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SECTION II : Plotin et les Catégories

2. Les apories de la substance des Catégories

2.2. Attributs contradictoires

La substance sensible et la substance intelligible ne peuvent pas être rassemblées sous un même genre : Plotin argue en effet qu’il est impossible que ces deux types de substance soient les espèces d’un même genre. Si c’était le cas, dit-il, « il y aura encore autre chose avant la substance intelligible et la substance sensible ; et cette autre chose, parce qu’elle est attribuée à l’intelligible et au sensible (ἄλλο τι ὂν κατηγορούμενον κατ' ἀμφοῖν)ne saurait être ni un corps ni un incorporel, sans quoi le corps serait incorporel, et l’incorporel serait un corps.98 » (VI, 1, 2.4-5). On aurait donc un genre (« substance ») au-dessous duquel les espèces « substance intelligible » et « substance sensible » ne pourraient pas être subsumées parce que cela voudrait dire que le genre devrait être à la fois corporel et incorporel, ces deux derniers termes étant les différences divisant le genre « substance » en deux espèces, substance intelligible et substance sensible. Peut-être que formaliser l’argument pourra le rendre plus clair : soient E1 « substance

97 « La formulazione scelta da Plotino è significativa. Essa non rinvia necessariamente all’esistenza di una classe di sostanze che non soddisfa il criterio Aristotelico. L’avverbio ἴσως lascia simplicemente aperta questa ipotesi. » R.

Chiaradonna (2002), p. 88.

98 « La sostanza - afferma Plotino - non può costituire un genere unico sotto il quale siano sussunte l’οὐσία intelligibile e quella sensibile (VI 1, 2.2-4). Un genere di questo tipo sarebbe un predicato comune delle sue due

‘‘specie’’. Esso dovrebbe dunque essere sovraordinato a entrambe, e, di conseguenza, non sarebbe in sé né un corpo né un incorporeo. Se così non fosse, infatti, il corpo sarebbe incorporeo, e l’incorporeo corpo: ἔσται γὰρ ἢ τὸ σῶμα ἀσώματον, ἢ τὸ ἀσώματον σῶμα (VI 1, 2.7-8) Plotino considera qui l’essere un corpo e l’essere incorporeo come se fossero due ‘‘differenze’’ che determinerebbero il comune genere della sostanza nelle specie della sostanza sensibile e della sostanza intellegibile. Il genere, in quanto tale, non sarebbe però né corporeo né incorporeo, altrimenti si identificherebbe con una della specie sussunte sotto di esso. Ma è impossibile che si dia qualcosa che non sia né corpo né incorporeo: quindi - questa è la conclusione sottintesa dell’aporia - la sostanza non può essere considerata come un genere unitario. » R. Chiaradonna (2002), p. 57.

48 qu’elle est attribuée au rationnel (l’humain) et l’irrationnel (le chien) ne saurait être ni rationnelle ni irrationnelle, sans quoi le rationnel serait irrationnel, et l’irrationnel serait rationnel. » En gros, cet argument consiste à remettre en question qu’un genre puisse contenir deux espèces qui se démarquent par une différence contraire (être corporel - être incorporel dans le texte de Plotin, être rationnel - être irrationnel dans notre exemple), puisque le genre en question porterait en lui-même une contradiction. Or, il ne nous semble pas que Plotin veuille aller dans une direction aussi radicale ; une position selon laquelle « animal » ne serait pas un genre et selon laquelle la méthode de division serait impossible, puisque chaque stade de division comporterait une contradiction.

De fait, Simplicius fait exactement la même remarque. Ainsi, il écrit :

And moreover, even if the primary substance is the genus of incorporeal and corporeal substance, they do not rightly contend, I think, that, if the principle is incorporeal, body is necessarily incorporeal too because it partakes of the primary substance; and that if the principle is body, the incorporeal is necessarily body for the same reason. For according to this argument, given that animal is the genus of the rational and irrational and of the mortal and immortal, the irrational will be rational or the rational irrational and the mortal immortal or vice versa. On the contrary, the genus transcends the opposite differentiae because it comprises both and because in virtue of its transcendent superiority it contributes to each in the way proper to each. For if corporeal and incorporeal are dividing of substance, and if rational and irrational are dividing of animal, but not constitutive (since nothing is constituted by opposites), it is clear that the genus exists prior to the contrast. (Simpl., in Cat., 77, 15-77, 26)

Porphyre, lui aussi, se frotte à une objection du même type dans l’Isagoge :

[L’animal] n’a pas toutes les différences opposées, sinon la même chose aurait simultanément les opposés, mais, comme le soutiennent [les philosophes], l’animal possède en puissance toutes les différences des [espèces] qui sont sous lui, mais aucune en acte. (11, 2-5)99

99 C. Luna (2001), pp. 795-804 offre un excellent panorama des différentes solutions qu’ont adoptées les commentateurs néoplatoniciens face à ce problème. Nous nous contentons ici d’en citer le résumé :

Le problème du rapport entre le genre et ses différences avait donc reçu les solutions suivantes :

(1) La solution péripatéticienne : Le genre contient toutes les différences en puissance et n’en contient aucune en acte. Cette thèse est attribuée par Porphyre à d’autres auteurs (ὡς ἀξιοῦσι, p. 11, 4), qu’Ammonius, Élias et David identifient aux Péripatéticiens. On peut donc croire que cette solution remonte à des philosophes antérieurs à Porphyre.

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Une solution pour sauver le raisonnement de Plotin, employée par P. Kalligas, est d’insister sur le fait qu’il dit que c’est ἄλλο τι ὂν qui doit être prédiqué des deux. Si donc quelque chose est un étant (τι ὂν), il doit absolument être soit corporel soit incorporel, et non pas les deux à la fois100. C’est aussi l’avis de M. Zambon : « Si la catégorie ‘‘substance’’ était le genre commun, dont l’intelligible et le sensible seraient les différences, ce genre ne devrait pas être corporel, ni incorporel, sous peine d’absurdité : un être corporel qui serait aussi incorporel ou un incorporel qui serait aussi corporel. Cette façon de poser la question confirme que Plotin interprétait les catégories comme des genres de l’être.101 » Comme le remarque P. Kalligas, les stoïciens avaient évité l’absurdité qui découle du fait de dire qu’un genre est à la fois corporel et incorporel en posant que le genre suprême n’est pas un étant : c’est un τι plutôt qu’un τι ὂν. Voici ce que nous rapporte Alexandre d’Aphrodise de cette solution stoïcienne :

Tu pourrais montrer ainsi que les partisans du Portique n’ont pas bien fait de poser le « quelque chose » comme genre de l’être, car s’il est quelque chose, il est évident que c’est aussi un être (εἰ γὰρ τί, δῆλον ὅτι καὶ ὄν) ; et s’il est un être, il devrait recevoir la définition de ce qui est. Mais ceux-là voudraient échapper à la difficulté en posant d’eux-mêmes la loi selon laquelle l’être se dit des seuls corps. C’est pour cette raison qu’ils disent que le « quelque chose » est plus général (τὸ τὶ γενικώτερον) que l’être, étant prédiqué non seulement des corps, mais aussi des incorporels opposition à la solution péripatéticienne, se compose de quatre arguments visant à montrer que le genre ne peut contenir les différences en puissance.

(3) L’opposition entre la solution péripatéticienne et la solution platonicienne a été surmontée par Ammonius, Élias et David de trois manières différentes :

(a) Ammonius : Les Platoniciens entendent parler du genre πρὸ τῶν πολλῶν [scil. ante rem], qui contient les différences en acte, alors que les Péripatéticiens se réfèrent au genre ἐν τοῖς πολλοῖς [scil. in re], qui contient les différences en puissance.

(b) Élias : Partant de la distinction de deux significations de « en puissance » (κατ' ἐπιτηδειότητα et κατ' ἐνέργειαν μὴ παροῦσαν) et de deux significations de « en acte » (καθ' ἕξιν et κατὰ προχείρισιν), Élias affirme que les Péripatéticiens parlent de « en puissance κατ' ἐνέργειαν μὴ παροῦσαν » et les Platoniciens de « en acte καθ' ἕξιν » et que, puisque ces deux significations sont compatibles, la thèse péripatéticienne et celle des Platoniciens finissent par coïncider.

(c) David : Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une solution de l’aporie, car David se borne à rapporter, avec approbation, l’opinion de ceux qui ont réfuté la tentative d’harmonisation faite par Élias. (Ibid. p. 801-802).

100 Nous reprenons ce raisonnement de P. Kalligas (2019), pp. 92-93.

101 M. Zambon (2002), p. 326, nous soulignons.

102 Nous employons ici la traduction de R. Dufour citée par L. Brisson (2008), pp. 276-277, n. 292..

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Peripatetics, who no longer had this option open for them.103 » L’argument de Plotin n’aurait donc rien de nécessaire, mais serait plutôt un argument dirigé uniquement contre les péripatéticiens. En réalité, Plotin produit un argument identique lorsqu’il passe en revue la doctrine stoïcienne des genres, insistant que quelque chose doit être soit un être, soit un non-être et qu’un genre ne saurait avoir en même temps être et non-être comme espèces (« τὸ τὶ τοῦτο ἢ ὂν ἢ μὴ ὄν ἐστιν εἰ μὲν οὖν ὄν, ἕν τι τῶν εἰδῶν ἐστιν· εἰ δὲ μὴ ὄν, ἔστι τὸ ὂν μὴ ὄν » : VI, 1, 25.8-9). J. Brunschwig va jusqu’à qualifier cet argument de préjudiciel, car il revient tout simplement à rejeter la doctrine stoïcienne selon laquelle τι est au-dessus de l’étant104. Il semble donc que l’argument que Plotin mobilise contre la substance chez Aristote n’est pas seulement polémique, mais reflète sa position réelle, position selon laquelle un genre ne saurait recouvrir à la fois le corporel et l’incorporel.