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SECTION I : Porphyre

4. Les Catégories : les mots en tant que signifiant les choses

4.2. Le propos des Catégories

4.2.2. Le deuxième usage des mots

Mais une fois que, primitivement, furent établis conventionnellement pour les choses certains mots, à nouveau l’homme revint à la charge dans une seconde démarche, en considérant les mots établis eux-mêmes. Ceux qui ont, mettons, la caractéristique de pouvoir être attachés à des articles de tel genre, il les a appelés des « noms » et les autres, tels que « je me promène », « tu te promènes »,

« il se promène », il les a appelés des « verbes ». Il fournissait ainsi des indications sur les formes caractéristiques des vocables (δηλώματα τῶν ποιῶν τύπων παριστὰς τῶν φωνῶν) en appelant

« noms » les uns et « verbes » les autres. (57, 29-35, trad. modifiée)

Porphyre poursuit et achève ici sa généalogie du langage. L’humain est à une seconde étape de son développement linguistique et forge maintenant, après une réflexion sur les mots qu’il emploie, des mots qui servent à désigner d’autres mots, c’est-à-dire qu’il développe un métalangage. La division entre noms et verbes peut évidemment se réclamer du De l’interprétation (2, 16a 19-20 et 3, 16b 7). En outre, elle n’est pas incompatible avec les écrits de Platon. Selon lui, « nous avons, en effet, deux espèces de signes pour exprimer l’être par la voix (ἔστι γὰρ ἡμῖν που τῶν τῇ φωνῇ περὶ τὴν οὐσίαν δηλωμάτων διττὸν γένος). […] Ceux qu’on a appelés les noms et les verbes (τὸ μὲν ὀνόματα, τὸ δὲ ῥήματα κληθέν) » (Sophiste, 261e-262a, trad. É. Chambry).

L’image du langage que peint Porphyre peut sembler pauvre : seuls s’y trouvent des mots qui signifient directement des choses ou des mots. Le langage sert d’abord à la monstration d’objets singuliers (chien, humain, etc.) ou plutôt, dans la terminologie des Catégories, de substances premières, et de leurs propriétés (rouge, grand, etc.) ou plutôt de leurs accidents, de manière analogue à l’action de pointer des choses du doigt. Ensuite s’ajoutent deux mots, « nom » et

« verbe », qui servent à désigner les autres mots. Les stoïciens, eux, distinguaient depuis longtemps déjà cinq parties du discours: « le nom (propre), l’appellatif, le verbe, la conjonction et l’article » (D. L., VII, 57, trad. R. Goulet). Comment expliquer que Porphyre adopte ici une division bipartite beaucoup moins élaborée ?

La raison en est toute simple : le propos des Catégories ne concerne que les termes signifiants. Le témoignage de Simplicius est éclairant à cet égard :

Porphyry also adds to the remarks of Boethus, which are full of sharp-wittedness and tend in the same direction as what has been said. He too says that with regard to nouns and verbs, the division

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takes place as far as the elements of speech, but according to the categories the division takes place in so far as expressions have a relation to beings, since they are significant of the latter. 'This,' he says, 'is the reason why conjunctions, although they are to be found within the vocabulary, fall outside of the categories. For they do not indicate any being (οὐδὲν γὰρ τῶν ὄντων δηλοῦσιν), not substance, nor the qualified, nor anything of the kind' (Simpl., in Cat., 11, 23-29, trad. M. Chase).

Comme la liste des dix catégories aristotéliciennes répertorie des termes signifiants (« τῶν κατὰ μηδεμίαν συμπλοκὴν λεγομένεν ἕκαστον ἤτοι οὐσίαν σημαινει ἢ ποσὸν ἢ... » Catégories, 4, 1b 25-26) qui, lorsque combinés35, forment des affirmations susceptibles d’être vraies ou fausses (« τῇ δὲ πρὸς ἄλληλα τούτων συμπλοκῇ κατάφασις γίγνεται· ἅπασα γὰρ δοκεῖ κατάφασις ἤτοι ἀληθὴς ἢ ψευδὴς εἶναι » Catégories, 4, 2a 6-8), Porphyre juge raisonnable de ne mentioner que les verbes et les noms. En effet, comme nous l’avons dit, Platon considérait que seuls les noms et les verbes peuvent signifier. Il en va de même pour Aristote qui, dans la Poétique (1456b-1457a), déclare qu’alors que les syllabes, les articles et les conjonctions sont des sons sans signification, les noms et les verbes, eux, sont signifiants. Par ailleurs, une proposition qui n’est pas déficiente, selon Porphyre, doit être susceptible d’être vraie ou fausse (87, 34-35) et la combinaison d’un verbe et d’un nom est la condition minimale pour qu’un énoncé soit susceptible d’être vrai ou faux36. Une proposition n’étant composée que d’un verbe comme περιπατῶ ([je] marche) contient en puissance (δυνάμει) un nom, ἐγώ (« je », qui rentre dans la catégorie grammaticale « nom ») qui signifie une substance première (87, 38-40).

On retrouve quelque chose de similaire chez Plutarque. Dans ses Platonicae Quaestiones (1009B-1009F), il se demanda pourquoi Platon ne recense que les noms et les verbes alors que, visiblement, la langue grecque compte plusieurs autres types de mots. Pour le dire de manière brève, sa réponse consiste à dire que les noms et les verbes sont les seules parties essentielles au langage, alors que les autres sont des « sons vides » (ψόφοις κενοῖς) lorsqu’employés seuls et sont pareils à des assaisonnements lorsqu’employés avec des noms et des verbes, puisque seule

35 La connexion entre les termes qui forment la proposition n’est pas celle d’une conjonction comme dans

« Socrate et Platon » (Evangeliou (1988), p. 56), mais celle d’un nom et d’un verbe « par exemple, l’homme court (οἷον ἄνθρωπος τρέχει) » (87, 5). Il semble que ce soit le verbe être qui assure la connexion entre les termes. En effet, une proposition telle qu’« un homme marche » est équivalente à un « homme est marchant » (De l’interprétation, 12, 21b 9, trad. C Dalimier) et le verbe être ne signifie rien par lui-même, mais il « ajoute un signe de composition (προσσημαίνειν δὲ σύνθεσίν τινα) » (De l’interprétation, 3, 16b 24). Par ailleurs, Boèce se réclame de l’autorité de Porphyre lorsqu’il « speaks of est as having vis coniunctionis cuiusdam and of contributing compositionem aliquam copulationemque. » (Charles H. Kahn (2009), p. 50.)

36 Encore une fois, ceci est compatible avec le Sophiste. Après avoir affirmé, dans un passage que nous avons cité, que les noms et les verbes sont les signes exprimant l’être par la voix, Platon affirme que c’est « en combinant les verbes avec des noms (συμπλέκων τὰ ῥήματα τοῖς ὀνόμασι) » qu’on obtient un discours (λόγος) (262d) et que le discours est nécessairement ou vrai ou faux (τὸν μὲν ψευδῆ που, τὸν δὲ ἀληθῆ) (265a-b).

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la combinaison d’un nom et d’un verbe est, par elle-même, capable de former une proposition susceptible d’être vraie ou fausse ; ceci étant dû au fait que seuls les noms et les verbes ont, par eux-mêmes, une signification.

L’insistance sur le fait que seuls les mots tombant sous l’une ou l’autre des catégories ont par eux-mêmes une signification a sans doute eu une influence sur la terminologie médiévale selon laquelle les mots « catégorématiques » signifient par eux-mêmes alors que les mots

« syncatégorématiques » (comme « tous », « excepté », etc.) n’ont de signification que lorsqu’ils accompagnent des mots catégorématiques37. Une telle distinction est déjà présente, quoique dans une terminologie différente, chez Dexippe qui dit que les conjonctions ne « signifient pas primordialement, mais sont plutôt cosignifiantes (οὐδὲ σημαίνει προηγουμένως συσσημαίνει δὲ μᾶλλον) » (in Cat., 32, 20, nous traduisons) et chez Simplicius (in Cat., 64, 20) qui dit essentiellement la même chose, et ce, dans la même terminologie. On peut supposer que Porphyre est leur source commune38.

Retournant notre attention sur l’ensemble du récit généalogique du langage, on remarquera qu’il est beaucoup plus neutre que les récits qu’offrent les néoplatoniciens ultérieurs. En effet, ceux-ci se positionnent explicitement dans la charpente conceptuelle néoplatonicienne39.

4.2.3 Première et seconde imposition

Par conséquent, appeler une chose comme ci de l’« or » et donner à une matière comme celle-là qui brille, de manière si éclatante, l’appellation de « soleil » relevait de la première imposition (πρώτης… θέσεως) des noms; mais dire que le mot « or » constitue un « nom » relève de la seconde imposition (δευτέρας θέσεως), c’est-à-dire celle qui indique les formes caractéristiques du mot. (57, 35-58, 4)

Porphyre arrête maintenant le récit généalogique et présente deux « impositions » qui correspondent aux deux stades du développement du langage. Le langage est composé de deux types de mots, les mots de première imposition qui désignent des choses et les mots de seconde imposition qui désignent d’autres mots. Les mots de première imposition correspondent au

« premier usage » et ceux de seconde à la « seconde démarche » des extraits précédents.

37 Nous tirons ceci d’Ockham, Summa Logicae, I, 4.

38 Pour l’ensemble des parallèles textuels entre Dexippe et Simplicius, voir C. Luna (2014), p. 3, n. 8. L’autrice croit que ces parallèles permettent de reconstituer des positions prises par Porphyre, puisqu’il était, avec Jamblique, l’une des sources principales de Dexippe et de Simplicius et que Jamblique lui-même s’est largement inspiré de Porphyre.

39 Ainsi, Simplicius fait explicitement référence à la chute de l’âme, à la conversion vers l’Intellect et à la réminiscence lorsqu’il parle de l’acquisition du langage (in Cat., 12, 17-13, 4).

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L’expression « imposition des noms » se retrouve déjà chez Platon (Cratyle, 401b-c : καταφαίνεταί μοι ἡ θέσις τῶν ὀνομάτων τοιούτων τινῶν ἀνθρώπων)40. Dans le Cratyle, le fait de

« poser » un certain son ou une trace écrite pour désigner une chose n’implique pas nécessairement que le choix est arbitraire, puisque toute la question de ce dialogue est de savoir si l’imposition s’est faite par nature ou par la norme et l’habitude (φύσει ou νόμῳ καὶ ἔθει).

Cependant, comme le note S. Ebbesen41, la seconde partie de cette opposition s’est vue nommée

« par imposition » (θέσει) plutôt que « par norme et habitude ». Avec le temps donc, les deux membres de l’opposition sont devenus « par nature » et « par imposition » (φύσει et θέσει).

Si Porphyre utilise effectivement « par imposition » en opposition à « par nature », il se place contre Platon en proposant un récit où le langage est, dès l’origine, conventionnel. Ceci semble être confirmé par l’emploi du terme « συμβολικῶς » pour décrire la relation des mots avec les choses en 57, 29. Ce terme évoque inévitablement l’utilisation qu’en fait Aristote (De l’interprétation, 1, 16a 4), qui déclare que les mots vocaux sont des symboles (σύμβολα) des affections de l’âme. Il ajoute par ailleurs, quelques lignes plus bas, qu’un nom est un mot vocal signifiant par convention (φωνὴ σημαντικὴ κατὰ συνθήκην : 2, 16a 19). Les affections de l’âme, elles, sont les mêmes pour tous. Il y a donc un socle commun à tous les êtres humains sur lequel s’érigent les langues particulières.

De plus, dans le cadre du De l’abstinence, Porphyre emploie une distinction entre deux types de lois (νόμοι) pour distinguer le langage des humains de celui des animaux : « les humains cependant parlent selon les lois humaines (κατὰ νόμους ἀνθρωπείους) et les animaux selon les lois (κατὰ νόμους) que chacun a reçues des dieux et de la nature (παρὰ τῶν θεῶν καὶ τῆς φύσεως) » (III, 3, 3). L’opposition entre ces deux types de lois semble ainsi, bien qu’elle utilise κατὰ νόμους pour chacune de ses deux branches, renvoyer à deux ordres distincts : le conventionnel (les lois humaines) et le naturel (les lois divines et naturelles).

Il convient toutefois de rappeler que cette capacité de signification, bien qu’elle se fasse par l’intermédiaire de mots conventionnellement établis, « repose, chez Porphyre, sur une capacité

40 Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les discussions sur l’imposition des noms prennent leur origine dans des textes de philosophie et non, comme on pourrait s’y attendre, de grammaire. Nous tirons cette remarque d’A. Luthala (2011), p. 487.

41 S. Ebbesen, (2019), p. 2.

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logiquement plus primitive, qui est de type sémantique », c’est-à-dire, « la capacité qu’a l’être humain d’indiquer ou de signifier des choses42 ».

4.2.4 Propos de l’ouvrage : première imposition des mots

Le propos (πρόθησις) de l’ouvrage cependant c’est la première imposition des mots, celle qui sert à faire état des choses. Il a, en effet, pour objet les vocables simples, significatifs, en tant qu’ils servent à signifier les choses, sous réserve que les choses en question ne soient pas celles qui se distinguent entre elles numériquement (τῶν κατὰ ἀριθμόν ἀλλήλων διαφερόντων), mais celles qui diffèrent par le genre (κατὰ γένος). (58, 3-7)

La distinction entre première et seconde imposition ayant été posée, Porphyre est maintenant en mesure d’expliquer quel est le propos de l’ouvrage d’Aristote : les mots de première imposition. Ceci place le propos d’Aristote sur le terrain de la sémantique.

De plus, cette distinction permet de structurer l’ordre de l’Organon : les Catégories viennent en premier et le De l’interpretation ensuite, car ce second traité se situe à un niveau supérieur qui suit immédiatement le premier, celui de la seconde imposition43. De plus, cet ordre d’apprentissage imite celui de la généalogie du langage proposée par Porphyre. Ceci offre une alternative viable à la proposition de faire des Catégories des prolégomènes aux Topiques.

Par ailleurs, l’ouvrage ne se propose pas d’étudier tous les mots qui désignent des individus numériquement distincts (par exemple, tous les individus singuliers humains), mais plutôt les choses qui se distinguent par le genre. Porphyre réitère cette affirmation un peu plus loin dans son commentaire : « Ces vocables, pour leur part, se distinguent entre eux principalement au niveau du genre, c’est-à-dire selon les genres des choses et ne sont pas conçus un à un, au gré des choses particulières, c’est-à-dire des choses individuelles. » (70, 29-31). La distinction entre « se distinguer numériquement » et « se distinguer génériquement ou spécifiquement » est cruciale et nous devons nous y arrêter un instant pour la clarifier : se distinguent numériquement Platon et Socrate alors qu’ils sont identiques du point de vue de leur espèce (ils sont tous deux humains); se distinguent spécifiquement l’humain, le cheval et le bœuf alors qu’ils sont identiques du point de vue de leur genre (ils sont tous les trois des animaux)44; se distinguent

42 C. Chiesa (2005), p. 87.

43 S. Ebbesen (2005), p. 300.

44 Nous reprenons ces exemples d’Isagoge, 2, 26-3, 1. Dans son Commentaire aux Catégories, Porphyre déclare que ce qui permet de distinguer numériquement deux individus d’une même espèce, par exemple Socrate de Platon, est « un concours de qualités qui lui est propre » (129, 9-10). Une déclaration similaire se retrouve dans l’Isagoge :

« Ces êtres sont donc appelés ‘individus’, parce que chacun d’entre eux est constitué de caractères propres, dont le rassemblement ne saurait jamais se produire identiquement dans un autre » (7, 21-23).

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sans jamais partager le même genre les genres généralissimes (c’est-à-dire les dix catégories) et les espèces se rangeant sous des genres généralissimes distincts (par exemple, une espèce comme le cheval, se rangeant sous la substance, ne partage aucun genre avec une espèce comme le nombre, qui, elle, se range sous la quantité). Les espèces sont par définition au-dessus des choses numériquement distinctes : « L’espèce est ce qui est prédicable (κατηγορούμενον) de plusieurs différant par le nombre (διαφερόντων τῷ ἀριθμῷ), relativement à la question : ‘‘Qu’est-ce que c’est ?’’ » (Isagoge, 4, 11-12), alors que les genres sont par définition au-dessus des espèces :

« L’espèce est ce qui est rangé sous le genre et dont le genre se prédique (κατηγορεῖται) relativement à la question : ‘‘Qu’est-ce que c’est ?’’ » (Isagoge, 4, 10). Le même point, selon une perspective renversée, est exprimé dans ces lignes d’Aristote : « les choses qui sont la même chose par l’espèce ou par le genre ne peuvent pas être numériquement la même chose » (Topiques, VII, 1, 152b 32-33, trad. J. Brunschwig), c’est-à-dire que deux items distincts, même s’ils sont spécifiquement ou génériquement similaires, ne peuvent être numériquement un.

La raison pour laquelle les Catégories ne s’occupent pas des choses se distinguant par le nombre est expliquée dans la suite du commentaire de Porphyre, suite vers laquelle nous nous tournons à l’instant.

4.2.5 Les genres de mots de première imposition

En effet il y a pour ainsi dire une infinité de choses et aussi de mots quant au nombre (κατὰ ἀριθμόν). Mais le propos de l’ouvrage n’est pas de parcourir ces mots un à un, car chacun signifie numériquement un seul des êtres. Toutefois, puisque des êtres numériquement multiples sont un spécifiquement ou génériquement, on découvre que leur infinité et celle des mots qui les signifient peuvent se ramener à dix genres qui servent à les mettre en cause. Or, une fois les êtres ramenés à dix différences génériques, de la même façon, les vocables qui les font voir se trouvent, eux aussi, ramenés à dix genres. Il y a donc, dit-on, dix « prédications » (κατηγορίαι), évidemment génériques, exactement comme les êtres eux-mêmes sont dix génériquement. (58, 7-58, 15)

Si l’ouvrage d’Aristote se proposait de dénombrer les mots de première imposition qui désignent les choses différant numériquement, la liste serait sans fin, puisque les choses sont infinies ; c’est pourquoi il se propose plutôt de dénombrer les mots de première imposition qui désignent des choses différant génériquement. Or, puisque les choses peuvent être divisées selon dix différences génériques45, il y a dix catégories. Dans son Isagoge, après avoir déclaré que les

45 Il ne s’agit pas cependant d’une division au sens strict, c’est-à-dire au sens où il y aurait un genre, l’être, divisé en dix espèces : chacun des dix membres est un des genres généralissimes qui ne sont pas susceptibles d’être subsumés sous un genre commun.

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genres généralissimes sont au nombre de dix, c’est de Platon que se réclame Porphyre pour affirmer qu’il est nécessaire de laisser de côté les choses individuelles (c’est-à-dire celles qui diffèrent par le nombre) :

Les individus, qui viennent après les espèces les plus spéciales, sont en nombre infini. C’est pourquoi Platon recommandait, en descendant depuis les genres les plus généraux, de s’arrêter aux espèces les plus spéciales, et d’accomplir cette descente à travers les termes intermédiaires en procédant à des divisions au moyen des différences spécifiques; quant aux individus en nombre infini, il faut, disait-il, les laisser de côté, car il ne saurait y en avoir de science. (6, 12-16)

Remarquons la portée ontologique de l’explication de Porphyre : c’est sur une division des êtres que s’érige la division des mots de première imposition : c’est parce qu’il y a dix genres de l’être qu’il y a dix catégories ou prédications généralissimes. Ceci est une concession énorme : Porphyre va même jusqu’à dire que « qui choisit le titre Sur les dix genres ne fait pas […] un choix incongru (ἀπεικότως) pourvu seulement qu’il ait en vue la référence des catégories aux genres en créant ce titre, et non parce qu’il s’imagine que l’exposé porte principalement (προηγουμένως) sur les dix genres » (59, 31-33).

En effet, l’interprétation de Porphyre ne rejette pas la division des êtres en dix genres, puisqu’elle insiste sur le fait que la division des vocables en dix catégories se greffe sur cette division ontologique : « Vu que les vocables, à la manière d’un messager, annoncent les choses, ils tirent des choses qu’ils annoncent les différences qui les caractérisent » (58, 23-24). Ce passage répond à une question : l’élève du dialogue – rappelons que le commentaire de Porphyre est un dialogue entre un maître et un disciple – se demande pourquoi tout le discours (λόγος) d’Aristote porte sur les choses, s’il est vrai que sa visée est les mots significatifs (58, 21-22). Le philosophe de Tyr n’a donc aucune intention de montrer qu’Aristote ne parle pas des choses : il veut simplement justifier ce fait à l’aune de son interprétation sémantique, interprétation qui rend nécessaire d’étudier les choses (ταῦτα ἀναγκαῖον θεωρεῖται : 58, 25). En d’autres termes, pour être pertinente, la division des vocables en dix catégories doit refléter la structure ontologique des êtres. Donc, même si l’étude d’Aristote porte principalement (προηγουμένη) sur les vocables significatifs, elle porte incidemment (ἐμπίπτουσα) sur les êtres qui diffèrent par le genre (58, 27-29)46. Cette concession est impérative si Porphyre veut maintenir, avec Aristote, que de la combinaison des vocables catégorématiques résultent des propositions susceptibles d’être vraies,

46 À cet effet, voir aussi :« Καθόλου γὰρ πᾶσα ἐπιστήμη καὶ πᾶσα τέχνη οὐ μόνον τῶν καθ’ ἑαυτάς εἰσι καταληπτικαί, ἀλλὰ καὶ τῶν περὶ αὐτάς, εἰ καὶ τῶν μὲν προηγουμένως, τῶν δὲ κατ’ ἐπακολούθησιν. » (Commentaire aux Harmoniques de Ptolémée, 6.27-29).

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car « the Greek concept of truth is precisely this: ta onta legein hôs esti, ta mè onta hôs mè esti, to say of the things that are (the case) that they are, and of the things that are not that they are not47 ». Or, pour dire les choses telles qu’elles sont, il faut que notre manière de parler calque la manière dont les choses sont : la structure prédicative du langage doit être parallèle à celle du monde.

En outre, bien que nous ayons plus tôt établi que les mots sont institués de manière conventionnelle et non pas naturelle, il convient ici de faire une légère nuance. En effet, on s’aperçoit que le vocabulaire s’articule autour des différents genres de l’être : il a donc un ancrage dans la nature. Dans les mots de Porphyre : « la substance, la qualité et leurs semblables sont l’œuvre de la nature (φύσεως γὰρ ἔργον οὐσια, ποιὸν καὶ τὰ ὅμοια) » (56, 30-31). Ce qui est conventionnel, c’est le fait que ce soient les mots « chien » plutôt que « neihc » et « blanc » plutôt que « cnalb » qui servent à signifier l’un telle substance et l’autre telle qualité, et non pas le fait que certains mots signifient les uns des substances, les autres des qualités et ainsi de suite pour les huit catégories restantes.

Bien que nous ayons jusqu’ici présenté un portrait qui fait l’économie de la pensée comme

Bien que nous ayons jusqu’ici présenté un portrait qui fait l’économie de la pensée comme