il avait communiqué à Longin son dossier de textes, pour que la demande de Longin ait un sens, il faut supposer que du temps s’est écoulé. Pour cette raison également, il est probable que cette lettre doit être datée d’après la mort de Plotin. » (H. D. Saffrey (1992), p. 35)

L’hypothèse d’une rupture causée par des dissensions philosophiques entre Porphyre et Plotin repose donc sur des fondements instables. Nous refusons donc totalement l’assertion suivante : « celui qui étudie les textes objectivement est obligé de convenir que le départ de Rome a été pour Porphyre une vraie rupture sur le point précis de la philosophie d’Aristote. » (H. D. Saffrey (1992), p. 43, nous soulignons).

11 Les principaux promoteurs de cette lecture sont S. K. Strange (1987), F. A. J. De Haas (2001) et R. Bodéüs (2008). C’est F. A. J. De Haas qui en a offert la défense la plus détaillée.

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et la seconde sur les conséquences ontologiques de cette visée ainsi que du contenu des Catégories. Dans la seconde section, nous évaluerons la position de Plotin face aux Catégories en examinant quelle est la visée de ses propres traités (VI, 1-3), en nous penchant sur certaines critiques qu’il profère à l’encontre de la notion de substance chez Aristote, en présentant les genres de l’être que propose Plotin et, finalement, en nous avançant sur certaines conséquences sémantiques qui se dégagent des traités VI, 1-3. La troisième section reprendra les conclusions établies dans les deux précédentes afin de les comparer et de parvenir à une évaluation juste des désaccords entre Plotin et Porphyre. Comme le montre ce plan, nous avons décidé de faire de cette étude une enquête sur les sources primaires elles-mêmes plutôt que de présenter systématiquement les arguments employés par les deux camps interprétatifs que nous avons présentés un peu plus haut (le camp de l’harmonie entre Porphyre et Plotin et celui de la discorde) et de trancher, sur la base de leurs arguments, en faveur de l’un ou de l’autre. Il nous a paru préférable de toujours nous attaquer aux textes antiques d’abord plutôt que de les consulter au gré des arguments se trouvant dans les travaux modernes. Ces derniers nous ont servi de partenaires de lecture, d’interlocuteurs et d’objecteurs. En bref, quoique notre travail s’inscrive dans un débat au sein de la littérature secondaire, nous avons tenté – autant que faire se peut – de ne pas la laisser prendre l’avant de la scène et de toujours la subordonner aux besoins de notre propre interprétation.

Un point concernant les écrits de Plotin et de Porphyre sur les Catégories mérite d’être clarifié avant que nous n’entreprenions notre enquête. Porphyre a rédigé trois traités touchant les Catégories : l’Isagoge et deux commentaires. Seul un de ces deux commentaires nous est parvenu et, malheureusement, il s’agit du plus court. Il se présente comme un dialogue mettant en scène un disciple posant des questions sur les Catégories et un maître qui répond en citant le texte, en en exposant les grandes lignes et en résolvant les diverses apories que soulèvent le texte et ses explications12. Puisque c’est ce commentaire qui nous a été préservé, c’est lui qui sert de base à notre étude. Le second commentaire comptait sept livres : c’était donc une exégèse beaucoup plus approfondie. Il nous est principalement connu par les commentateurs ultérieurs

12 Une étude récente s’est intéressée à la forme dialogale du traité : O. Goncharko et D. Goncharko (2019). Cette étude n’apporte pas grand-chose de nouveau quant à l’interprétation globale du commentaire. Jugeant que la forme choisie par Porphyre a assez peu d’incidence sur le contenu, nous n’en avons pas tenu compte (à part pour nous assurer de ne pas attribuer les objections du questionneur à Porphyre, bien sûr).

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qui le citent13. Nous avons donc utilisé les témoignages des autres commentateurs pour nous aider à reconstruire le propos de Porphyre lorsque ce dernier était explicitement nommé. Plotin, lui, a principalement écrit sur les Catégories dans le cadre de ses traités VI, 1-3. Il ne s’agit pas d’un commentaire sur Aristote : Plotin y mène sa propre enquête sur les genres de l’être et c’est dans ce contexte qu’il se lance dans une discussion approfondie sur le contenu des Catégories.

13 Un long fragment issu d’un commentaire aux Catégories a été traduit et étudié dans R. Chiaradonna et al.

(2013). Les auteurs pensent pouvoir l’attribuer à Porphyre, mais, comme ils le disent eux-mêmes, leurs arguments ne sont pas des preuves irrévocables et une étude plus approfondie doit être conduite pour pouvoir l’attribuer à Porphyre avec certitude (ibid., p. 137). Il nous a donc paru plus prudent de ne pas utiliser ce document pour interpréter Porphyre.

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SECTION I

Porphyre : qu’est-ce que sont les Catégories ?14

À l’orée de son Commentaire aux Catégories, Porphyre expose les grandes lignes de son interprétation globale du traité dont il fait l’exégèse. Cette discussion est essentielle, puisque ce n’est qu’à l’aune d’une interprétation juste de la « visée » ou du « but » (σκοπός, selon l’expression des commentateurs ultérieurs – Porphyre emploie pour sa part πρόθεσις) d’une œuvre que l’on peut parvenir à une interprétation correcte de ses différentes parties15. C’est à l’occasion d’une polémique sur le titre adéquat de l’œuvre d’Aristote – titre qui n’était, à l’époque, pas encore fixé – qu’a lieu cette discussion16. Établir définitivement le titre approprié, et (du même coup) le skopos, est donc essentiel à l’exégèse des passages pris individuellement et à la dissolution de certaines apories qui naissent d’une lecture erronée de l’œuvre dans sa visée générale (ce sont des apories « hors propos » (παρὰ τὴν πρόθεσιν) comme le dit Dexippe, in Cat., 41, 19). Porphyre évoque trois titres concurrents : (1) « Avant les Topiques » (Πρὸ τῶν τοπικῶν)17, (2) « Des genres de l’être » (Περὶ τῶν γενῶν τοῦ ὄντος) et sa variante « Des dix genres » (Περὶ τῶν δέκα γενῶν) et (3) « Catégories » (Κατηγορίας) et sa variante « Les dix Catégories » (Δέκα κατηγορίας). Porphyre, après avoir expliqué ce qu’ont d’inadéquat les deux premiers titres, optera pour le troisième. Ensuite, il réfutera une interprétation différente de la sienne qui se réclame de ce même titre, c’est-à-dire « Catégories ». Dans cette partie de notre étude, nous exposerons d’abord les interprétations rivales à celle de Porphyre, puis nous étudierons la sienne. La présentation de la position porphyrienne sera très détaillée et tentera

14 Tout au long de notre étude, c’est sur le texte grec établi par R. Bodéüs (2008) ainsi que sur sa traduction que nous nous appuierons. Pour alléger le texte et pour éviter de sans cesse répéter « Porphyre, in Cat., … », lorsque nous citerons le commentaire, nous ne citerons que les pages où se trouve le passage cité. Lorsque nous citerons une autre œuvre que le Commentaire aux Catégories de Porphyre, nous fournirons évidemment une référence complète.

15 « Toutes les particularités d’un texte doivent être comprises à partir de leur contextus, de leur contexte, et du sens unitaire visé par le tout, le scopus. » H.-G. Gadamer (2018), p. 285, trad. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio.

Les commentateurs Anciens, comme nous le verrons tout au long de notre étude, adoptent une position encore plus holistique : c’est à partir de l’ensemble de son corpus que les affirmations d’un philosophe doivent être comprises.

16 « And discussion of what the correct title [of the Categories] was always seems to have focused on which title was appropriate, given the contents and function of the treatise. » Michael Frede (1987), p. 17.

17 C’est d’ailleurs le titre que R. Bodéüs (2001) choisit dans l’introduction qu’il a faite à sa traduction des Catégories et qu’il a décidé de faire imprimer au haut des pages à l’intérieur du livre (bien que la couverture extérieure du livre garde le titre traditionnel). S. Menn (1995) a aussi argumenté en faveur de la nature dialectique du traité. Toutefois, celui-ci n’insiste pas vraiment sur le titre, parce qu’il croit qu’il est « unlikely to be Aristotle’s own in any case » (ibid., p. 314, n. 5).

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d’en dégager tout le contenu philosophique. Les implications ontologiques, elles, seront reprises et approfondies dans la partie suivante de notre travail.

1. Avant les Topiques

Le premier titre place d’emblée le traité des Catégories en lien direct avec les Topiques : il serait une introduction à cette œuvre en particulier. Cette interprétation localise les Catégories sur le terrain de la dialectique, car tel est précisément le sujet des Topiques. Simplicius nous informe qu’un péripatéticien nommé Adraste était un partisan de ce titre (Simpl., in Cat., 16, 1)18. De plus, les deux catalogues des œuvres d’Aristote ayant été conservés jusqu’à nous mentionnent un ouvrage intitulé « Τὰ πρὸ τῶν τόπων », « Avant les lieux »19. Sans doute, comme le note M. Frede, les parallèles entre les deux textes (celui que nous intitulons aujourd’hui les Catégories ainsi que les Topiques) ont rendu plausible ce titre, en particulier parce que la liste complète des dix catégories se trouve en Topiques I, 920.

Porphyre rejette ce titre ainsi que l’interprétation qui le justifie en radicalisant le caractère introductif des Catégories. En effet, selon lui, ce n’est pas qu’une introduction aux Topiques : c’est une « introduction à toutes les parties de la philosophie (εἰσαγωγικὸν εἰς πάντα τὰ μέρη τῆς φιλοσοφίας) » (56, 28-29). Il est à noter ici que Porphyre ne se contente pas de dire que c’est une introduction à la philosophie d’Aristote ; les Catégories introduisent le néophyte à toutes les parties de la philosophie. Porphyre ajoute que si l’on veut faire de ce traité une introduction à un seul livre d’Aristote, la Physique serait un choix particulièrement approprié, car « la substance, la qualité et leurs semblables sont l’œuvre de la nature » (56, 30-31). Cependant, comme nous l’expliquerons un peu plus bas, aux yeux de Porphyre, c’est le De l’interprétation qui est la suite la plus adéquate des Catégories21.

18 Elias (in Cat., 241, 30) dit qu’Herminos attribuait ce titre au traité d’Aristote, mais cela nous semble suspect, puisque, comme nous le verrons un peu plus bas, Porphyre s’appuie sur lui pour développer son interprétation des Catégories et que tous deux semblent en accord quant au skopos de cet ouvrage.

19 Michael Frede (1987), p. 19.

20 Ibid., p. 20. La liste est légèrement différente dans les Topiques. En effet, on y retrouve le syntagme τί ἐστι là où l’on s’attendrait à οὐσία. Pour les implications possibles de cette différence, voir ibid., pp. 29-48.

21 Le positionnement des Catégories en tête du cursus philosophique aura un impact retentissant sur le néoplatonisme ultérieur. En effet, les néoplatoniciens alexandrins et athéniens « étudiaient […] les traités philosophiques d'Aristote en tant que cursus préparatoire à la philosophie de Platon en supposant l'unité fondamentale des philosophies d'Aristote et de Platon. » I. Hadot (1992), p. 408. Voir aussi supra p. 1, n. 5. Pour le De l’interprétation comme suite des Catégories, voir infra p. 19.

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2. Des genres de l’être

Le second titre, « Des genres de l’être », se fonde sur une interprétation ontologique des Catégories. Selon celle-ci, Aristote essaierait, dans le cadre des Catégories, de classifier les différents types d’êtres qui meublent le monde. Encore une fois, Porphyre récuse ce titre et l’interprétation sur laquelle il s’appuie. Sa réfutation repose sur deux passages. (1) Le passage où Aristote introduit les catégories, passage dans lequel il indique clairement que les catégories sont pourvues de signification : « parmi les choses dites sans aucune connexion, chacune signifie ou bien une substance, ou bien une quantité (τῶν κατὰ μηδεμίαν συμπολὴν λεγομένων ἕκαστον ἤτοι οὐσίαν σημαίνει ἢ ποσόν) » (57, 8-10 : il s’agit d’une citation de Catégories, 4, 1b 25-26). Or, selon Porphyre, « les choses ne signifient pas, mais sont signifiées (οὐ γὰρ σημαίνουσι τὰ πράγματα ἀλλὰ σημαίνεται) » (57, 11-12). L’ouvrage ne peut donc pas porter sur les choses elles-mêmes. (2) Après avoir ainsi inventorié les catégories, Aristote déclare que : « aucune cependant des distinctions qu’on vient de mentionner ne suppose en elle-même une quelconque affirmation lorsqu’elle est exprimée ; en revanche, une affirmation advient par la connexion (συμπλοκῇ) des unes avec les autres » (56, 36-57, 3, trad. légèrement modifiée : il s’agit d’une citation de Catégories, 4, 2a 4-7). Or, ce n’est pas la connexion entre les choses qui fait naître une affirmation, mais la connexion entre des vocables significatifs. Donc, les catégories sont des vocables significatifs et non pas des genres de l’être22.

3. Les mots en tant que mots

Une autre interprétation est présentée après la solution de Porphyre (elle est donc la quatrième dans l’ordre du texte de Porphyre, celle de Porphyre étant la troisième). Sa place à la suite de la

22 Au premier argument que nous avons restitué (il s’agit du second dans l’ordre du texte de Porphyre), on pourrait répliquer qu’Aristote écrit parfois que les choses elles-mêmes sont porteuses de signification. Le verbe

« signifier » (σημαίνειν) est à l’occasion utilisé pour indiquer un rapport entre des choses : « à propos du fait que leur [scil. les comètes] constitution soit ardente il faut penser qu’un signe est qu’en arrivant elles signifient (σημαίνουσι) de nombreuses sécheresses et des vents » (Météorologiques, 344b 19, nous traduisons). Le verbe

« signifier » n’exclut donc pas à lui seul la possibilité qu’Aristote parle des choses ; ainsi, il est faux d’affirmer que

« les choses ne signifient pas, mais sont signifiées (οὐ γὰρ σημαίνουσι τὰ πράγματα ἀλλὰ σημαίνεται) » (57, 11-12).

Le premier argument de Porphyre prend cependant de la force lorsqu’il est juxtaposé au second. On peut dire qu’il y a (au moins) trois types de relation de signification : (1) une chose en signifie une autre (comme l’arrivée de comètes signifie la sécheresse), (2) un mot signifie une chose (c’est ce que Porphyre appellera les mots de « première imposition » : par exemple, le mot « pierre » signifie cette pierre-ci) et (3) un mot en signifie d’autres (c’est ce que Porphyre appellera les mots de « seconde imposition » : par exemple, le mot « nom » signifie un type de mots dont

« pierre » fait partie). Or, le second argument a établi qu’il s’agit dans ce traité de vocables significatifs et non pas de choses significatives, puisque même si les choses peuvent être signifiantes, elles ne sont pas productrices de propositions. Il nous est donc interdit de penser qu’Aristote, lorsqu’il emploie le verbe « signifier », veut parler de la relation (1) entre deux choses.

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solution porphyrienne est sans doute due au fait que cette interprétation se réclame aussi du titre

« Catégories ». Après avoir éliminé deux titres rivaux en en réfutant les sous-entendus interprétatifs et avoir exposé sa propre interprétation ainsi que le titre qui lui est associé, Porphyre doit se distancier d’une autre interprétation qui se réclame du même titre pour éviter tout malentendu. Cette dernière interprétation se veut critique à l’égard des Catégories et en fait un traité sur « les mots en tant que mots (περὶ τῶν λέξεων καθὸ λέξεις) » (59, 10-11). Elle était tenue par Athénodore et Cornutus, le premier ayant attaqué les Catégories dans son Contre les Catégories d’Aristote et le second dans ses Arts rhétoriques et dans son Contre Athénadore (86, 22-24). La critique qu’ils font est la suivante : un mot, en tant que mot, peut être propre, figuré, etc. (τὰ κύρια καὶ τὰ τροπικὰ καὶ ὅσα τοιαῦτα : 59, 11). Or, on ne trouve pas ces expressions (c’est-à-dire, propre, figuré, etc.) parmi la liste d’Aristote. Donc, la division d’Aristote est défaillante (ἐλλιπῆ : 59, 13). Porphyre ne se donne pas la peine de réfuter cette interprétation, sans doute parce qu’elle est totalement caduque après que Porphyre ait exposé sa propre interprétation des Catégories. En effet, l’argument d’Athénadore et de Cornutus se base sur la supposition (erronée, selon Porphyre) selon laquelle les dix catégories sont des mots qui signifient d’autres mots23, alors que Porphyre a déjà établi que les catégories sont des mots signifiant des choses24.

4. Les Catégories : les mots en tant que signifiant les choses

Porphyre accepte le troisième titre, celui de Catégories. Avant de nous engager de manière approfondie dans l’exégèse de la justification de ce titre et de ses implications, donnons tout de suite la conclusion de Porphyre afin que le lecteur ne s’égare pas dans les détails de notre exposé.

Porphyre croit que les interprétations qui font des Catégories un traité sur les choses ou sur les mots en tant que mots sont erronées. Il opte plutôt pour une position mitoyenne entre ces deux extrêmes : les Catégories livrent des enseignements sur les mots en tant qu’ils signifient des choses. C’est donc sur le plan de la sémantique que Porphyre situe le propos des Catégories.

23 Athénadore et Cornutus pensent donc qu’il s’agit de termes de seconde imposition dans les Catégories. Bien que l’on associe le plus souvent la seconde imposition à la division entre nom et verbe exposée en 57, 32-33, Porphyre dit en 58, 37-59, 2 que le fait de prendre un mot de façon propre, métaphorique ou figurée relève de la seconde imposition. Comme les termes « propre » et « figuré » sont utilisés par Athénadore et Cornutus dans le témoignage qu’en donne Porphyre, selon le schéma de ce dernier, ces deux philosophes prennent les Catégories pour une classification des termes de seconde imposition.

24 En d’autres termes, ces philosophes pensent que la relation de signification dans laquelle s’insèrent les dix catégories correspond à (3) de la n. 22 de la page précédente, alors que Porphyre a déjà prouvé qu’elles s’insèrent dans (2).

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Les mots dont s’occupent les Catégories s’identifient à ce que nous avons appelé plus haut les mots de première imposition25. Il est évident que le grec ancien n’a pas que dix mots signifiant les choses ; pourtant, Aristote n’en répertorie que dix dans les Catégories. La raison pour laquelle la liste des catégories ne contient que dix membres est que les dix catégories répertoriées représentent les dix prédicats les plus généraux : ils englobent tous les mots pouvant être prédiqués de choses sensibles sans, bien entendu, être les seuls prédicats possibles (« pierre » n’est pas l’une des dix catégories répertoriées : c’est un prédicat qui est englobé par le prédicat

« substance » ; toute chose de laquelle on peut prédiquer « pierre » peut aussi recevoir le prédicat plus général « substance »). Par exemple, lorsque l’on dit qu’une pierre, un humain et un érable sont tous les trois des substances tandis que la blancheur et le courage sont des qualités et que la surface et le nombre sont des quantités, alors on prédique « substance », « qualité » et

« quantité ». Chacune de ces trois prédications (κατηγορίαι), c’est-à-dire substance, qualité et quantité, est appliquée à des choses de type différent qui ne peuvent être ramenées à une unité sous un prédicat unique. Ils sont trois des dix prédicats (κατηγορίαι) généralissimes. Une conséquence non négligeable qu’en tire Porphyre est que la structure prédicative qu’a dévoilée Aristote est calquée sur la structure des choses : ce n’est pas une liste arbitraire, mais une liste qui décrit adéquatement les choses puisqu’elle est en adéquation avec celles-ci26.

4.1 « Catégorie »

Puisque le titre de l’ouvrage est censé nous donner une indication sur son propos, il faut avoir une idée de la signification du mot « catégorie ». Or, ce mot tel que nous l’utilisons dans le français d’aujourd’hui désigne quelque chose de différent de ce que Porphyre a en tête. À son époque, la signification usuelle de « catégorie » (κατηγορία) était encore plus éloignée (sans aucun doute parce que notre vocabulaire français a été influencé par l’ouvrage d’Aristote). Ce mot, selon l’usage courant en grec ancien, désigne une accusation portée contre quelqu’un27. C’est donc un terme qui appartient au registre judiciaire. Cependant, il est manifeste que le traité

25 Voir supra p. 9, n. 22.

26 Plus de détails sur l’isomorphisme entre les mots et les choses seront donnés infra pp. 21-24 et 81-85.

27 Ainsi, Thucydide écrit : « Ce n’est pas, que nul ici n’en doute, par hostilité que nous parlons ainsi, mais pour nous plaindre. La plainte s’adresse à des amis qui sont dans l’erreur, l’accusation (κατηγορία) vise l’ennemi dont nous sommes les victimes. » (La guerre du Péloponnèse, 2.2.69, trad. D. Roussel) Cet emploi se retrouve aussi sous la plume d’Aristote : « Dans un procès, il y a d’un côté l’accusation (κατηγορία) et de l’autre la défense, car il est nécessaire que les parties adverses fassent soit l’une soit l’autre. » (Rhétorique, I, 3, 1058b 10-12, trad. P. Chiron) Porphyre, lui aussi, emploie un mot de la même famille dans le même sens : « Denys l’accusa (κατηγορεῖν) de comploter contre lui » (Vie de Pythagore, 60).

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d’Aristote n’a pas de portée judiciaire. Aristote aurait donc dévié de l’usage ordinaire du mot et

« a désigné sous ce nom l’expression des mots propres à signifier des choses. Si bien que tout mot simple, significatif, une fois prononcé et exprimé à propos de la chose qu’il signifie, est dit une prédication (λαβὼν αὐτὸς τὰς τῶν λέξεων τῶν σημαντικῶν κατὰ τῶν πραγμάτων ἀγορεύσεις κατηγορίας προσεῖπεν. Ὥστε πᾶσα ἁπλῆ λέξις σημαντική, ὅταν καθ' οὗ σημαίνεται πράγματος ἀγορευθῆ τε καὶ λεχθῇ, λέγεται κατηγορία) » (56, 6-9). La prédication (κατηγορία) présente donc trois caractéristiques : c’est un mot simple (ἁπλῆ λέξις), il est signifiant (σημαντική) et il est dit d’une chose (ἀγορευθῆ κατὰ). Cette troisième caractéristique confirme que la κατηγορία désigne le prédicat d’une proposition (ce que nous avions déjà anticipé en rendant « κατηγορία » par « prédication »)28.

Bien qu’il ne le souligne pas, Porphyre propose ici une étymologie du terme κατηγορία en juxtaposant la préposition κατὰ et le nom ἀγόρευσις. La manière dont Aristote emploie ce terme serait donc plus près de sa signification étymologique que l’emploi judiciaire, bien que ce dernier soit plus usuel. Il reprend d’ailleurs cette juxtaposition quelques lignes plus bas29 lorsqu’il illustre ce que veut dire κατηγορία en utilisant l’exemple d’une pierre : « Ainsi supposons que la chose soit cette pierre-ci que je montre (τοῦδε τοῦ δεικνυμένου λίθου), que nous pouvons toucher ou que nous pouvons voir (οὗ ἁπτόμεθα ἢ ὃ βλέπομεν) : quand nous disons à son propos que ceci est une pierre, le mot ‘‘pierre’’ est une prédication (κατηγορία). Il signifie la sorte de chose et est dit de la chose montrée, une pierre (σημαίνει γὰρ τὸ τοιόνδε πρᾶγμα καὶ ἀγορεύεται κατὰ τοῦ δεικνυμένου πράγματος λίθου) (56, 9-13, trad. modifiée) ». Un mot simple, « pierre », sert donc à désigner un objet (1) sensible et (2) singulier.

(1) Le fait qu’il soit sensible est évident par l’emploi de « que nous pouvons toucher ou que nous pouvons voir (οὗ ἁπτόμεθα ἢ ὃ βλέπομεν) ». Les objets qui reçoivent une prédication (du moins, dans un premier temps) sont donc ceux qui tombent sous nos sens. Cependant, la prédication nécessite, en plus de la perception sensible, une activité de la pensée : « c’est en partant de la perception (αἰσθήσεως) des êtres singuliers que nous arrivons par la pensée (τῇ διανοίᾳ) à saisir leur prédicat commun » (91, 2-3).

28 Nous reprenons ce découpage de la κατηγορία en trois caractéristiques et le commentaire sur la troisième caractéristique de Bodéüs (2008) p. 81, n. 4.

29 Et une autre fois en 58, 16. À cet endroit, l’édition de R. Bodéüs imprime « ἀγαρεύειν », mais ceci doit être une erreur, puisque ce verbe n’est pas un mot existant en grec ancien : il faut remplacer ce mot par « ἀγορεύειν ».

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(2) Que l’objet soit singulier est manifeste par l’usage de « τοῦδε τοῦ ». Or, on remarque aussitôt une asymétrie entre la chose sensible particulière et le vocable qui lui est prédiqué (la κατηγορία), puisque ce dernier signifie une sorte de chose : « τὸ τοιόνδε πρᾶγμα ». Cette asymétrie est due à l’activité de la pensée. En effet, la suite de la citation avec laquelle nous avons clos le paragraphe précédent est assez claire à ce sujet : « c’est en partant de la perception (αἰσθήσεως) des êtres singuliers que nous arrivons par la pensée (τῇ διανοίᾳ) à saisir leur prédicat commun, lequel n’est plus, dans notre pensée, cet objet déterminé, mais un objet d’une certaine sorte (οὐκέτι τόδε τι νοοῦμεν αλλὰ τοιόνδε) » (91, 2-4, trad. modifiée). L’individuel, lui, ne saurait être prédicat : « Les substances individuelles en effet ne sont prédiquées de rien (κατ' οὐδενὸς κατηγοροῦνται30) » (96, 25).

On remarquera par ailleurs une ambiguïté dans la traduction du mot κατηγορία en français qui peut s’avérer fatale pour l’interprétation du texte. En effet, on a l’habitude de parler de

« catégorie » lorsqu’il est question de l’un ou l’autre des membres de la liste établie par Aristote au quatrième chapitre des Catégories (substance, qualité, etc.)31, c’est-à-dire l’un ou l’autre des dix prédicats généralissimes, alors que dans les autres cas (comme celui de la pierre cité plus haut) on parle de « prédication ». Un lecteur non averti risque d’être induit en erreur, puisqu’il aura l’impression qu’il y a une différence marquée entre les dix prédications généralissimes et les prédications spécifiques (les premières étant appelées « catégories », les secondes

« prédications »), mais il n’en est rien : dans les deux cas, il s’agit de κατηγορίαι.

4.2 Le propos des Catégories

Ces remarques préliminaires étant faites, on peut maintenant aborder le propos que prête Porphyre aux Catégories. L’explication de Porphyre, quoiqu’un peu longue, mérite d’être citée in extenso, puisqu’elle s’avère cruciale pour notre étude. Afin de la rendre plus digeste et d’en faire ressortir les articulations, nous l’avons découpée et avons assorti chacune des sections d’un commentaire.

30 On remarquera ici que ce passage montre que non seulement le substantif κατηγορία signifie « prédication », mais la forme verbale κατηγορέω-ῶ a un sens tout à fait similaire, « prédiquer ».

31 Par exemple, dans leur traduction du passage suivant « Οὐδαμῶς, ἀλλὰ δέκα οὐσῶν τῶν ἀνωτάτω καθ' ἑκάστην κατηγορίαν αλλοῖα τὰ εἴδη καὶ αἱ διαφοραί· ἧς γὰρ ἂν κατηγορίας ὑπάρχῃ τὸ γένος, [...] » (82, 25-27), S.

K. Strange et R. Bodéüs traduisent respectivement κατηγορία par « category » et « catégorie ».

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4.2.1 Le premier usage des mots

Eh bien, voilà ce que je soutiens. En présence des choses (πραγμάτων), l’homme lui-même, devenu capable de les faire voir et de les signifier (δηλωτικὸς γενόμενος καὶ σημαντικὸς), en est arrivé à les dénommer et à les faire voir (κατονομάζειν καὶ δηλοῦν) aussi au moyen de la parole. Et le premier usage (πρώτη χρῆσις) qu’il fit des mots ce fut pour faire état de chacune des choses par le moyen de certains vocables et de certains mots. D’après le rapport qu’ont les vocables avec les choses, il a donc appelé la chose singulière (τόδε μὲν τι πραγμα) que voici une « chaire », celle-ci (τόδε δὲ)32 un « homme », celle-là un « chien », mais « soleil » cette dernière; et à nouveau il a nommé cette couleur-ci « blanche », mais celle-là « noire », et ceci un « nombre », mais cela une

« grandeur » et il a dit celle-ci « de deux coudées », mais celle-là « de trois coudées ». Et c’est de cette façon que pour chaque chose, il a établi (τέθεικεν) des mots et des noms aptes à les signifier et à les mettre en évidence par le moyen de ces sortes de sons que profère la voix. (57, 20-29, trad.

modifiée)

Porphyre entame ici une généalogie du langage et en décrit le premier stade, c’est-à-dire le

« premier usage » des mots. Ce premier usage consiste en l’invention de mots par l’humain au fil de sa rencontre avec les choses. Cette capacité de signifier grâce à la voix33 (διὰ τῆς φωνῆς) est présentée comme une extension de la capacité de l’humain à faire voir les choses. Ceci est mis en évidence par la mise en parallèle de la capacité de signifier et de celle de montrer (« δηλωτικὸς γενόμενος καὶ σημαντικὸς ») ainsi que de l’action de nommer et de celle faire voir (« κατονομάζειν καὶ δηλοῦν »). La singularité du sujet de l’acte de nomination est soulignée par l’usage répété de τόδε μὲν τι… τόδε δὲ (cette chose… alors que celle-ci) à chacun des actes de nomination évoqués par Porphyre. Bien que dans ce passage tout se passe comme si les vocables établis pour nommer les choses singulières sont leurs noms propres (par exemple, il a nommé cet homme-ci « homme »), on voit bien que chacun de ces termes est potentiellement un nom commun. En plus d’être singuliers, les premiers sujets de nomination sont des choses sensibles :

« les mots ont été prioritairement appliqués aux choses sensibles (ἐπὶ τὰ αἰσθητὰ ἐτέθησαν34) (c’est en effet à celles qu’ils voyaient et à celles qu’ils percevaient que les hommes ont d’abord donné des noms) » (91.19-21). Ces caractéristiques avaient déjà été anticipées par Porphyre lorsqu’il expliquait ce qu’est une prédication (κατηγορία) à l’aide de son exemple de la pierre.

32 τόδε δὲ se répète pour chacun des membres de l’énumération, mais, afin de rendre le texte plus lisible, nous nous abstenons de répéter la parenthèse.

33 La voix est une espèce du son qui est la propriété exclusive des êtres animés : « La voix est une espèce de son (εἶδος γὰρ ψόφου ἡ φωνὴ) » (Commentaire aux Harmoniques de Ptolémée, 8.17-18, nous traduisons) ; « Aristote dit qu’aucun des êtres inanimés ne parle ni ne produit de la voix, mais que la lyre et l’aulos sont dits parler par une certaine similarité et une métaphore, et certainement pas proprement (γὰρ ἀψύχων, φησὶν Ἀριστοτέλης, οὐδὲν φωνεῖ, οὐδὲ φωνὴν προΐεται, ἀλλὰ κατά τινα ὁμοιότητα καὶ μεταφορὰν αὐλός τε καὶ λύρα λέγεται φωνεῖν – οὐ κυρίως μέντοι γε) […]. » (Ibid., 7.11-15, nous traduisons).

34 On remarquera qu’il s’agit du même verbe que celui dans la citation qui débute cette sous-section (57, 20-29)

« il a établi (τέθεικεν) des mots et des noms ». C’est un substantif dérivé de ce même verbe qui sera employé lorsqu’il sera question d’imposition des noms (θέσις).

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Par ailleurs, ce premier usage des mots, tel que le présente Porphyre, anticipe déjà la division catégoriale d’Aristote. En effet, la première série d’exemples est tirée de la catégorie « substance (seconde) », la deuxième de la catégorie « qualité » et la troisième de la catégorie « quantité ».

4.2.2 Le deuxième usage des mots

Mais une fois que, primitivement, furent établis conventionnellement pour les choses certains mots, à nouveau l’homme revint à la charge dans une seconde démarche, en considérant les mots établis eux-mêmes. Ceux qui ont, mettons, la caractéristique de pouvoir être attachés à des articles de tel genre, il les a appelés des « noms » et les autres, tels que « je me promène », « tu te promènes »,

« il se promène », il les a appelés des « verbes ». Il fournissait ainsi des indications sur les formes caractéristiques des vocables (δηλώματα τῶν ποιῶν τύπων παριστὰς τῶν φωνῶν) en appelant

« noms » les uns et « verbes » les autres. (57, 29-35, trad. modifiée)

Porphyre poursuit et achève ici sa généalogie du langage. L’humain est à une seconde étape de son développement linguistique et forge maintenant, après une réflexion sur les mots qu’il emploie, des mots qui servent à désigner d’autres mots, c’est-à-dire qu’il développe un métalangage. La division entre noms et verbes peut évidemment se réclamer du De l’interprétation (2, 16a 19-20 et 3, 16b 7). En outre, elle n’est pas incompatible avec les écrits de Platon. Selon lui, « nous avons, en effet, deux espèces de signes pour exprimer l’être par la voix (ἔστι γὰρ ἡμῖν που τῶν τῇ φωνῇ περὶ τὴν οὐσίαν δηλωμάτων διττὸν γένος). […] Ceux qu’on a appelés les noms et les verbes (τὸ μὲν ὀνόματα, τὸ δὲ ῥήματα κληθέν) » (Sophiste, 261e-262a, trad. É. Chambry).

L’image du langage que peint Porphyre peut sembler pauvre : seuls s’y trouvent des mots qui signifient directement des choses ou des mots. Le langage sert d’abord à la monstration d’objets singuliers (chien, humain, etc.) ou plutôt, dans la terminologie des Catégories, de substances premières, et de leurs propriétés (rouge, grand, etc.) ou plutôt de leurs accidents, de manière analogue à l’action de pointer des choses du doigt. Ensuite s’ajoutent deux mots, « nom » et

« verbe », qui servent à désigner les autres mots. Les stoïciens, eux, distinguaient depuis longtemps déjà cinq parties du discours: « le nom (propre), l’appellatif, le verbe, la conjonction et l’article » (D. L., VII, 57, trad. R. Goulet). Comment expliquer que Porphyre adopte ici une division bipartite beaucoup moins élaborée ?

La raison en est toute simple : le propos des Catégories ne concerne que les termes signifiants. Le témoignage de Simplicius est éclairant à cet égard :

Porphyry also adds to the remarks of Boethus, which are full of sharp-wittedness and tend in the same direction as what has been said. He too says that with regard to nouns and verbs, the division

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takes place as far as the elements of speech, but according to the categories the division takes place in so far as expressions have a relation to beings, since they are significant of the latter. 'This,' he says, 'is the reason why conjunctions, although they are to be found within the vocabulary, fall outside of the categories. For they do not indicate any being (οὐδὲν γὰρ τῶν ὄντων δηλοῦσιν), not substance, nor the qualified, nor anything of the kind' (Simpl., in Cat., 11, 23-29, trad. M. Chase).

Comme la liste des dix catégories aristotéliciennes répertorie des termes signifiants (« τῶν κατὰ μηδεμίαν συμπλοκὴν λεγομένεν ἕκαστον ἤτοι οὐσίαν σημαινει ἢ ποσὸν ἢ... » Catégories, 4, 1b 25-26) qui, lorsque combinés35, forment des affirmations susceptibles d’être vraies ou fausses (« τῇ δὲ πρὸς ἄλληλα τούτων συμπλοκῇ κατάφασις γίγνεται· ἅπασα γὰρ δοκεῖ κατάφασις ἤτοι ἀληθὴς ἢ ψευδὴς εἶναι » Catégories, 4, 2a 6-8), Porphyre juge raisonnable de ne mentioner que les verbes et les noms. En effet, comme nous l’avons dit, Platon considérait que seuls les noms et les verbes peuvent signifier. Il en va de même pour Aristote qui, dans la Poétique (1456b-1457a), déclare qu’alors que les syllabes, les articles et les conjonctions sont des sons sans signification, les noms et les verbes, eux, sont signifiants. Par ailleurs, une proposition qui n’est pas déficiente, selon Porphyre, doit être susceptible d’être vraie ou fausse (87, 34-35) et la combinaison d’un verbe et d’un nom est la condition minimale pour qu’un énoncé soit susceptible d’être vrai ou faux36. Une proposition n’étant composée que d’un verbe comme περιπατῶ ([je] marche) contient en puissance (δυνάμει) un nom, ἐγώ (« je », qui rentre dans la catégorie grammaticale « nom ») qui signifie une substance première (87, 38-40).

On retrouve quelque chose de similaire chez Plutarque. Dans ses Platonicae Quaestiones (1009B-1009F), il se demanda pourquoi Platon ne recense que les noms et les verbes alors que, visiblement, la langue grecque compte plusieurs autres types de mots. Pour le dire de manière brève, sa réponse consiste à dire que les noms et les verbes sont les seules parties essentielles au langage, alors que les autres sont des « sons vides » (ψόφοις κενοῖς) lorsqu’employés seuls et sont pareils à des assaisonnements lorsqu’employés avec des noms et des verbes, puisque seule

35 La connexion entre les termes qui forment la proposition n’est pas celle d’une conjonction comme dans

« Socrate et Platon » (Evangeliou (1988), p. 56), mais celle d’un nom et d’un verbe « par exemple, l’homme court (οἷον ἄνθρωπος τρέχει) » (87, 5). Il semble que ce soit le verbe être qui assure la connexion entre les termes. En effet, une proposition telle qu’« un homme marche » est équivalente à un « homme est marchant » (De l’interprétation, 12, 21b 9, trad. C Dalimier) et le verbe être ne signifie rien par lui-même, mais il « ajoute un signe de composition (προσσημαίνειν δὲ σύνθεσίν τινα) » (De l’interprétation, 3, 16b 24). Par ailleurs, Boèce se réclame de l’autorité de Porphyre lorsqu’il « speaks of est as having vis coniunctionis cuiusdam and of contributing compositionem aliquam copulationemque. » (Charles H. Kahn (2009), p. 50.)

36 Encore une fois, ceci est compatible avec le Sophiste. Après avoir affirmé, dans un passage que nous avons cité, que les noms et les verbes sont les signes exprimant l’être par la voix, Platon affirme que c’est « en combinant les verbes avec des noms (συμπλέκων τὰ ῥήματα τοῖς ὀνόμασι) » qu’on obtient un discours (λόγος) (262d) et que le discours est nécessairement ou vrai ou faux (τὸν μὲν ψευδῆ που, τὸν δὲ ἀληθῆ) (265a-b).

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