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SECTION I : Porphyre

4. Conclusion

Concluons en réaffirmant les principaux acquis de ce chapitre. D’abord, nous avons établi que la dichotomie fondamentale entre la première catégorie et les neuf autres traduit un rapport réel entre les substances singulières sensibles et corruptibles et les accidents qui leur sont inhérents.

Une ontologie du monde sensible se dessine alors, au cœur de laquelle se trouvent les substances premières. Par ailleurs, les neuf autres catégories n’ont pas toutes le même statut ontologique : Porphyre défend l’ordre de présentation d’Aristote en arguant qu’il correspond à un ordre de priorité ontologique entre les divers accidents. Cette défense se fait en opposition avec des philosophes antérieurs ; il s’agit donc d’un engagement fort qui se situe à l’intérieur d’un débat où plusieurs protagonistes ont pris des positions discordantes. Ainsi, bien que pour les

86 Ces trois citations sont en R. Bodéüs (2008), p. 251, n. 1.

87 R. Bodéüs (2008), p. 427, n. 1. Nous avions déjà abordé ceci lorsque nous avions parlé de la distinction entre un selon le nombre et un selon l’espèce (ou la forme ; le mot grec est le même).

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commentateurs modernes la question de l’ordre de présentation des différentes catégories puisse sembler oiseuse, il ne faut pas sous-estimer l’importance que cette question pouvait prendre à l’époque de Porphyre. Finalement, nous avons longuement discuté la place des substances secondes dans l’ontologie des Catégories. Nous avons démontré qu’il s’agit d’entités mentales renvoyant aux formes dans la matière des composés matière-forme que sont les substances premières. Il doit donc y avoir une correspondance entre les formes abstraites qui servent de prédicats et les formes constituantes du monde sensible88. Ces entités mentales sont dépendantes de l’existence des composés, puisqu’elles existent par un processus d’abstraction à partir de ceux-ci. L’ontologie présentée dans le Commentaire aux Catégories est donc entièrement centrée sur les substances premières ; elle ne s’intéresse pas aux entités (supérieures) qui sont à même d’expliquer ces substances. Ceci n’implique pas que les mots simples de première imposition et la manière dont ils doivent être utilisés pour décrire les substances premières n’ont pas d’implications ontologiques, et pour cause, certains requièrent un niveau d’explication qui dépasse l’état des lecteurs – débutants – des Catégories. En effet, c’est ainsi que Porphyre explique l’absence d’explications précises sur les six dernières catégories dans les Catégories89.

88 « Dans les étants sensibles, l’objet de la connaissance est la forme immanente, le concept (νόημα) se forme à partir de celle-ci et la forme linguistique (φωνή) en est l’expression » (M. Zambon (2002), p. 331).

89 « Pour ceux qui commencent à peine leur apprentissage, il suffit de savoir tout ce dont Aristote fait état au début, pour être en mesure d’y faire entrer chaque mot simple. Car, enfin, il a traité de façon suffisante du faire et du subir dans ses exposés Sur la génération et la corruption ; il a traité du moment, qui indique le temps, et du lieu dans sa Leçon de physique [...] ; et il a aussi examiné tout cela dans la Métaphysique » (140, 11-17).

SECTION II Plotin et les Catégories90

Déterminer la nature exacte de l’interprétation plotinienne des Catégories ainsi que l’évaluation que Plotin fait de cette œuvre est une opération délicate à cause du caractère des traités où il discute cet écrit. En effet, à la différence de Porphyre, Plotin ne rédige pas un commentaire : le traitement plotinien des Catégories s’insère plutôt dans une sorte de doxographie critique où il est aussi question des genres de l’être stoïciens. Cette doxographie – qui occupe le traité VI, 1 – sert de préambule au développement de sa propre théorie sur les genres de l’être dans le monde intelligible – qui occupe le traité VI, 2 et qui est fortement inspirée de celle du Sophiste de Platon –, puis au développement d’une théorie des genres de l’être dans le monde sensible – qui occupe le traité VI, 3 et qui partage certains traits avec les catégories aristotéliciennes. Toute la question est donc de savoir si Plotin critique une mauvaise interprétation des Catégories91 et s’approprie les Catégories telles qu’elles devraient être interprétées ou s’il rejette les Catégories et se réapproprie quelques éléments qui ne peuvent être utiles qu’une fois transposés dans le cadre platonicien qui est le sien. C’est précisément cette attitude ambivalente, qui oscille entre appropriation et critique, exprimée à travers une prose technique et obscure, qui rend difficile l’évaluation de la position plotinienne92 et, a fortiori, sa relation avec celle de Porphyre. L’enjeu interprétatif principal, lorsqu’on aborde ces traités plotiniens sous l’angle qui est le nôtre, est de savoir si Plotin accepte les Catégories si on les restreint au monde sensible93 ou si, lorsqu’il en vient au monde sensible en VI, 3, Plotin

90 Toutes les citations des traités VI, 1-3 de Plotin sont tirées de la traduction de L. Brisson (2008). Nous avons systématiquement altéré sa traduction d’οὐσία : il traduit ce mot par « réalité », nous l’avons remplacé par

« substance ».

91 Bodéüs (2008), p. 35.

92 « Ne resulta una concezione ibrida e oscura che Plotino esprime, per di più, con un linguaggio sempre difficile e tecnico, talora quasi incomprensibile. La teoria plotiniana delle categorie apparirebbe così come un completo fallimento. » (Chiaradonna (2002), p. 19, nous soulignons). Pour un excellent résumé critique des principales études du XXe siècle sur la position plotinienne : ibid., pp. 15-40.

93 Cette interprétation est défendue par Frans A. J. De Hass (2001). On la retrouve aussi chez Kalligas, selon qui il y a, chez Plotin, deux niveaux ontologiques dont l’un, « that of sensible properties, to which is applicable – with some modifications – the Aristotelian system of remaining categories. » P. Kalligas (2014), p. 336. Cette dernière remarque de Kalligas est cependant issue d’un commentaire au traité II, 6 : nous ne savons pas s’il maintient cette position dans son commentaire à la sixième ennéade. Celui-ci n’a pas encore été traduit et nous n’avons pas la capacité de le lire, puisqu’il est en grec moderne.

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développe une ontologie du sensible complètement différente de celle qu’il attribue à Aristote94. Notre position est que c’est cette dernière alternative qui représente l’attitude de Plotin : certes, il reprend certains éléments d’Aristote et il affirme que le Stagirite n’entendait décrire que le monde sensible avec ses catégories ; mais en VI, 3 Plotin propose une ontologie fondamentalement différente qui repose sur une table de catégories distincte de celle d’Aristote.

Notre étude sera divisée en quatre parties. D’abord nous déterminerons dans quel cadre s’insèrent les traités VI, 1-3, c’est-à-dire quelle est la visée (skopos) de ces traités. Cela permettra de savoir quelle est l’occasion qui donne lieu aux discussions sur les Catégories et donc de contextualiser la critique plotinienne. Cette section sera essentiellement une exégèse de passages programmatiques – particulièrement le premier chapitre du traité VI, 1. Ensuite, nous ferons un peu d’ontologie : nous examinerons en détail les arguments de Plotin contre la substance telle que conçue par Aristote. Idéalement, nous aurions répété cet exercice pour chaque catégorie, mais les contraintes d’espace nous forcent à nous concentrer uniquement sur la catégorie ontologique centrale – la substance. Certains éléments critiques sur les autres catégories seront abordés dans la section suivante, qui sera dédiée aux genres plotiniens de l’être sensible. Enfin, nous nous placerons à l’intersection de la sémantique et de l’ontologie en étudiant leur relation réciproque dans les traités VI, 1-3, en prêtant une attention toute particulière à la relation entre les termes « genre » et « catégorie ».

1. Les traités VI, 1-3

Les traités VI, 1-3 portent sur les genres de l’être. L’objectif premier est de faire une division des genres ontologiques de base. La première phrase de ces traités énonce clairement quel est l’objet de l’enquête, tout en la situant par rapport aux Anciens : « À propos des êtres, leur nombre et leur nature, les penseurs les plus anciens se sont interrogés (Περὶ τῶν ὄντων πόσα καὶ τίνα ἐζήτησαν μὲν καὶ οἱ πάνυ παλαιοί) ; [a] les uns ont dit qu’il n’y a qu’un seul être, [b] les autres que les êtres sont en nombre déterminé, [c] d’autres en nombre illimité » (VI, 1, 1.1-2, trad. modifiée). Cependant, Plotin balaie rapidement les Anciens, disant que les philosophes ultérieurs ont suffisamment traité d’eux et que ceux-ci ont posé que l’être n’est pas « [a] un, puisqu’ils voyaient que même dans l’intelligible il y a plusieurs êtres (οὔτε ἓν θέμενοι, ὅτι πολλὰ

94 « Quando Plotino approva o fa propria una tesi peripatetica, lo faccia in vista del suo rovesciamento polemico, che egli attua conferendole un senso nuovo, tale da modificare profondamente quello originario. » R. Chiaradonna (2002), p. 227.

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καὶ ἐν τοῖς νοητοῖς ἑώρων), et ils n’en ont pas davantage posé [c] un nombre illimité, puisque l’illimité est impossible et qu’il ne pourrait plus y avoir de science (οὔτε ἄπειρα, ὅτι μήτε οἷόν τε μήτ' ἐπιστήμη ἂν γένοιτο) » (VI, 1, 1.7-9, trad. modifiée).

Plotin juge donc que les philosophes plus récents ont porté des coups dévastateurs pour les alternatives [a] et [c] : il ne reste plus que l’option [b], c’est-à-dire que les êtres se ramènent à un nombre limité et qu’il y a des genres de l’être. Tout le débat est de savoir ce que sont ces genres et quel est leur nombre.

Trois écoles sont envisagées : le péripatétisme, le stoïcisme et le platonisme. Chacune de ces écoles propose une classification distincte des genres de l’être, classification qui résulte d’une division (διαίρεσις). Ainsi, avant d’aborder les genres péripatéticiens, Plotin écrit : « dans leur division (κατὰ τὴν διαίρεσιν), ils [scil. les péripatéticiens] ne parlent pas des intelligibles (περὶ τῶν νοητῶν). C’est donc qu’ils ne souhaitaient pas faire entrer dans leur division l’ensemble des êtres (πάντα ἄρα τὰ ὄντα), laissant ainsi de côté les êtres les plus éminents (τὰ μάλιστα ὄντα) » (VI, 1, 1, 28-31, trad. modifiée). La phrase par laquelle Plotin commence son traitement des genres stoïciens va comme suit : « Contre ceux [scil. les stoïciens] qui posent qu’il y a quatre genres, qui donc divisent (διαιροῦντας) les êtres en quatre genres… » (VI, 1, 25.1-2). De plus, le terme διαίρεσις renvoie à la méthode de division par laquelle Platon parvient au « ce que c’est (τὸ τί ἐστι) » et aux genres premiers (τὰ πρῶτα γένη) (I, 3, 4.12-13), qui sont justement les genres auxquels aboutit Plotin lorsqu’il divise le monde intelligible en VI, 2. En VI, 3, Plotin débute son enquête ainsi :

Il faut poursuivre la recherche en la faisant porter aussi sur le sensible, pour savoir s’il faut y poser les mêmes genres que ceux que nous avons posés là-bas, ou s’il y en a davantage ici-bas […], ou bien encore s’ils sont totalement différents de ceux là-bas ou s’il s’en trouve qui sont semblables et d’autres différents. […] Notre point de départ est le suivant : puisque notre exposé porte sur les choses sensibles, et puisque tout ce qui est sensible est contenu dans ce monde-ci, il est nécessaire de faire porter la recherche sur notre monde en soumettant à la division (διαιροῦντας) sa nature et ses éléments constitutifs, pour en distinguer les genres (διαιροῦντας κατὰ γένη)… (VI, 3, 1.2-11)

Ce passage place l’entreprise de Plotin dans la même lignée que celle d’Aristote : il s’agit de faire une division du sensible. En effet, nous venons de citer un passage où Plotin dit qu’Aristote avait fait une division négligeant les êtres les plus élevés. L’emploi répété du verbe διαιρέω dès le début du traité VI, 3 et le fait que ce traité se situe au même niveau que la division d’Aristote (puisque celui-ci n’entendait pas traiter des êtres les plus élevés, sa division porte sur le sensible)

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suggère donc que les résultats de ce traité doivent être mis en confrontation directe avec les Catégories.

Peut-être est-il utile de remarquer que Porphyre, lui aussi, emploie διαίρεσις lorsqu’il parle des deux divisions possibles des êtres et des catégories (c’est-à-dire les prédicats) qui leur correspondent : « La répartition (διαίρεσιν) la plus simple d’après laquelle je classerais les êtres et les vocables susceptibles de les signifier est celle qui comporte quatre genres. […] Par ailleurs, la division (διαίρεσιν) la plus étendue que je puisse faire est celle qui comporte dix genres. » (71, 19-23).

De plus, la suite du texte de Plotin que nous avons longuement cité (VI, 3, 1.2-11)rappelle un passage que nous avons déjà étudié chez Porphyre. Voilà, côte à côte, les deux textes :

[Il est nécessaire de diviser le monde sensible en genres] en faisant comme si nous divisions le son, qui est quelque chose d’illimité, en ses constituants déterminés en ramenant à un ce qui se trouve à l’identique dans plusieurs (διῃρούμεθα ἄπειρον οὖσαν εἰς ὡρισμένα ἀνάγοντες τὸ ἐν πολλοῖς ταὐτὸν εἰς ἕν), en passant ensuite à un autre, qui pour sa part est différent (εἶτα πάλιν ἄλλο καὶ ἕτερον αὖ), jusqu’à ce que nous ayons ramené chacun d’eux à un nombre déterminé, en appelant

« espèce » ce sous quoi se rangent les individus, et « genre » ce sous quoi se rangent les espèces (τὸ μὲν ἐπὶ τοῖς ἀτόμοις εἶδος λέγοντες, τὸ δ' ἐπὶ τοῖς εἴδεσι γένος). (VI, 3, 1.11-16 : trad. modifiée)95.

Il [scil. l’ouvrage, c’est-à-dire les Catégories] a, en effet, pour objet les vocables simples, significatifs, en tant qu’ils servent à signifier les choses, sous réserve que les choses en question ne sont pas celles qui se distinguent entre elles numériquement, mais celles qui diffèrent par le genre.

En effet, il y a pour ainsi dire une infinité de choses et aussi de mots quant au nombre (ἄπειρα μὲν γὰρ σχεδὸν καὶ τὰ πράγματα καὶ αἱ λέξεις κατὰ ἀριθμόν). Mais le propos de l’ouvrage n’est pas de parcourir ces mots un à un, car chacun signifie numériquement un seul des êtres. Toutefois, puisque des êtres numériquement multiples sont un spécifiquement ou génériquement, on découvre que leur infinité et celle des mots qui les signifient peuvent se ramener à dix genres qui servent à les mettre en cause (ἀλλ' ἐπεὶ τῷ ἀριθμῷ πολλά ἐστιν ἓν ὄντα τῷ εἴδει ἢ τῷ γένει, καὶ ἡ ἀπειρία τῶν ὄντων καὶ τῶν σημαινουσῶν αὐτὰ λέξεων εἰς δέκα γένη εὕρηται περιλαμβανομένη εἰς τὸ γράφεσθαι).

(58, 5-13).

Dans les deux cas, le constat de départ est qu’il y a une infinité qui peut être réduite à un nombre déterminé d’espèces et de genres. Dans les deux extraits, l’infinité et les genres dont il est question sont ontologiques, mais dans le cas de Porphyre ce détour par l’ontologie sert à expliquer que les mots désignant les choses ont été divisés en dix catégories, alors que les remarques de Plotin portent directement sur les genres de l’être, genres de l’être dont il s’efforce justement de déterminer le nombre et la nature.

95 Comme le remarque F. A. J. De Haas (2001), p. 516, Plotin s’inspire sans doute du Philèbe, 17b-18c. Il y est alors aussi question de l’infinité des sons et du processus par lequel on peut les rassembler sous une unité. C’est aussi de Platon que Porphyre se revendiquera dans l’Isagoge lorsqu’il expose la méthode de division (Isagoge 6, 13-16).

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Ainsi, les pages que Plotin dédie aux Catégories s’inscrivent dans une tentative de diviser le monde en genres distincts. Les divisions d’Aristote et des stoïciens, contrairement à celles des Anciens, méritent d’être prises en considération. Le projet consistant à produire une telle division est justifiable en termes platoniciens, puisqu’il renvoie à une méthode qui est, justement, platonicienne. Platon a, lui aussi, dans le Sophiste présenté une division en genres ; cependant celle-ci n’est pas en conflit direct avec celle d’Aristote, puisque le premier s’est affairé à diviser le monde intelligible, alors que le second l’a négligé. Dire ceci, cependant, ce n’est pas dire que Plotin endosse la division aristotélicienne ; c’est seulement laisser la porte ouverte à cette possibilité. Les deux prochaines sections montreront que Plotin critique et modifie radicalement le contenu des Catégories.

2. Les apories de la substance des Catégories

Les critiques qu’adresse Plotin à la substance telle que conceptualisée par Aristote dans les Catégories tournent autour du manque d’un trait commun (κοινόν) qui lui conférerait une unité.

En effet, il déploie un éventail de critiques qui tendent à montrer qu’Aristote a indûment rassemblé des choses disparates sous un même genre. Ainsi, le mot « substance » ne serait qu’un homonyme : les ressources du péripatétisme ne suffisent pas pour offrir une conception satisfaisante de ce qu’est une substance.

2.1 Le propre

Commençons par la critique la plus simple. Plotin affirme qu’Aristote n’a pas fourni de définition de la substance. En effet, une véritable définition devrait fournir le « ce que c’est » (τί ἔστι), alors qu’Aristote ne fait que fournir le propre (ἴδιον) de la substance. Qui plus est, Plotin émet un doute quant à la justesse de ce propre (c’est-à-dire la capacité de recevoir les contraires tout en demeurant la même chose), disant qu’il ne convient peut-être pas à toutes les substances.

Cette critique est, comme le dit C. Evangeliou96, curieuse, puisque les genres suprêmes (comme la substance) sont indéfinissables. En effet, les définitions naissent de la combinaison d’un genre supérieur à la chose définie et d’une différence. Or, il est impossible qu’il y ait un genre supérieur à un genre suprême : c’est d’ailleurs pourquoi Porphyre dit que les genres suprêmes peuvent faire l’objet de descriptions, mais jamais de définitions. En outre, Plotin reconnaît

lui-96 C. Evangeliou (1988), p. 100.

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même le caractère indéfinissable des genres suprêmes puisque, lorsqu’il établit sa propre division des genres du devenir, il écrit : « Et la preuve que c’est un genre [scil. le mouvement], c’est avant tout qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de le saisir dans une définition » (VI, 3, 22.18-20). Cependant, peut-être que la clé de la critique plotinienne du propre attribué à la substance par Aristote réside dans la manière dont il émet un doute quant à la justesse de ce propre. En effet, Plotin écrit que le propre ne convient peut-être (ἴσως) pas à toutes les substances (ἐπὶ πάντων ἁρμόσει) (VI, 1, 2.16-18). Or, cette formulation laisse en suspens de savoir si oui ou non le propre indiqué par Aristote est le bon. On peut interpréter ce doute comme étant une critique : Aristote n’a pas donné assez d’informations suffisantes pour que l’on puisse évaluer la justesse de son propos ; peut-être a-t-il raison, peut-être a-t-il tort97.

2.2 Attributs contradictoires

La substance sensible et la substance intelligible ne peuvent pas être rassemblées sous un même genre : Plotin argue en effet qu’il est impossible que ces deux types de substance soient les espèces d’un même genre. Si c’était le cas, dit-il, « il y aura encore autre chose avant la substance intelligible et la substance sensible ; et cette autre chose, parce qu’elle est attribuée à l’intelligible et au sensible (ἄλλο τι ὂν κατηγορούμενον κατ' ἀμφοῖν)ne saurait être ni un corps ni un incorporel, sans quoi le corps serait incorporel, et l’incorporel serait un corps.98 » (VI, 1, 2.4-5). On aurait donc un genre (« substance ») au-dessous duquel les espèces « substance intelligible » et « substance sensible » ne pourraient pas être subsumées parce que cela voudrait dire que le genre devrait être à la fois corporel et incorporel, ces deux derniers termes étant les différences divisant le genre « substance » en deux espèces, substance intelligible et substance sensible. Peut-être que formaliser l’argument pourra le rendre plus clair : soient E1 « substance

97 « La formulazione scelta da Plotino è significativa. Essa non rinvia necessariamente all’esistenza di una classe di sostanze che non soddisfa il criterio Aristotelico. L’avverbio ἴσως lascia simplicemente aperta questa ipotesi. » R.

Chiaradonna (2002), p. 88.

98 « La sostanza - afferma Plotino - non può costituire un genere unico sotto il quale siano sussunte l’οὐσία intelligibile e quella sensibile (VI 1, 2.2-4). Un genere di questo tipo sarebbe un predicato comune delle sue due

‘‘specie’’. Esso dovrebbe dunque essere sovraordinato a entrambe, e, di conseguenza, non sarebbe in sé né un corpo né un incorporeo. Se così non fosse, infatti, il corpo sarebbe incorporeo, e l’incorporeo corpo: ἔσται γὰρ ἢ τὸ σῶμα ἀσώματον, ἢ τὸ ἀσώματον σῶμα (VI 1, 2.7-8) Plotino considera qui l’essere un corpo e l’essere incorporeo come se fossero due ‘‘differenze’’ che determinerebbero il comune genere della sostanza nelle specie della sostanza sensibile e della sostanza intellegibile. Il genere, in quanto tale, non sarebbe però né corporeo né incorporeo, altrimenti si identificherebbe con una della specie sussunte sotto di esso. Ma è impossibile che si dia qualcosa che non sia né corpo né incorporeo: quindi - questa è la conclusione sottintesa dell’aporia - la sostanza non può essere considerata come un genere unitario. » R. Chiaradonna (2002), p. 57.

48 qu’elle est attribuée au rationnel (l’humain) et l’irrationnel (le chien) ne saurait être ni rationnelle ni irrationnelle, sans quoi le rationnel serait irrationnel, et l’irrationnel serait rationnel. » En gros, cet argument consiste à remettre en question qu’un genre puisse contenir deux espèces qui se démarquent par une différence contraire (être corporel - être incorporel dans le texte de Plotin, être rationnel - être irrationnel dans notre exemple), puisque le genre en question porterait en lui-même une contradiction. Or, il ne nous semble pas que Plotin veuille aller dans une direction aussi radicale ; une position selon laquelle « animal » ne serait pas un genre et selon laquelle la méthode de division serait impossible, puisque chaque stade de division comporterait une

48 qu’elle est attribuée au rationnel (l’humain) et l’irrationnel (le chien) ne saurait être ni rationnelle ni irrationnelle, sans quoi le rationnel serait irrationnel, et l’irrationnel serait rationnel. » En gros, cet argument consiste à remettre en question qu’un genre puisse contenir deux espèces qui se démarquent par une différence contraire (être corporel - être incorporel dans le texte de Plotin, être rationnel - être irrationnel dans notre exemple), puisque le genre en question porterait en lui-même une contradiction. Or, il ne nous semble pas que Plotin veuille aller dans une direction aussi radicale ; une position selon laquelle « animal » ne serait pas un genre et selon laquelle la méthode de division serait impossible, puisque chaque stade de division comporterait une