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SECTION I : Porphyre

1. La substance première et ses accidents

Le découpage en quatre catégories que nous avons exposé dans la section précédente, et à l’intérieur duquel peuvent entrer les dix catégories, traduit la trame ontologique du monde physique : « la classification la plus simple d’après laquelle je classerais les êtres et les vocables susceptibles de les signifier est celle qui comporte quatre genres. Je dirais que les êtres sont ou bien substance universelle ou bien substance particulière ou bien accidents universels ou bien accidents particuliers. » (71, 19-22). Nous reviendrons plus bas sur la bipartition entre universel et singulier en nous focalisant sur la relation entre substance première et seconde. Pour l’heure, nous nous penchons sur le rapport entre la substance première et ses accidents en en soulignant deux aspects : (1) accident et substance sont des classes d’êtres totalement hétérogènes et (2) le rapport entre substance et accident traduit des phénomènes du monde sensible.

(1) Puisqu’être un accident c’est « être inhérent à un sujet » (73, 23) et que la substance « ne peut être, elle, inhérente à un sujet » (73, 29-30), ces deux classes d’êtres ne se recoupent jamais.

En effet, si « être dans un sujet » est représenté symboliquement par B (cf. 4.2.5 de la section précédente), les êtres qui appartiendraient à la classe des accidents et à la classe des substances seraient B et ¬B, ce qui est, évidemment, une contradiction.

(2) L’accident naît toujours dans une substance première, puisqu’elle est justement le sujet dans lequel l’accident est inhérent. En ce sens, la structure prédicative d’une proposition impliquant une substance première et un accident reflète des différences ontologiques entre les choses signifiées par ses termes constitutifs, le sujet étant une substance première et le prédicat un accident : nous disons que « ‘‘Socrate se promène’’, parce que la promenade est une chose qui arrive (συμβεβηκυίας) à Socrate » (71, 7-8). Le participe parfait féminin συμβεβηκυίας (traduit par « une chose qui arrive ») est évidemment une référence à συμβεβηκός, un substantif formé par le participe parfait neutre du même verbe (συμβαίνω), qu’Aristote emploie fréquemment et que nous traduisons habituellement par « accident ». Quelques lignes plus bas, Porphyre explicite la relation entre substance et accident dans des termes plus proprement ontologiques :

les accidents peuvent naître et exister dans la substance (γένεσθαι μὲν καὶ ὑποστῆναι τὰ συμβεβηκότα ἐν τῇ οὐσίᾳ δύναται), mais en tant qu’accident et dans la mesure où elle est conçue comme telle, la chose elle-même ne peut être substance. Le blanc en effet peut coïncider (συμβαίη ἅν) avec le corps, puisque nous prétendons le corps blanc, mais le blanc, en tant que tel, ne peut être la même chose que le corps. (Le corps d’un côté est substance et le blanc de son côté, est accident). En fait, le corps participe (μετέχει) de la blancheur du fait qu’elle coïncide

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(συμβεβηκυίας) avec lui, mais le corps n’est pas identique à la blancheur, car rien ne participe (μετέχει) de lui [scil. le corps] : il est au contraire précisément ce qu’il est. (72, 17-24)

Dans la première phrase, les accidents, que nous avions précédemment décrits comme étant

« dits dans un sujet » – en termes linguistiques donc –, sont présentés dans une phrase analogue, mais dont le vocabulaire est proprement ontologique : « être dit dans un sujet » devient « naître et exister dans une substance ». La seconde phrase explique que la relation sujet – prédicat entre une substance (le corps) et l’accident (le blanc) n’est pas une relation d’identité : « le corps est blanc » ne veut pas dire que le blanc est le corps, mais plutôt que le blanc est un attribut qui survient accidentellement (συμβαίνει) à un corps. La phrase finale explique pourquoi la relation entre l’attribut et le sujet n’est pas réciproque – attribut et sujet pouvant ici être pris tant au sens ontologique que linguistique – : le corps participe de la blancheur en tant qu’elle est un accident qui lui est inhérent, mais la blancheur ne participe pas du corps (puisque rien ne participe de lui).

Les termes signifiant des accidents et ceux signifiant des substances, puisqu’ils signifient des choses ayant des façons d’être différentes, ne s’emploient pas de la même manière dans des phrases (les uns sont prédicats, les autres sujets56).

On remarquera d’autre part que, tout comme un prédicat a toujours besoin d’un sujet, l’accident a toujours besoin d’être dans une substance : « il n’y a pas moyen de considérer l’accident à part, existant par lui-même, sans quelque sujet » (79, 32-33)57.

Les accidents, en tant que prédicats non essentiels, peuvent modifier la substance, mais ne peuvent jamais changer ce qu’elle est. Par exemple, Socrate s’exposant longuement au soleil peut passer du blanc au rouge (et, ainsi, être modifié), mais il est toujours Socrate : « Socrate est blanc » et « Socrate est rouge » désigne la même substance première. Lorsque Porphyre affirme que la substance est ce qui, tout en « restant une et la même numériquement, [est capable] de recevoir les contraires » (98, 27-28), il ajoute un peu plus loin que les contraires dont il s’agit ne

56 Ce que nous disons ici au sujet des substances ne s’applique qu’aux substances premières, qui « ne sont prédiquées de rien » (96, 24), et non pas les substances secondes qui, elles, peuvent être prédiquées des substances premières. Nous procédons ainsi parce que ce qui nous intéresse ici, c’est la relation prédicative et ontologique entre substance et accident, non pas celle entre substance première et substance seconde.

57 La question du transfert d’accidents d’une substance à l’autre nous semble recevoir une réponse confuse, voire mêlée de contradictions, de la part de Porphyre, comme le remarque d’ailleurs R. Bodéüs (2008), p. 193, n. 2.

Cependant, la seule chose nous intéressant ici est le fait que l’accident est entièrement dépendant d’une substance pour subsister. Une réponse plus intéressante au transfert d’accidents se trouve chez Ammonius, in Cat., 28, 9-29, 4.

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sont « rien d’autre que les neufs genres », c’est-à-dire les neuf genres d’accidents58. On constate donc le caractère éphémère des accidents, qui sont des choses qui « surviennent » aux substances premières, qui, elles, permettent aux accidents d’exister, ne serait-ce que temporairement.

On remarquera trois choses qui permettent de s’assurer que les propos de Porphyre concernent uniquement le monde sensible. (1) D’abord, les relations entre substance et accident mettent à l’avant-plan la substance individuelle sensible, comme le montrent les exemples choisis par Porphyre. La primauté de l’individuel sera expliquée lorsque nous examinerons la relation entre individuel et universel. (2) Ensuite, lorsque Porphyre défend la position selon laquelle les substances peuvent être les réceptacles d’accidents contraires tout en restant elles-mêmes, il précise que « l’argument ne porte pas sur les substances éternelles, car elles sont des formes simples et le plus souvent impropres à recevoir les contraires » (99, 2-3). Il s’agit, dans ce passage, de l’attribution d’accidents contraires à des astres : ceux-ci sont sujets à des accidents (par exemple, ils ont certaines qualités et sont situés quelque part), sont corporels et sont sensibles, mais ils échappent aux règles prédicatives exposées par Aristote dans les Catégories, puisqu’elles ne sont pas susceptibles de recevoir des accidents contraires (et, donc, un astre ne peut pas être sujet de deux propositions qui lui attribuent des prédicats contraires à des moments différents. Alors que « Socrate marche » et « Socrate s’arrête » peuvent être vraies à des moments différents parce qu’il peut marcher et s’arrêter, le soleil est dans un mouvement constant : il n’est pas susceptible de recevoir l’accident contraire – l’arrêt – et donc ne peut jamais être le sujet d’une proposition vraie lui attribuant le contraire du mouvement). Dans le même sens, dans la sentence 40, Porphyre affirme qu’ « appliquer le lieu ou la relation (τὸ ποῦ […] ἢ τὸ πρός τι) » (Sentences, 40, 6, trad. dirigée par L. Brisson) à une « essence (οὐσίαν) inépuisable, illimitée en elle-même » (Ibid., 40, 1-2) revient à un amoindrissement de la personne appliquant ce type de prédicats à cette οὐσία, parce que celle-ci a alors « accepté comme un voile la représentation insinuante liée à la supposition » (ibid., 40, 8-9). Il ajoute aussi que pour

« devenir semblable (ὁμοιωθῆναι) au tout de l’être » (ibid., 40, 15-16), il faut « abandonner le

‘‘de telle grandeur (τοσοῦτος)’’ » (ibid., 40, 20). Ainsi, en l’espace de quelques lignes, Porphyre déclare que l’attribution de trois catégories (et nous croyons qu’il aurait pu le répéter pour chacune des dix catégories) est erronée et équivaut à un amoindrissement de celui qui fait une

58 Une substance première ne peut donc pas recevoir successivement des substances secondes différentes (Socrate ne peut pas passer d’humain à minéral tout en restant Socrate) ni des qualités substantielles, c’est-à-dire des différences, différentes (le feu ne peut jamais admettre le froid).

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telle attribution lorsqu’elle concerne le plus haut niveau de réalité : l’οὐσία inépuisable et illimitée. En ce sens, on peut faire une typologie des οὐσίαι qui comporterait, minimalement59, (i) les substances corporelles, sensibles et corruptibles qui, elles, sont sujettes à des accidents contraires, (ii) les substances corporelles, sensibles et incorruptibles qui, elles, sont sujettes à des accidents, mais jamais à une variation d’accidents et (iii) la substance inépuisable et illimitée qui n’est pas sujette aux accidents. Les Catégories ne concernent que le premier type. (3) Finalement, lorsqu’il dit que la qualité admet le plus et le moins, Porphyre fait état d’un type supérieur de qualités qui ne se plie pas à cette règle : « les qualités immatérielles (ἄϋλοι) qui existent par elles-mêmes ne sont pas des qualités, mais des substances, et de ce fait, n’admettent pas d’intensification, puisque les autres substances n’en admettent pas non plus » (138, 30).

On remarquera au passage que les différentes catégories d’accidents ont des propriétés ontologiques qui leur sont propres (propriétés qui guideront l’utilisation des termes qui les signifie, termes qui sont le sujet principal des Catégories) : c’est justement parce que les qualités immatérielles ne répondent pas à ces propriétés qu’elles ne peuvent pas être classifiées parmi les qualités. Par ailleurs, ces substances que sont les qualités immatérielles échappent à la définition de la substance telle qu’employée dans le cadre des Catégories : « il [scil. Aristote] appelle en effet substance la matière, la forme et l’ensemble des deux. – Et maintenant, en quel sens prend-il la substance en considération pour son enseignement ? – Il la conçoit comme l’ensemble des deux. » (88, 14-17) Les substances immatérielles que sont les qualités immatérielles, puisqu’elles sont dénuées de matière, ne sauraient donc pas être des composés matière-forme et, du coup, ne sont pas assimilables à la substance dont il est question, selon Porphyre, dans les Catégories.