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SECTION II : Plotin et les Catégories

2. Les apories de la substance des Catégories

2.6. Un air de famille ?

Pour résoudre ces contradictions apparentes, Plotin tente de « sauver » Aristote en disant que la substance tire peut-être une certaine unité du fait qu’elle dérive d’un principe commun (ἀφ' ἑνός). Ainsi, Plotin écrit : « Cela reviendrait à dire que la famille (γένος) des Héraclides constitue une unité, non parce qu’il y aurait quelque chose de commun entre eux tous (οὐχ ὡς κοινὸν κατὰ πάντων), mais parce qu’ils viendraient d’un unique ancêtre (ἀλλ' ὡς ἀφ' ἑνός). C’est la substance intelligible qui vient en premier, et les autres choses viennent en second et sont inférieures. » (VI, 1, 3.3-5) Cette conception du genre est explicitement présentée comme une alternative à la recherche d’un κοινόν qui unifierait le genre, la tentative de trouver ce κοινόν ayant échouée pour les raisons susmentionnées (voir les parties 2.1-2.5 de la présente section). Le genre conçu comme une multiplicité provenant d’une même chose, à l’image d’une famille ayant un ancêtre commun, est l’un des sens du mot « genre » dans le livre Δ de la Métaphysique : « [le genre] est aussi ce dont les êtres dérivent, le principe qui les fait passer à l’être (τὸ δὲ ἀφ' οὗ ἂν ὦσι πρώτου κινήσαντος εἰς τὸ εἶναι) : ainsi, certains sont appelés Hellènes par la race (γένος), et d’autres, Ioniens, parce qu’ils ont, les uns, Hellen, les autres, Ion, comme premier géniteur

115 R. Chiaradonna (2002), pp. 77-78.

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(γεννήσαντος).116 » (Métaphysique, Δ, 7, 1024a31-24). Cette manière de comprendre le genre pourrait être la clé de voûte d’une harmonie entre Plotin et Aristote ; c’est d’ailleurs ainsi que Dexippe réconcilie ses deux prédécesseurs. Lorsqu’il réfute les apories soulevées par Plotin au sujet de la substance, après avoir dit qu’elles sont déplacées parce que les Catégories ne s’occupent que du sensible, il ajoute :

However, I do not think that we should sidestep thus a course of argument well suited to the present occasion, but rather take our start from the philosophy of Plotinus itself and set the present course of argument in the context of his overall position. For he postulates as one single genus of substance in the intelligible realm as being a common source of being to the incorporeal forms and thus bestowing being on the whole sensible realm and on the forms in matter. But if that is the case, and the first principle of substance extends the same through all, having a primary, secondary and tertiary level, in accordance to which it provides being to some primarily and to others in another mode – so if everything relates back to it as dependent on it (ὥστε εἰ πάντα ἀνήκει εἰς αὐτὴν ὡς ἀπ' αὐτῆς ἠρτημένα), then the sketchy account presented here can be seen as indicating also the first principle from which this has fallen into this lowest manifestation (ἀφ' ἧς εἰς τὴν ἐσχάτην ὕφεσιν αὕτη πέπτωκεν). (Dexippe, in Cat., 40,25-41,3, trad. J. Dillon)117.

Plotin fait une objection toute simple à cette conception. Si l’on dit que tout ce qu’Aristote appelle substance est substance du fait qu’il vient d’une même chose qui est suprêmement substance (tout comme les Ioniens viennent d’Ion), alors tout sera substance, car tout vient de la substance118 ! On ne pourra donc plus établir de distinction entre les diverses catégories ou genres de l’être. Cependant, Plotin ne semble pas entièrement satisfait de cet argument, puisqu’il le réfute aussitôt en disant qu’il est possible d’envisager que le type de consécution entre les substances est différent de celui entre les substances et leurs affections. Plotin lui-même introduit une telle distinction dans son traité VI, 3, mais celle-ci nécessite l’emploi de principes platoniciens. En effet, il écrit :

Et de façon générale, le blanc tient son être du fait qu’il se rapporte à l’être et qu’il est en lui. C’est de l’être auquel il se rapporte et en qui il est qu’il tient le fait d’être. L’être a l’être par lui-même, tandis qu’il reçoit du blanc la blancheur, non parce qu’il se trouve dans la blancheur, mais parce que la blancheur est en lui. En vérité, puisque, cet être qui se trouve dans le monde sensible n’a pas l’être par lui-même, il faut dire qu’il tient son être de l’être véritable, et qu’il tient sa blancheur du

116 Les Héraclides (l’exemple repris par Plotin) sont pris comme un exemple d’une des acceptions du terme γένος en Métaphysique, Ι, 8, 1058a 24. C’est d’ailleurs l’un des exemples choisis par Porphyre dans son Isagoge, 2, 7-13.

Dans son commentaire au livre Δ de la Métaphysique en 428.20-21, Alexandre d’Aphrodise ajoute l’exemple des Héraclides après celui des Ioniens.

117 Pour une analyse détaillée de ce passage, Hadot (1990) est la référence incontournable. R. Chiaradonna (2002), p. 260-266 entend montrer que la réconciliation de Dexippe n’est possible qu’en ignorant les présuppositions à partir desquelles s’érige la critique plotinienne de la substance aristotélicienne.

118 « Mais qu’est-ce qui empêche alors que toutes les choses formes une seule catégorie, car tout le reste, qui est dit exister, relève de la substance (Ἀλλὰ τί κωλύει μίαν κατηγορίαν τὰ πάντα εἶναι; Καὶ γὰρ καὶ τὰ ἄλλα πάντα ἀπὸ τῆς οὐσίας τὰ λεγόμενα εἶναι) ?» (VI, 1, 3.5-7)

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blanc véritable, étant donné que sa blancheur tout comme son être il les a par participation à ce qui se trouve là-bas. (VI, 3, 6.25-32)

On retrouve ici ce qu’Evangeliou a appelé la « double dépendance » ; la substance sensible dépend directement de l’être véritable alors que le blanc en dépend de manière dérivée119. D’ailleurs, en VI, 1, 3, Plotin accepte, au moins à titre hypothétique, cette solution ; mais il soulève aussitôt une autre objection. L’on demeure incapable « de saisir ce qui en elle [scil. la substance] est le plus important, pour en faire dériver de cela tout le reste des substances (ἵν' ἀπὸ τούτου καὶ τὰς ἄλλας) » (VI, 1, 3.9-10). Ici, il nous semble que c’est une critique que l’on a déjà vue : Aristote n’a pas défini ce qu’est la substance (cette absence de définition de la notion et de la nature de la substance sera d’ailleurs soulignée à nouveau dans la conclusion de ce troisième chapitre). La substance à partir de laquelle les autres dérivent étant inconnue, il est impossible de savoir que les dérivés sont des substances ; le τούτου dans ἀπὸ τούτου n’étant pas connu, on ne peut pas savoir à partir de quoi les substances sont substances et, donc, on ne peut pas délimiter ce qui est ou n’est pas substance. En somme, la critique de Plotin se base sur la négligence d’Aristote à l’égard d’un principe pouvant fonder et justifier sa division, principe qui appartient à un ordre d’êtres supérieurs à ceux auxquels il s’est cantonné dans les Catégories120.

L’éventail d’objections que soulève Plotin en l’espace de deux chapitres – totalisant à eux deux à peine une quarantaine de lignes – est impressionnant. Leur qualité est variable et certaines s’ancrent peut-être dans des débats qui nous échappent (nous avons cru, par exemple, voir à un moment une polémique avec Boéthos de Sidon), mais elles tournent autour des points suivants : (1) la substance ne peut pas être un genre qui s’étend à travers l’intelligible et le sensible, (2) même si la substance considérée dans les Catégories n’est que celle sensible, il subsiste un ordre de priorité dans ce genre – ordre qu’Aristote n’arrive pas à justifier – et (3) Aristote n’a pas suffisamment défini la substance, de sorte que l’on ne peut pas en faire un genre par référence à une chose ou vérifier la justesse du propre qu’il lui a attribué.

119 C. Evangeliou (1988), p. 147.

120 « L’ἀφ' ἑνός plotiniano, insomma, è inscindibile da una preliminare comprensione della sua origine in accordo con i princìpi adeguati: in breve, esso coincide con la dottrina dell’essenza intelligibile e della sua causalità.

L’ἀφ' ἑνός criticato in VI 1, 3, invece, prescinde da una simile comprensione prelimiare dell’essenza transcendente. » Chiaradonna (2002), p. 248.

57 traités apportent parfois des rectifications et des nuances à ce qui a été dit ailleurs121. Mais ici, comme dans le reste de notre étude, c’est ce que Plotin écrit dans le cadre de son interprétation des Catégories qui nous occupe.

C’est en VI, 3 que Plotin expose ses propres doctrines à l’égard de la substance sensible et, malgré les critiques qu’il a dirigées à l’endroit de la substance telle que conçue par Aristote, il n’est pas a priori exclu que Plotin puisse récupérer des éléments péripatéticiens dans un cadre platonicien lorsqu’il s’intéresse au monde sensible122. D’abord, il est important de dire qu’en VI, 2, Plotin a divisé le monde intelligible selon les divisions du Sophiste de Platon et que le premier genre de cette division est la substance et que, par ailleurs, à l’orée de VI, 3, Plotin nous avise

121 Par exemple, selon R. Chiaradonna (2002), p. 142-145, le traité II, 6 [17] représente une phase où Plotin accepte l’appareil conceptuel péripatéticien en relation à la substance sensible, alors que les traitées VI, 4-5 [22-23]

marquent un tournant : Plotin se rendrait compte de l’insuffisance des notions péripatéticiennes. On retrouve une remarque similaire chez L. Lavaud (2008), p. 107 : « Les traités VI, 1-3 [42-44] opèrent un changement d’orientation par rapport au traité II, 6 [17] en ce qui concerne la conception de la substance sensible. » Pour une tentative de reconstruction cohérente des thèses plotiniennes au sujet de la substance sensible et de sa constitution, à partir de l’ensemble des traités des Ennéades, on consultera P. Kalligas (2011).

122 L. P. Gerson (2005), p. 89, n. 69 interprète la première phrase du traité VI, 3 comme étant une déclaration d’harmonie entre Platon et Aristote. Voici le passage en question : « Nous avons exposé notre position sur la substance, et sur la manière dont une telle position peut s’accorder avec celle de Platon (Περὶ μὲν τῆς οὐσίας ὅπῃ δοκεῖ, καὶ ὡς συμφώνως ἂν ἔχοι πρὸς τὴν τοῦ Πλάτωνος δόξαν, εἴρηται). » (VI, 3, 1.1-2). L. P. Gerson pense que cette phrase résume les deux derniers traités et que la substance dont il est ici question est celle d’Aristote. Or, étant donné que les résultats de l’enquête sur la substance en VI, 1 sont négatifs et que Plotin a aussi parlé de substance en VI, 2, et ce, à partir des textes de Platon, il semble plus prudent de voir cette phrase comme une récapitulation du traité précédent seulement (VI, 2) et non pas des deux précédents (VI, 1 et VI, 2). D’autant plus qu’il n’a jamais été question dans le traité VI, 1 de rendre compte de l’harmonie entre Platon et Aristote, alors que le traité VI, 2 se termine par une interprétation du sens réel de ce que Platon n’a exprimé que sous forme d’énigmes au sujet de la substance (ᾐνιγμένως (VI, 2, 22.1) et Διὸ καὶ τοῦτο αἰνιττόμενος ὁ Πλάτωνεἰς ἄπειρά φησι κατακερματίζεσθαι τὴν οὐσίαν (VI, 2, 22.13-14)). L’évaluation que L. P. Gerson fait des traités VI, 1-3 semble avoir varié au cours des années : dans son livre sur Plotin, il n’hésite pas à décrire les traités VI, 1-3 comme une attaque contre Aristote (L.

P. Gerson (1994), p. 84), dans son livre sur l’harmonie entre Aristote et le platonisme il écrit que « With the qualification that the sensible world is an image of the intelligible world, Plotinus is open to acknowledging and employing the fundamental distinctions made in Categories » (2005, p. 89) et, quelques années plus tard, il écrit que

« Plotinus thinks that Aristotelian sensible substances fit badly into the metaphysical hierarchy of Platonism. He thinks they cannot be accommodated within the framework according to which the intelligible realm is prior to the sensible realm and constitutive of its explanation. In the next section, I consider Plotinus’s systematic account of Plato’s view of becoming, that is at the same time a criticism of Aristotelian substances. » (2013, p. 262-263).