• Aucun résultat trouvé

Violence de la symbolique normative d’une justice qui condamne pour des situations qu’elle a elle-même construites

Chapitre II : Administrer l’illégalité

A. Traiter l’Urgence

3. Violence de la symbolique normative d’une justice qui condamne pour des situations qu’elle a elle-même construites

«La propagande anti-immigrés sert en même temps à stigmatiser et à criminaliser la pauvreté en culpabilisant la part du monde du travail qui n’est pas en mesure aujourd’hui, et ne le sera pas plus à l’avenir, à cause de la crise, d’échapper à la pauvreté» Basso (2016 : 178).

La violence de la symbolique normative conduit à condamner des manquements à la norma- tivité sociale française qui sont pourtant les produits de cette même violence. Il existe différents ni- veaux de coercition employés pour expulser une personne, la précarité sociale et financière servant de mesure. La décision d’attribuer une obligation de quitter le territoire avec délai de départ volon- taire, sans délai de départ volontaire ou avec placement immédiat en CRA dépend du jugement de l’agent interpellateur sur la qualité des «garanties de représentation» de l’étranger. Cette notion de «garanties» est assez floue, et concerne alternativement la détention d’une pièce d’identité natio- nale, la capacité de prouver la possession d’une adresse fixe, des liens avec des personnes de natio- nalité française, etc. Si cette catégorisation porte une part d’arbitraire, elle démontre aussi une logi- que de discrimination envers les plus précarisés. La capacité de démontrer son «intégration» inter-

vient dans la balance du jugement, or, la précarité des personnes illégalisées est avant tout liée à leur situation administrative. Ainsi, devant le JLD, l’évocation des conditions de vie est sous-tendue par une double contrainte et en conséquence le plus souvent gardée au secret. Lorsqu’exprimées, elles attirent la réprobation du magistrat et de la préfecture. La question des ressources comme du logement se posent comme des pièges car elles sont situées à la conjonction de plusieurs prescrip- tions juridiques : il est interdit à un étranger illégalisé de travailler et de se pourvoir d’un logement privatif (il est interdit d’employer ou d’héberger42 une personne illégalisée) comme il est interdit (et

surtout, très mal vu par les juges) de se maintenir sur le territoire national en étant «à charge» (sans domicile et sans revenus). Si une personne ne travaille pas, elle en sera discriminée par le juge qui la considérera «à charge». Mais si elle travaille, ce sera l’illégalité qui sera retenue : de l’employeur, qui engage des personnes sans titre de travail, de la personne, qui s’intègre dans un marché de l’em- ploi échappant au contrôle de l’Etat. Une personne ne pouvant justifier d’un entourage, d’une adresse locative (la préfecture stipulant que «la vie dans un foyer n’est pas une garantie de stabilité, puisque vous pouvez quitter le logement à tout moment») ne pourra jamais être assigné à résidence même s’il satisfait les autres conditions. Les audiences au JLD se présentent dès lors comme un dé- filé de dévalorisations de la vie des étrangers jugés :

Juge : Vous avez été notifié d’une OQTF sans délai le 5 février 2017. Vous avez alors indiqué être sans profession, SDF, célibataire, ayant «quitté votre pays à cause de la misère», sans document d’identité, je cite “je suis arrivé en France en voyageant en train par l’Italie. Je n’ai pas de parents, mes parents sont décédés”. Vous avez des frères et sœurs au pays ? Pourquoi il n’a pas de papiers d’identité ? Au pays il en a ? Au pays il y a des déclarations de naissance, en tout cas. Il vend quoi pour survivre ? Des cigarettes ?

M. Ben Khader - Je vends des légumes.

Juge : Des légumes. D’accord. Madame la Préfecture ?

La Préfecture : Monsieur Ben Khader n’a pas de résidence... Il est... comment dirai-je... sans ressources.

D’autres fois, une condescendance ouverte est affichée : L. Messaoudi demande une assignation à résidence. La Juge lui reproche de n’avoir pas de lui-même exécuté son OQTF. Il se justifie par le fait qu’il n’avait pas compris la mention sans délai. La juge lit à voix haute l’ordonnance, puis réplique : « Aux vu de ce que vous avez déclaré à la police, vous n’avez pas de domicile, donc vous n’avez pas d’affaires à ramasser, vous n’aviez donc rien à faire sur le territoire français et aucun avantage à obtenir un temps supplémentaire pour arranger votre départ. Vous n’avez pas compris

42 Cette affirmation n’est pas totalement vraie, le CESEDA interdit l’aide au séjour d’une personne «en situation

irrégulière» sauf «à titre humanitaire». Cette exception n’est pas toujours connue et son ignorance conduit les gens à dissimuler leur adresse pour ne pas causer de soucis à leur hébergeur.

l’OQTF, mais l’incompréhension n’est pas créatrice de droits». On comprend que les étrangers n’échappent pas à cette tendance plus large à réprimer les plus pauvres, isolés, marginaux, ceux qui n’ont pas l’agency pour se conformer à l’idéal social de l’«intégration». La répression prenant pour motifs des conditions créées par l’Etat est encore plus claire avec le cas de M. Lenovijk, interpellé puis interné au CRA de Lyon avant d’être transféré à Marseille. Son interpellation a eu lieu lors de l’expulsion de sa famille de leur logement social.

M. Lenovijk : La police est arrivée à la maison à six heures du matin. J’étais avec ma famille, on dormait, ma femme n’était même pas habillée, mes enfants dormaient. Ils sont arrivés et ils nous ont jetés à la rue. Là, ils m’ont arrêté.

Juge : Je comprends que cela puisse être violent, mais vous comprenez que ce n’est pas le su- jet de l’audience d’aujourd’hui. Vous faites l’objet d’un arrêté d’expulsion, c’est définitif. Tout ce que moi je peux faire, c’est vous maintenir en CRA ou vous assigner à résidence. Vous n’avez pas de solution de logement ?

M. Lenovijk : Si vous me relâchez, je trouverai un lieu.

Juge : Non, ça fonctionne à l’envers. Si vous pouvez justifier d’un logement, je vous relâch- erai.

M. Lenovijk : Ma famille et mes amis sont à Lyon, ils peuvent me loger. Juge : Non, il faut que ce soit à Marseille.

Dans ce cas, la situation de « sans domicile » de M. Lenovijk est doublement produite par l’Etat qui se servira de ce motif pour lui refuser la possibilité de l’assignation à résidence. Premièrement parce qu’il fut expulsé de son logement sans solution de relogement à la veille de la trêve hivernale, se- condement parce qu’il est victime d’un contexte particulier : dans la période précédant le démantè- lement de la Jungle de Calais un grand nombre de demandeurs d’asile ont été envoyés dans les CRA de la moitié nord de la France. Avec trente personnes interpellées à Lyon, il a été déplacé à Marseille, ville où il habitait et où des amis pourraient présenter les «garenties de répresentation» nécessaires pour sortir du CRA.

De la même manière, les relations familiales seront systématiquement discréditées comme des stratégies pour se maintenir sur le territoire, des «mariages blancs» ou des «enfants de papiers». L’incarcération a privé certains de vie familiale - et donc de la possibilité de remplir les exigences de la loi pour justifier de «l’entretien» de leurs enfants, pour d’autres c’est le statut de sans-droits qui fait que, par peur d’être identifié, ils n’ont pas reconnu leur enfant ou n’ont pas de «preuves» d’avoir participé financièrement ou matériellement à l’élever. Sans ces «preuves», ils ne pourront revendiquer les «attaches familiales» qui permettraient leur libération. A la commission d’Expulsion le 31 Mars 2017 :

Juge : «Vous êtes monsieur qui ? Vous allez sortir à quelle date ? Vous êtes célibataire ? Sans enfant ? (M. Cruz : ) Non, oui, j’ai des enfants. Où ? Dehors. Oui mais OU ? A Nice. Vous avez été incarcéré en octobre 2013 et condamné à neuf reprises pour des faits de natures diffé- rentes, j’en cite; agression sexuelle // j’ai jamais fait ça // Le préfet souhaite vous renvoyer dans votre pays d’origine (...) Bon, qu’est ce qu’on a sur sa personnalité ? Comment s’appel- lent vos enfants ? Quoi, vous les avez jamais vus ?

En prison je ne peux pas les voir ... »

Privé de sa liberté de circulation et incarcéré plusieurs mois avant la naissance de son fils, M. Cruz ne l’a jamais rencontré. Il sera cependant accusé de «ne pas entretenir son enfant» et en consé- quence «ne pas avoir d’attaches en France». Monsieur Mammeri également menacé d’expulsion après un an de prison, n’a pu voir sa fille, quand il explique devant le juge tenir la relation comme il le pouvait, en écrivant des lettres à sa fille depuis la prison, le représentant de la préfecture conteste : «Monsieur dit qu’il entretient des relations avec sa fille, ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il n’a en réali- té aucune preuve de l’entretien de cette fille, il ne l’a pas protégé, cette enfant française, ne l’a pas non plus accompagnée, cette enfant de nationalité française».

Outline

Documents relatifs