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SECTION I : Porphyre

3. Substance première et substance seconde

Qu’un platonicien convaincu comme Porphyre accepte et défende ce qu’Aristote dit au sujet des substances dans les Catégories ne va pas de soi. En effet, les Catégories affirment que « la substance (οὐσία) est ce qui se dit proprement, premièrement et avant tout ; ce qui à la fois ne se dit pas d’un certain sujet et n’est pas dans un certain sujet ; par exemple tel homme ou tel cheval » (5, 2a 11-14). Aristote fait donc des substances singulières les substances premières. En outre, déclare Aristote, « si les substances premières n’existaient pas, il serait impossible que quelque chose d’autre existe » (5, 2b 5-6)64. Par ailleurs, dans les Catégories, les espèces et les genres (par exemple : « humain » et « animal ») sont appelés substances secondes. Sachant que, dans le Phédon, 78d et dans le Timée 29c, Platon emploie οὐσία pour désigner les formes séparées du sensible, on peut bien se demander si les Catégories ne sont pas un traité

anti-64 On notera que, alors que la première citation employait le vocabulaire de la prédication, la deuxième emploie un vocabulaire ontologique.

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platonicien65. Par ailleurs, même sur le plan de l’exégèse strictement péripatéticienne, les thèses qu’avance Aristote ne sont pas sans poser de problème. Le sujet sensible particulier (tel homme ou tel cheval) est un composé de matière et de forme. Or, dans la Métaphysique, Z, 3, Aristote affirme que les composés ne sont pas premiers, mais postérieurs66.

Porphyre dissout ces problématiques en arguant que puisque, d’une part, les Catégories sont un ouvrage portant en premier lieu sur les mots en tant que désignant les choses et qui s’adresse aux débutants et que, d’autre part, les choses sensibles singulières sont les premières à être nommées et à être connues, il est normal qu’au sein de cet ouvrage les choses sensibles singulières soient appelées « premières ».

De ce point de vue, le désaccord sur la substance première semble n’être qu’un désaccord terminologique dû au contexte particulier des Catégories. Il y a tout de même des présupposés métaphysiques ainsi qu’une théorie de l’abstraction qui peuvent être dégagés des passages où Porphyre défend la terminologie employée par Aristote dans les Catégories : c’est vers l’exégèse de ces passages que nous nous tournons à présent.

Le questionneur du Commentaire aux Catégories de Porphyre interroge le maître pour savoir pourquoi ce n’est pas le genre qui est dit être substance première. En effet, les substances premières sont dites telles « parce qu’elles entraînent la suppression du reste sans être supprimées avec le reste (διὰ τὸ ἀναιρεῖν μέν, μὴ συναναιρεῖσθαι δὲ) » (90, 12)67. Or, si

« l’animal et l’homme entraînent la suppression de Socrate, sans être supprimés avec Socrate, ce

65 Cependant, Platon ne répugne pas à parler de substances corporelles (P. Hadot (1990), p. 137) :

Avec la substance (οὐσίας) indivisible et toujours la même et avec la substance divisible qui naît dans les corps (τῆς αὖ περὶ τὰ σώματα γιγνομένης μεριστῆς), il forma, en combinant les deux, une troisième espèce de substance (οὐσίας εἶδος) intermédiaire, laquelle participe à la fois de la nature du Même et de celle de l’Autre, et il la plaça en conséquence au milieu de la substance indivisible et de la substance corporelle divisible. (Timée, 35a, trad. Émile Chambry).

66Les commentateurs modernes ont recours, en général, à deux types d’explications pour remédier à ce genre de contradiction entre les Catégories et le reste du corpus : (1) dire qu’Aristote a évolué dans sa pensée (c’est la thèse développementaliste et (2) argumenter que les Catégories sont apocryphes. Les Anciens, eux, avaient plutôt tendance à voir l’ensemble d’une œuvre comme un tout unifié et c’est plutôt en insistant sur les skopoi distincts des différentes œuvres qu’ils dissolvent les contradictions entre elles. À ce sujet, voir L. P. Gerson (2005), pp. 78-79.

67 On peut donc tirer la règle suivante : si la suppression d’une chose x entraîne nécessairement celle d’une autre chose y, sans que la suppression de la chose y entraîne la suppression de la chose x, alors x est antérieur à y.

Porphyre emploie une règle similaire pour prouver l’antériorité de la substance sur l’accident : « si l’accident existe, nécessairement il y a substance, tandis que si une substance existe, il n’y a pas nécessairement accident. Donc, la substance est antérieure à l’accident. Par conséquent, la suppression est avec l’existence dans un rapport convertible.

En effet, ce qui entraîne avec soi la suppression d’une chose sans être entraîné par la suppression de celle-ci, est antérieur, tandis que ce qui implique l’existence d’une chose, sans être impliqué par celle-ci, est nécessairement postérieur. » (118, 26-119, 3) Cf. Métaphysique, Δ, 11, 1019a : « Il y a aussi l’antérieur et le postérieur selon la nature et l’essence ; sont, en ce sens, antérieures les choses qui peuvent exister indépendamment d’autres choses, tandis que les autres choses ne peuvent exister sans elles, selon la distinction usitée par Platon ».

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n’est pas Socrate qui sera substance première, mais les genres et les espèces. » (90, 24-26) En plus d’être, évidemment, platonicienne, cette priorité accordée aux genres ainsi que le langage utilisé par l’objecteur trouvent un écho chez Aristote. Par exemple, l’un des « tests » que relève Aristote pour savoir si l’on a correctement hiérarchisé une espèce sous un genre68 est de voir si

« l’ ‘‘espèce’’ est par nature antérieure au ‘‘genre’’, et si sa suppression entraîne (συναναιρεῖ) celle du ‘‘genre’’ : car il est admis que c’est le contraire qui doit avoir lieu » (Topiques, IV, 2, 123a 14-15, trad. J. Brunschwig)69. Dans ce passage, Aristote indique que c’est le genre qui est naturellement antérieur à l’espèce et que l’espèce est dépendante du genre puisque la suppression de celui-ci entraîne celle de l’espèce. L’objecteur du commentaire de Porphyre emploie donc le même verbe (συναναιρεῖν ; verbe qui est par ailleurs absent des corpus platonicien et plotinien), et ce, dans le même sens qu’Aristote.

Pour réfuter cette objection, Porphyre commence par souligner qu’il est fallacieux de tirer la conclusion que le genre animal est prioritaire par rapport aux individus du simple fait que la suppression de Socrate n’entraîne pas la suppression de l’animal, car Socrate n’est qu’un seul des individus composant le genre animal (90, 29-30). Ensuite, Porphyre distingue entre les humains κατὰ μέρος et les humains καθ' ἕκαστον (Bodéüs traduit les premiers par « hommes particuliers » et les seconds par « hommes singuliers »). Nous comprenons cette distinction, tout comme Bodéüs70, comme mettant en contraste les humains en tant que partie du genre animal (d’où la traduction « hommes particuliers ») et les hommes en tant qu’individus susceptibles de recevoir le prédicat « animal ». Or, c’est par la rencontre avec des individus singuliers que nous en venons à penser les prédicats communs à ces individus singuliers ; « ce sont eux, par conséquent qui portent la responsabilité de l’existence des choses prédiquées en commun (Ἃ δὴ καὶ αἴτια τοῖς κοινῇ κατηγορουμένοις ἐστὶ τοῦ εἶναι). » (90,34-91,1) Pour justifier ceci, Porphyre (dans un passage que nous avons cité en 4.1 de la section précédente) explique que c’est toujours en partant de la sensation de choses singulières que nous parvenons aux prédicats communs et que l’activité de la pensée transforme l’objet déterminé (τόδε τι) en une certaine qualité

68 Nous reprenons la notion selon laquelle les Topiques (et la dialectique en générale) offrent des tests pour vérifier l’appartenance de X au genre G de S. Menn (1995), p. 318 : « Dialectic helps by giving tests for whether G can be the genus of X ».

69 Aussi : « la suppression du genre et celle de la différence entraînent (συναναιρεῖ) celle de l’espèce, de sorte qu’ils sont antérieurs à l’espèce. » (Topiques, VI, 4, 141b 28-29, trad. Brunschwig) Ce verbe est aussi présent dans les Catégories, mais seulement lorsqu’il est question de la destruction mutuelle des relatifs (7b 19, 7b 27, 7b 28, 7b 37, 7b 38 et 8a 2). Les seules autres occurrences chez Aristote sont dans le livre K de la Métaphysique, dont l’authenticité est disputée.

70 Bodéüs (2008), p. 249, n. 3.

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(τοιόνδε). Or, puisque Porphyre vient d’affirmer que c’est de la sensation d’objets déterminés que se tirent les prédicats communs, il est juste d’affirmer qu’en l’absence d’objets déterminés, les prédicats communs disparaîtraient aussi. Il est donc juste d’affirmer que les substances singulières sont premières, puisque celles-ci étant supprimées, les substances secondes, c’est-à-dire les espèces et les genres qui leur sont prédiqués, sont supprimées aussi. Il est important de rappeler que :

si le propos de l’ouvrage [scil. les Catégories] est de considérer les mots significatifs et que ces mots au départ ont été appliqués aux choses sensibles (ἐπὶ τὰ πρῶτα τὰ αἰσθητὰ ἐπετέθησαν), puisque ce sont elles d’abord que nous rencontrons par la perception, alors ce sont elles aussi qu’Aristote a posées comme substances premières, conformément à son propos (ταύτας καὶ πρώτας ἔθετο ὁ Ἀριστοτέλης εἶναι οὐσιας κατὰ τὴν πρόθεσιν) : de même que les substances sensibles ont été nommées les premières (πρῶται αἱ αἰσθηταὶ κατωνομάσθησαν), de la même façon, par référence aux mots significatifs, il a posé les substances individuelles comme substances premières (πρώτας τιθεὶς τὰς ἀτόμους οὐσίας). (91, 7-12)

Ce passage pose une équivalence entre, d’une part, la priorité de l’imposition (le verbe ἐπετέθησαν fait évidemment référence à l’acte d’imposition, la θέσις) et de la nomination des substances individuelles et sensibles et, d’autre part, la priorité qu’accorde Aristote aux choses sensibles (on notera l’emploi, à deux reprises, du verbe τίθημι pour décrire ce que fait Aristote : il « pose » les substances individuelles sensibles comme premières, ce qui est analogue au fait de

« poser » en premier des noms pour les individus sensibles). Cette équivalence est justifiée par le propos (πρόθεσις) des Catégories.

Dans ce passage, Porphyre explique donc que les mots désignant les choses singulières sensibles sont les premiers à avoir été posés et, de ce fait, dans le cadre d’un ouvrage qui parle de mots significatifs, il est normal que les choses singulières sensibles soient dites premières. La leçon essentielle est que la manière dont Aristote emploie « substance première » et « substance seconde » n’est pas en contradiction avec les autres textes d’Aristote et n’entre pas non plus en contradiction avec le platonisme71.

Cela étant, ce que sont les substances secondes devrait apparaître clairement : puisqu’elles sont dépendantes des substances premières, c’est-à-dire sensibles et singulières, et qu’elles sont des universaux, il s’agit des prédicats que l’on tire de notre contact avec celles-ci. En effet, les substances secondes ne sauraient être les Formes platoniciennes (la Forme de l’humain, de

71 Évidemment, peu d’interprètes contemporains accepteraient une position aussi radicale. Elle nécessite de relativiser certains énoncés d’Aristote (comme celui selon lequel en l’absence de substances premières, rien d’autre n’existerait) à l’aune du skopos que Porphyre lui a attribué. Or, le texte d’Aristote lui-même n’invite pas explicitement le lecteur à relativiser ses énoncés.

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l’animal, etc.), pour cette simple raison que Porphyre ne croyait pas qu’Aristote s’était élevé jusqu’à ce niveau : « Aristote n'a envisagé que la forme immanente à la matière, et il a dit que cette forme est principe; Platon, puisqu'il a considéré en plus la forme séparée, avait introduit auparavant le principe exemplaire72 ». Les substances secondes ne peuvent donc être que les formes immanentes ou des prédicats abstraits de la rencontre avec les individus sensibles porteurs de ces formes. Il nous semble bien que ce soit la deuxième alternative qui soit la bonne.

Cependant, il est important d’aussitôt ajouter que ces prédicats et leur ordre (homme, animal, vivant, etc.) ne sont valides qu’en tant qu’ils sont identiques aux formes immanentes.

Ainsi, selon notre interprétation, les substances secondes du Commentaire aux Catégories de Porphyre correspondent à des termes mentaux abstraits des individus et peuvent, une fois acquises, les signifier. Dans les paragraphes qui suivent, nous étayerons cette position à l’aide de trois arguments appuyant la correspondance entre les substances secondes (les prédicats) et les formes immanentes (ce à quoi réfèrent les prédicats) et d’un argument sur la présence d’un langage mental chez Porphyre.

(1) Dans la section précédente de ce travail, nous avons cité plusieurs passages disant que les Catégories, bien que portant primordialement sur les mots significatifs, étaient aussi un traité sur les genres de l’être, puisque les mots significatifs signifient des êtres ; une classification des mots significatifs ne reposant pas sur une classification des êtres qu’ils signifient serait désuète.

(2) L’usage du verbe ἐπινοεῖν dans le passage du Commentaire aux Catégories qui décrit la formation des prédicats communs73 fait penser à un passage des Sentences où il est question d’abstraction de la forme immanente à la matière74. : « la forme appliquée à la matière, quand elle est conçue comme abstraite (ἐπινοῆται αποληφθὲν) de la matière [est incorporelle] » (Sentences, 42, 3-4). « Abstraire » (ἀφαιρέω-ῶ) est toutefois absent du passage du commentaire où nous croyons voir une doctrine de l’abstraction (90, 29-91, 5). On retrouve, en revanche, plusieurs prépositions (ἐξ, διά et ἀπό) qui sont utilisées pour dire que nous tirons les prédicats communs aux choses sensibles à partir de, grâce à et hors de celles-ci.

72 Simpl., in Phys. 10, 32-35) in R. Chiaradonna, (1998), p. 579. Cette citation exemplifie d’ailleurs pourquoi l’harmonie doctrinale qui existe, selon les néoplatoniciens, entre Platon et Aristote doit plutôt s’entendre comme une complémentarité qu’un accord complet.

73 « Il faut bien savoir au contraire que la substance individuelle, ce n’est pas un seul des particuliers, mais tous les hommes singuliers, dont se tire précisément la notion de l’homme prédiqué en commun (ἐξ ὧν καὶ ὁ κοινῇ κατηγορούμενος ἄνθρωπος ἐπενοήθη) » (90,31-33). On notera aussi que chez Plotin : « the contrast ὑπόστασις ἐπινοία, meaning extramental and mental existence, is clear. » (L. P. Gerson (1994) p. 15, n. 3).

74 R. Chiaradonna (1998) p. 584-585.

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(3) Dans son Commentaire aux Harmoniques, alors qu’il commente un passage sur le critère de la vérité, Porphyre dit que les Anciens (et il semble qu’il s’approprie leurs opinions) disaient que « la sensation est de la forme en tant qu’elle est dans la matière (τοῦ γὰρ εἴδους ἡ αἴσθησις καθ’ ὃ ἔνυλον) » (Commentaire aux Harmoniques, 11, 18-1975, nous traduisons) alors que « la raison sépare la forme de la matière (ὁ δὲ λόγος χωρίζων αὐτὸ ἀπὸ τῆς ὕλης) » (ibid., 11, 32, nous traduisons). Commentant toujours le même lemme, il offre un portrait du parcours par lequel les perceptions sensibles sont transformées en concepts universels76 par le biais de l’âme

« arrachant les formes de la matière (ἀποσπῶσαν αὖθις ἀπὸ τῆς ὕλης τὰ εἴδη) » (ibid., 13, 13, nous traduisons) ; nous en offrons ici un bref portrait, sans viser l’exhaustivité77. (i) Une première appréhension (ἀντίληψις) a lieu par la perception (ἀπὸ τῆς αἰσθήσεως)78. (ii) Une conception doxastique (ἡ δοξαστικὴ ὑπόληψις) reçoit l’appréhension, la nomme et l’inscrit (προσαγορεύουσα αὐτὸ καὶ ἀναγράφουσα). (iii) L’imagination (ἡ φαντασία) crée une image et, lorsqu’elle a vérifié sa précision, dépose la forme dans l’âme (τότε ἀπέθετο ἐν τῇ ψυχῇ τὸ εἶδος).

Ceci est une notion (ἡ ἔννοια) (iv) à partir de laquelle la condition de la science naît. (v) De là, l’intellect (ὁ νοῦς) peut parvenir à une vision soudaine et précise de l’être véritable (τὸ ὄντως ὄν)79. Nous suggérons de considérer que la « notion » (ἔννοια), qui est une forme déposée dans l’âme après que celle-ci ait été séparée de la matière, correspond à la substance seconde du Commentaire aux Catégories.

(4) L’existence d’un langage mental a déjà été établie dans la partie précédente de notre étude.

On remarquera seulement ici que le langage proféré, dans le De l’abstinence, est présenté comme un son signifiant les affections de l’âme (« προφορικός ἐστι λόγος φωνὴ διὰ γλώττης σημαντικὴ τῶν ἔνδον καὶ κατὰ ψυχὴν παθῶν » : III, 3, 2, nous soulignons). Or, les Catégories portent précisément sur les mots de première imposition, c’est-à-dire « les vocables simples significatifs (περὶ φωνῶν σημαντικῶν) en tant qu’ils signifient des choses » (58, 5-6, nous soulignons) et

75 La numération que nous employons est issue de l’édition de Massimo Raffa et Andrew Barker (2016).

76 P. Lautner (2015), p. 226.

77 De fait, il y a débat quant aux implications exactes du passage. C’est principalement sur A. Barker (2015) et P.

Lautner (2015) que nous basons notre reconstruction.

78 La perception, bien qu’elle trouve certes sa place dans la gnoséologie porphyrienne, n’est pas valorisée pour elle-même : « l’opinion selon laquelle l’homme passionné par la sensation peut avoir une activité orientée vers les intelligibles a conduit à leur perte bon nombre de barbares » (De l’abstinence, I, 42, 1, trad. Bouffartigue et Patillon).

79 P. Lautner (2015), p. 226 précise que l’ensemble du processus « presupposes that the reason-principle (λόγος) imposes forms on the material world. It is a necessary prerequisite to sense-perception if it is understood as reception of sensible forms without matter. The key moment in the process of acquiring empirical knowledge is the restitution of forms into the soul. »

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nous avons montré que les prédicats communs sont issus d’un processus abstractif fait par l’intelligence. Il semble donc parfaitement naturel de supposer que les prédicats communs sont les termes mentaux nécessaires à la prolation de mots significatifs. Accorder le statut de

« substance » à des prédicats communs peut sembler étrange. Ces prédicats sont spéciaux en tant que, contrairement aux neufs autres types de prédicats, qui « font voir, non ce qu’est le sujet, mais ce qui lui arrive d’une façon ou d’une autre (οὐ τὸ τί ἐστι τὸ ὑποκείμενον δηλοῦσαι, ἁλλὰ ἀλλῶν τί αὐτῷ συμβέβηκεν) » (92, 13-14), les espèces et les genres sont à même d’indiquer ce qu’est une – ou l’essence d’une – (τί ἐστι) substance première. La raison pour laquelle elles sont appelées « substances » tient au fait que, justement, ces prédicats dévoilent l’essence des substances premières80. Ainsi, c’est par référence au singulier qu’est appelée substance la substance seconde. Le concept acquis par le processus d’abstraction – la substance seconde – est le prédicat commun qui peut répondre à la question « qu’est-ce que c’est ? » ou « quelle est son essence ? » (τί ἐστι) parce que la forme correspondant au prédicat est une des composantes (avec la matière) de la substance singulière au sujet de laquelle nous avons posé cette question.

Au-delà des divergences qu’une étude détaillée pourrait révéler entre ces différents textes, il ressort de tout ceci que Porphyre établit un contraste entre les composés de matière et de forme que sont les substances premières, qui tombent sous les sens, et les substances secondes, qui sont extraites des substances premières par un processus gnoséologique qu’il présente de manière tronquée aux lecteurs de son Commentaire aux Catégories (qui s’adresse, rappelons-le, aux débutants). Selon la terminologie qui s’est imposée quelques siècles après Porphyre et qui s’est ossifiée durant la période scolastique, on peut dire que les substances secondes sont post rem, mais réfèrent à des formes qui, elles, sont in re81 : les termes sont calqués sur les êtres. La relation de signification « être dit de », qui a lieu lorsqu’il y a prédication d’une substance seconde à une substance première, est celle d’un concept universel signifiant une chose individuelle. Cette relation est possible pourvu que la chose signifiée possède en elle la forme

80 Suivant cette même logique, « l’espèce est davantage substance que le genre » (92, 38) parce que « si, en présence de la substance première, on veut expliquer ce qu’elle est (τί ἐστι), on fournira une réponse plus proche de la réalité en disant son espèce qu’en disant son genre » (93, 2-4). Lorsque la question « qu’est-ce que c’est ? » est posée en pointant Socrate, le mot « humain » signifie plus précisément la forme qu’a ce composé matière-forme, c’est-à-dire cette substance singulière, qu’« animal ».

81 Les universaux peuvent être classifiés selon une typologie tripartite : ante rem, in re et post rem. Les universaux ante rem correspondent aux Formes séparées, ceux in re sont les Formes incarnées dans des substances matérielles, ceux post rem sont les universaux abstraits présents dans l’intellect.

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correspondant au concept82. Cependant, la substance seconde, en tant que prédicat universel, n’a aucun rôle ontologique explicatif et ne remplace certainement pas les Formes qui, elles, sont ante rem83. Au contraire, l’existence des substances secondes est dépendante de l’existence de substances premières à partir desquelles l’humain peut extraire des concepts généraux qu’il peut ensuite leur prédiquer : rappelons que Porphyre a bien dit que les substances singulières sensibles sont les causes de l’existence des prédicats communs84 et, puisque qu’il considère que les substances secondes sont précisément ces prédicats communs (92, 12-16), alors les substances secondes sont nécessairement ontologiquement postérieures aux choses (post rem). En ce sens, il est parfaitement justifié de dire que « dans l’hypothèse où l’on supprime les animaux singuliers, il n’y aura plus non plus de prédicat commun qui s’applique à eux » (91, 4-5), c’est-à-dire que sans substance première, il n’y en aurait pas de seconde.

Il peut être surprenant que Porphyre, lorsqu’il explique le processus d’abstraction qui s’exécute sur les substances singulières sensibles, utilise le verbe « nous intelligeons » (νοοῦμεν) (91, 3-4) ainsi qu’une multiplicité de termes de la même famille85 alors qu’il dit que les substances premières dont il s’agit dans les Catégories d’Aristote ne sont pas les substances intelligibles (τῶν νοητῶν) (92, 14-17). Que pouvons-nous bien intelliger si ce n’est l’intelligible ? En fait, l’utilisation de termes dérivés d’intelligible (νοητόν) s’explique du fait que « l’intelligible se dit en plusieurs sens (τὸ νοητὸν ποσαχῶς λέγεται) » (Commentaire aux Harmoniques, 17, 5, nous traduisons). Selon le sens principal, ce sont des êtres totalement

Il peut être surprenant que Porphyre, lorsqu’il explique le processus d’abstraction qui s’exécute sur les substances singulières sensibles, utilise le verbe « nous intelligeons » (νοοῦμεν) (91, 3-4) ainsi qu’une multiplicité de termes de la même famille85 alors qu’il dit que les substances premières dont il s’agit dans les Catégories d’Aristote ne sont pas les substances intelligibles (τῶν νοητῶν) (92, 14-17). Que pouvons-nous bien intelliger si ce n’est l’intelligible ? En fait, l’utilisation de termes dérivés d’intelligible (νοητόν) s’explique du fait que « l’intelligible se dit en plusieurs sens (τὸ νοητὸν ποσαχῶς λέγεται) » (Commentaire aux Harmoniques, 17, 5, nous traduisons). Selon le sens principal, ce sont des êtres totalement