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SECTION III : Comparaison entre Porphyre et Plotin

4. La substance

La différence entre la manière dont la substance sensible est traitée dans le Commentaire aux Catégories de Porphyre et dans les traités VI, 1-3 de Plotin saute aux yeux. D’abord, Porphyre dit sans équivoque que la substance première, dans le cadre des Catégories, c’est le composé de matière et de forme (88, 17). Chez Plotin, l’articulation des différentes choses qui ont été désignées comme étant « substances » à travers le corpus aristotélicien donne lieu à la longue série d’apories que nous avons restituée plus haut180. Entre l’acceptation enthousiaste de

180 F. A. J. De Haas (2001), p. 498 affirme que l’incorporation de thèses issues de la Métaphysique dans les traités VI, 1-3 est un signe que ces traités ne sont pas un commentaire sur les Catégories. Les problématiques qu’occasionne la notion de substance sont un bon exemple d’une telle incorporation. Cependant, s’il est clair que la conclusion de F. A. J. de Haas (c’est-à-dire : que les traités VI, 1-3 ne sont pas un commentaire aux Catégories) est juste, la justification est étrange. Porphyre, lui, fait un commentaire sur les Catégories et incorpore des thèses issues de la Métaphysique (la notion de matière et de composé, par exemple, est absente des Catégories). La tendance à la

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Porphyre et la problématisation – et l’éventuel rejet – de Plotin à l’égard de la substance telle que conçue par Aristote, il y a un monde de différences.

De plus, Porphyre ajoute plus loin que c’est par un concours de qualités (συνδρομή ποιοτήτων) que se distinguent deux substances premières appartenant à la même espèce (129, 8-11). Ceci rappelle inéluctablement le passage de Plotin selon lequel « la substance sensible est un certain conglomérat de qualités et de matière (ἡ αἰσθητὴ οὐσία συμφόρησίς τις ποιοτήτων καὶ ὕλης) » (VI, 3, 8.19-20). Deux traits distinguent toutefois le passage de Porphyre de celui de Plotin. D’abord, chez Porphyre, il n’est pas question de dire que ce concours de qualités, ajouté à la matière, produit une substance sensible : la forme demeure présente alors que chez Plotin, non.

Ensuite, dans le passage de Porphyre, il s’agit de savoir ce qui permet de distinguer deux substances sensibles l’une de l’autre (c’est-à-dire, ce qui rend deux choses différentes par le nombre, par opposition à différentes par l’espèce ou par le genre) : il s’agit donc de déterminer un critère d’individualisation des substances singulières. L’affirmation de Plotin, elle, participe d’une stratégie consistant à dépouiller la substance sensible de sa consistance ontologique et à la réduire à « une image de la substance véritable » (VI, 3, 8.32), à « un dessin, une apparence (ζωγραφία καὶ τὸ φαίνεσθαι) » (VI, 3, 8.36-37), qui se trace sur une surface « stérile (ἄγονον) » (VI, 3, 8.35) ; la substance sensible n’est qu’une image, un ensemble de pigments colorés (VI, 3, 15.35) sur une toile : bref, un conglomérat de qualités sur de la matière. En résumé, dans le cas de Porphyre, il s’agit d’une réponse au problème de l’individuation et il n’y a aucune trace d’une remise en question du cadre hylémorphique ainsi que de la distinction entre essence et accident, tandis que la position de Plotin émane justement d’une remise en question de l’hylémorphisme et d’un obscurcissement de la distinction susdite.

systématisation, qui est de plus en plus forte après le Ier siècle avant J.-C., fait en sorte qu’il est normal d’interpréter un traité à l’aune des résultats d’un autre traité. S. Fazzio (2004), p. 10 fait des remarques importantes sur les conséquences herméneutiques d’une telle systématisation qui tend à « fix and codify Aristotelianism into an established scholastic form ». La systématisation progressive du corpus du maître n’est pas unique à la tradition péripatéticienne : on l’observe aussi chez les médio-platoniciens. La littérature secondaire abonde à ce sujet. Pour une synthèse récente qui donne de nombreux exemples d’explications de « Platon à partir de Platon », on consultera F. Ferrari (2010). Sur les liens entre l’exégèse et la systématisation, l’article Testi e commenti, manuali e insegnamento: la forma sistematica e i metodi della filosofia in età postellenistica de P. Donini (1994) est une lecture incontournable. Quoi qu’il en soit, en tirant des thèses de plusieurs œuvres d’Aristote, Plotin ne fait pas autre chose que ce que font les autres exégètes : « Plotino fa proprio un motivo convenzionale dell’esegesi di Platone e Aristotele: l’idea che le tesi degli autori interpretati formino un sistema, un corpus dottrinale esplicito e coerente; le asserzioni contrastanti delle loro opere devono dunque essere interpretate in modo tale da risolvere le apparenti discrepanze. » (Chiaradonna (2010), p. 104.

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Par ailleurs, Porphyre accepte et défend l’affirmation d’Aristote selon laquelle : « si les substances premières n’existaient pas, il serait impossible que quelque chose d’autre existe » (Cat., 5, 2b 6-7). En effet, pour lui, la substance seconde est un terme abstrait qui, pour être acquis, ne peut se passer de l’existence de substances premières et les accidents, eux, sont toujours inhérents à une certaine substance première. La substance première est donc le socle ontologique à partir duquel s’érige la doctrine des Catégories. On retrouve certes quelque chose d’analogue chez Plotin en VI, 3, 6.25-32 où il est dit que le blanc est du fait qu’il est dans quelque chose, alors que l’être tient l’être de lui-même (propos auquel Plotin ajoute une rectification ensuite, puisqu’ici-bas l’être tient l’être de l’être véritable et non pas de lui-même : c’est ce que nous avons appelé, avec C. Evangeliou, la « double dépendance »)181. Toutefois, on remarquera que ce passage ne concerne que la relation entre une substance et ses accidents, alors que le cadre de Porphyre place aussi la substance seconde dans une relation de dépendance vis-à-vis la substance singulière. Ensuite, Plotin, au fil des deux chapitres suivants, reconfigure la dépendance entre la substance et ses accidents : « Mais s’il n’y a pas de substance sensible sans grandeur ni qualité, comment pourrons-nous mettre les accidents à part (πῶς ἔτι τὰ συμβεβηκότα χωριοῦμεν) ? Car si nous mettons à part les choses suivantes (Χωρίζοντες γὰρ ταῦτα), la grandeur, la figure, la couleur, la sécheresse, l’humidité, qu’allons-nous retenir comme étant la substance même? » (VI, 3, 8.12-16) Plotin conclut que, dépouillée de ses accidents, la substance sensible n’est plus que matière, d’où l’affirmation maintes fois citée qui fait de la substance sensible un conglomérat de qualités. Dans ce passage, l’existence de la substance sensible ne semble pas être envisageable une fois ses accidents séparés : la dépendance existentielle entre substance et qualité est mutuelle. Ainsi, bien que Plotin accepte sans doute que ce qui est dans un sujet (les accidents) « est incapable d’être à part (χωρὶς εἶναι) de ce en quoi il est » (Catégories, 2, 1a 25), il affirme aussi que la soi-disant substance sensible s’éteint lorsque nous la séparons (χωριοῦμεν) de ses accidents.

En outre, Plotin entretient un moment l’idée de diviser la substance en substance première et substance seconde, qu’il assimile au singulier et à universel (« τὸ μὲν καθέκαστον, τὸ δὲ καθόλου » : VI, 3, 9.21-22). Il va même jusqu’à suggérer que le particulier pourrait être considéré comme « premier » au sens de premier par rapport à notre connaissance (« Ἀλλὰ τὸ καθέκαστον πρὸς ἡμᾶς γνωριμώτερον ὂν πρότερον » :VI, 3, 9.38-39). Mais, outre le fait que

181 Voir supra p. 56.

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Plotin rejette cette division, un point important doit être souligné : jamais il n’est dit qu’il y a un lien de dépendance existentiel allant de la substance particulière à la substance universelle : la substance universelle est toujours envisagée comme celle étant supérieure. La substance

« seconde » dont il est question dans ce passage est une Idée (plus exactement, il est question de l’Idée de l’Humain). Inversement, chez Porphyre, qui distingue le particulier et le singulier et qui considère la substance seconde comme une entité abstraite, la substance seconde est bel et bien dépendante ontologiquement de l’existence de substances singulières sensibles. Cette dépendance est pensable à partir de la visée que Porphyre attribue aux Catégories : c’est parce que cet ouvrage porte primordialement sur la sémantique qu’il est possible de penser les substances secondes comme des termes abstraits. Nous avons plus tôt insisté sur les engagements ontologiques qui se dégagent du commentaire de Porphyre, et ce, malgré (ou peut-être faudrait-il dire : en vertu de) son caractère sémantique. Il est raisonnable de voir, dans le cas des substances première et seconde, une utilisation du skopos dans le but de diminuer les implications ontologiques de leur hiérarchisation dans le cadre des Catégories, qui subordonne l’universel au singulier. Toutefois, on pourrait aussi parler d’un déplacement des implications ontologiques, puisqu’une thèse abstractionniste ne va pas sans un certain nombre de thèses ontologiques, par exemple l’existence d’entités abstraites dans l’âme et l’existence de formes susceptibles d’être abstraites dans les substances singulières.