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SECTION I : Porphyre

4. Les Catégories : les mots en tant que signifiant les choses

4.2. Le propos des Catégories

4.2.5. Les genres de mots de première imposition

En effet il y a pour ainsi dire une infinité de choses et aussi de mots quant au nombre (κατὰ ἀριθμόν). Mais le propos de l’ouvrage n’est pas de parcourir ces mots un à un, car chacun signifie numériquement un seul des êtres. Toutefois, puisque des êtres numériquement multiples sont un spécifiquement ou génériquement, on découvre que leur infinité et celle des mots qui les signifient peuvent se ramener à dix genres qui servent à les mettre en cause. Or, une fois les êtres ramenés à dix différences génériques, de la même façon, les vocables qui les font voir se trouvent, eux aussi, ramenés à dix genres. Il y a donc, dit-on, dix « prédications » (κατηγορίαι), évidemment génériques, exactement comme les êtres eux-mêmes sont dix génériquement. (58, 7-58, 15)

Si l’ouvrage d’Aristote se proposait de dénombrer les mots de première imposition qui désignent les choses différant numériquement, la liste serait sans fin, puisque les choses sont infinies ; c’est pourquoi il se propose plutôt de dénombrer les mots de première imposition qui désignent des choses différant génériquement. Or, puisque les choses peuvent être divisées selon dix différences génériques45, il y a dix catégories. Dans son Isagoge, après avoir déclaré que les

45 Il ne s’agit pas cependant d’une division au sens strict, c’est-à-dire au sens où il y aurait un genre, l’être, divisé en dix espèces : chacun des dix membres est un des genres généralissimes qui ne sont pas susceptibles d’être subsumés sous un genre commun.

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genres généralissimes sont au nombre de dix, c’est de Platon que se réclame Porphyre pour affirmer qu’il est nécessaire de laisser de côté les choses individuelles (c’est-à-dire celles qui diffèrent par le nombre) :

Les individus, qui viennent après les espèces les plus spéciales, sont en nombre infini. C’est pourquoi Platon recommandait, en descendant depuis les genres les plus généraux, de s’arrêter aux espèces les plus spéciales, et d’accomplir cette descente à travers les termes intermédiaires en procédant à des divisions au moyen des différences spécifiques; quant aux individus en nombre infini, il faut, disait-il, les laisser de côté, car il ne saurait y en avoir de science. (6, 12-16)

Remarquons la portée ontologique de l’explication de Porphyre : c’est sur une division des êtres que s’érige la division des mots de première imposition : c’est parce qu’il y a dix genres de l’être qu’il y a dix catégories ou prédications généralissimes. Ceci est une concession énorme : Porphyre va même jusqu’à dire que « qui choisit le titre Sur les dix genres ne fait pas […] un choix incongru (ἀπεικότως) pourvu seulement qu’il ait en vue la référence des catégories aux genres en créant ce titre, et non parce qu’il s’imagine que l’exposé porte principalement (προηγουμένως) sur les dix genres » (59, 31-33).

En effet, l’interprétation de Porphyre ne rejette pas la division des êtres en dix genres, puisqu’elle insiste sur le fait que la division des vocables en dix catégories se greffe sur cette division ontologique : « Vu que les vocables, à la manière d’un messager, annoncent les choses, ils tirent des choses qu’ils annoncent les différences qui les caractérisent » (58, 23-24). Ce passage répond à une question : l’élève du dialogue – rappelons que le commentaire de Porphyre est un dialogue entre un maître et un disciple – se demande pourquoi tout le discours (λόγος) d’Aristote porte sur les choses, s’il est vrai que sa visée est les mots significatifs (58, 21-22). Le philosophe de Tyr n’a donc aucune intention de montrer qu’Aristote ne parle pas des choses : il veut simplement justifier ce fait à l’aune de son interprétation sémantique, interprétation qui rend nécessaire d’étudier les choses (ταῦτα ἀναγκαῖον θεωρεῖται : 58, 25). En d’autres termes, pour être pertinente, la division des vocables en dix catégories doit refléter la structure ontologique des êtres. Donc, même si l’étude d’Aristote porte principalement (προηγουμένη) sur les vocables significatifs, elle porte incidemment (ἐμπίπτουσα) sur les êtres qui diffèrent par le genre (58, 27-29)46. Cette concession est impérative si Porphyre veut maintenir, avec Aristote, que de la combinaison des vocables catégorématiques résultent des propositions susceptibles d’être vraies,

46 À cet effet, voir aussi :« Καθόλου γὰρ πᾶσα ἐπιστήμη καὶ πᾶσα τέχνη οὐ μόνον τῶν καθ’ ἑαυτάς εἰσι καταληπτικαί, ἀλλὰ καὶ τῶν περὶ αὐτάς, εἰ καὶ τῶν μὲν προηγουμένως, τῶν δὲ κατ’ ἐπακολούθησιν. » (Commentaire aux Harmoniques de Ptolémée, 6.27-29).

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car « the Greek concept of truth is precisely this: ta onta legein hôs esti, ta mè onta hôs mè esti, to say of the things that are (the case) that they are, and of the things that are not that they are not47 ». Or, pour dire les choses telles qu’elles sont, il faut que notre manière de parler calque la manière dont les choses sont : la structure prédicative du langage doit être parallèle à celle du monde.

En outre, bien que nous ayons plus tôt établi que les mots sont institués de manière conventionnelle et non pas naturelle, il convient ici de faire une légère nuance. En effet, on s’aperçoit que le vocabulaire s’articule autour des différents genres de l’être : il a donc un ancrage dans la nature. Dans les mots de Porphyre : « la substance, la qualité et leurs semblables sont l’œuvre de la nature (φύσεως γὰρ ἔργον οὐσια, ποιὸν καὶ τὰ ὅμοια) » (56, 30-31). Ce qui est conventionnel, c’est le fait que ce soient les mots « chien » plutôt que « neihc » et « blanc » plutôt que « cnalb » qui servent à signifier l’un telle substance et l’autre telle qualité, et non pas le fait que certains mots signifient les uns des substances, les autres des qualités et ainsi de suite pour les huit catégories restantes.

Bien que nous ayons jusqu’ici présenté un portrait qui fait l’économie de la pensée comme intermédiaire entre les mots et les choses (ce portrait tronqué est dû au fait que Porphyre lui-même ne thématise pas systématiquement cet intermédiaire), Porphyre donne un rôle à l’activité de la pensée dans la formation des concepts à partir desquels on forme des mots. Il y a, comme le remarque R. Bodéüs48, plusieurs allusions à ce sujet, sans pourtant qu’il n’y ait de passages qui explicitent de manière exhaustive la relation entre les choses, les concepts et les mots (contrairement aux commentateurs ultérieurs qui, eux, sont beaucoup moins avares de détails sur ce sujet). Le passage suivant est sans doute le plus révélateur :

Il faut bien savoir au contraire que la substance individuelle, ce n’est pas un seul des particuliers, mais tous les hommes singuliers, dont se tire précisément la notion de l’homme prédiqué en commun (ὁ κοινῇ κατηγορούμενος ἄνθρωπος ἐπενοήθη), ainsi que les animaux singuliers qui nous permettent de concevoir (ἐνοήσαμεν) l’animal prédiqué en commun. Ce sont eux, par conséquent, qui portent la responsabilité de l’existence des choses prédiquées en commun. En dehors des êtres singuliers, on ne peut en effet ni penser (νοῆσαι) le bœuf, ni l’homme, ni, en général, l’animal. (90, 29-91, 2)

Ce passage s’inscrit dans la justification de la primauté qu’Aristote accorde, dans le contexte des Catégories, à la substance singulière49. Ce qui nous intéresse ici est le caractère médian qui

47 C. H. Kahn (2009), p. 26.

48 R. Bodéüs (2008), pp. 23-24.

49 C’est un sujet qui sera amplement discuté infra pp. 32-40.

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est accordé à la conceptualisation, entre les choses et la prédication par le biais de mots proférés oralement. En effet, selon Porphyre, la prédication en commun est issue d’une activité préalable, la conceptualisation. Il semble donc que le propos des Catégories, puisqu’il concerne les mots signifiants, concerne aussi, incidemment, non seulement les choses (comme nous l’avions déjà remarqué), mais aussi les concepts. Dans le même ordre d’idée, Porphyre mentionne à deux reprises dans son commentaire la distinction entre le langage proféré et le langage intérieur50.

Il nous semble que c’est cette activité de l’âme qui permet la coordination entre les vocables et les choses. Les notions de l’âme ne sont pas conventionnelles : elles sont générées par le contact avec les choses et sont modelées d’après celles-ci. Le langage proféré, bien qu’il soit conventionnel, permet d’adéquatement décrire le monde s’il est imposé par-dessus des notions qui, elles, sont formées par les choses.

Cependant, il faut nuancer la division de l’être en dix genres, car ce n’est pas, selon Porphyre, la seule possible. En effet, Porphyre écrit : « [l]a répartition la plus simple d’après laquelle je classerais les êtres et les vocables susceptibles de les signifier (τὰ ὄντα καὶ τὰς τούτων σημαντικὰς φωνὰς) est celle qui comporte quatre genres » (71, 19-20). Il y a donc minimalement quatre genres de l’être (et maximalement dix genres : « la division la plus étendue que je puisse faire est celle qui comporte dix genres » : (71, 22-23). Au passage, on remarquera que dans cet extrait la correspondance entre les genres de mots significatifs et les genres de l’être est réaffirmée. La quadripartition est la suivante : « la subdivision au plus haut niveau, c’est-à-dire la première, en comporterait deux [scil. genres] : la substance et l’accident (οὐσίαν καὶ συμβεβηκός). Mais voilà ! On ne peut les exprimer sans faire état soit de l’universel, soit du particulier (καθόλου προενεγκεῖν ἢ ἐπὶ μέρους) » (71, 28-30). Aussitôt qu’on pose la substance et l’accident, on doit poser également le particulier et l’universel : la division en quatre est donc

50 On retrouvera ceci en 64, 29-30 et en 101, 26-28. La première fois, la paire de termes utilisés pour décrire les deux types de discours est « προφορικός » et « ἐνδιάθετος » et, la seconde, « ἐν τῃ διανοίᾳ » et « ὃν φθεγγόμεθα ».

Cette distinction réapparaît au troisième livre du De l’abstinence. Dans ce traité, Porphyre, lorsqu’il veut démontrer que les animaux sont doués de raison, avance que le discours extérieur ne peut être formulé que s’il y a un discours intérieur qui le précède :

Et puisque, comme on l’a vu, il y a deux sortes de discours qui consistent, l’un dans la prolation (προφορικός) et l’autre dans la faculté (ἐνδιάθετος), commençons d’abord par celui proféré et qui consiste dans le son de la voix. Si donc le discours proféré est un son signifiant au moyen de la langue les affections internes ou de l’âme (προφορικός ἐστι λόγος φωνὴ διὰ γλώττης σημαντικὴ τῶν ἔνδον καὶ κατὰ ψυχὴν παθῶν) – cette définition est très générale et n’est encore liée à aucune doctrine particulière, mais seulement à la notion de discours – en quoi les animaux qui parlent (φθέγγεται) en sont-ils privés ? et pourquoi aussi, avant même de dire ce qu’ils veulent dire, ne commencent-ils pas par penser ce qu’ils éprouvent ? (J’entends par pensée ce qui sonne en silence dans l’âme (Λέγω δὴ διάνοιαν τὸ έν ψυχῇ κατὰ σιγὴν φωνούμενον)). (De l’abstinence, III, 3.1-2)

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la plus petite : « la répartition aboutit à quatre genres, alors que d’abord (πρώτως), elle ne comprenait que la substance et l’accident » (71, 36-37, trad. modifiée). Il y a donc « la substance universelle, l’accident universel, la substance particulière et l’accident particulier. » (71, 37-38).

Cette division des êtres est inspirée des Catégories : « Parmi les étants, [a] les uns se disent d’un certain sujet, mais ne sont dans aucun sujet […]. [b] D’autres, en revanche, sont dans un sujet, mais ne se disent d’aucun sujet […]. [c] D’autres à la fois se disent dans un sujet et sont dans un sujet […]. [d] D’autres à la fois ne sont pas dans un sujet et ne se disent pas d’un sujet » (Catégories, 2, 1a 20-1b 4, trad. M. Crubellier et P. Pellegrin). La division des êtres se base donc sur la combinaison de deux expressions et de leur négation respective : être dit d’un sujet et être dans un sujet. Si l’on représente symboliquement « être dit d’un sujet » par A et « être dans un sujet » par B, alors [a] A & ¬B ; [b] ¬A & B ; [c] A & B ; [d] ¬A & ¬B (les combinaisons B &

¬B et A & ¬A étant évidemment impossibles)51. Pour Porphyre, A (être dit d’un sujet) est équivalent à « universel », ¬A à « particulier », B (être dans un sujet) à « accident » et ¬B à

« substance ». Or, comme l’a dit Porphyre, dès que quelque chose est accident ou substance (B ou ¬B), il faut qu’elle soit universelle ou particulière (A ou ¬A) : il faut donc combiner ces quatre termes et, du même coup, la division en quatre genres exposée plus haut apparaît. En outre, Porphyre explique la différence de sa terminologie par rapport à celle d’Aristote de la manière suivante : « au lieu de ces noms-là, il a pris leurs formules explicatives, c’est-à-dire celles qui peuvent en quelque sorte les décrire (ὑπογραφικούς) » (72, 34-35). C’est un peu comme si Aristote avait parlé d’« animal rationnel mortel » et que Porphyre avait préféré parler d’ « humain » (la différence étant que, dans cet exemple, « animal rationnel mortel » est la définition d’« humain », alors qu’« être dans un sujet » est la description d’« accident » : ceci parce que les genres suprêmes ne sont pas susceptibles de définition, mais seulement de descriptions (ὑπογραφαί)).