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Lorsque tous les intervenants sont dispensables

Chapitre III : Une Justice qui contrôle ou une Justice qui cautionne ?

B. Les limites du contrôle de la Justice

1. Lorsque tous les intervenants sont dispensables

A l’écart des lieux consacrés de la Justice, la banalisation des audiences des étrangers conduit à faire l’économie des juges (un seul à la place de trois, d’où la cocasse suspension de l’audience pour une délibération entre le juge et lui-même), voire parfois l’économie de l’avocat de la défense, d’interprète (ou présence d’un interprète qui ne parle pas la même langue que la personne), du re- présentant de la préfecture, voire même de l’étranger (qui refuse de se présenter, n’est pas en me- sure de se présenter parce quehospitalisé, ou parce qu’il est exclu par le juge). Les conséquences de l’absence de ces acteurs varie énormément selon leur fonction.

L’assistance d’un interprète pour les non-francophones est une condition légale sine qua none pour que la Justice tenue soit équitable. Mais il arrive fréquemment que des personnes soient au- diencées sans interprète ou avec un interprète dont ils ne partagent pas la langue. L’accès à un inter- prète à la première interaction avec les autorités (lors de la garde-à-vue ou la «retenue») est déter- minante pour la suite des démarches. Parfois la PAF a simplement copié les éléments inscrits sur les pièces d’identité des personnes dans les PV, mais cette opération de recopiage peut invalider le droit à l’interprète pour une personne dont on pourra soutenir qu’elle comprend le français, mais qu’elle le nie stratégiquement pour échapper au contrôle. Dans ces moments là, certains juges pour être bien compris, haussent la voix, parlent très lentement ou dans un français cassé. Ainsi à son au- dience, Youba Diallo ne cessera de communiquer son incompréhension :

Juge : Donc, Un départ est fixé pour l’Italie ... Vous avez compris ? Y. Diallo : No comprendez français ...

Juge (plus fort) : Les autorités françaises ont saisi les autorités italiennes, par la grâce du règlement européen, un accord implicite est intervenu. Vous êtes d’accord pour quitter la France ?

Y. Diallo : No comprendez français

Juge : Vous ne comprenez pas le français, bien, mais vous êtres d’accord pour repartir en Italie plutôt que dans votre pays d’origine ?

Y. Diallo : No comprendez français

Juge : Car il est possible que vous partiez dans votre pays d’origine ... Y. Diallo : No comprendez français

Juge : Bien, voulez-vous dire quelque chose d’autre ? Y. Diallo : No comprendez français

Juge : Bien, asseyez-vous. [...]

Juge : Bien, nous avons terminé avec les explications de la préfecture, maintenant, c’est im- portant [elle hausse la voix] : signez ici, je vous donne une copie. Voilà ! Vous. Avez. Com- pris. Le 13. Février. Vous. Retournez. Italie.

Amenez-moi le prochain ».

D’autres fois, ce sont des problèmes de diversité linguistique à l’intérieur des aires linguistiques47

auxquelles les personnes sont associées. Ainsi dans une audience de décembre 2016, l’interprète en kurde irakien décline son identité, prête serment mais déclare ne pas comprendre M.Farhadt. En effet, il apparaît que celui-ci parle un autre dialecte, iranien, du kurde, qui diffère du kurde irakien dont l’interprète est locutrice. Le juge argumente «comment ça, il comprend pas le kurde, il a un interprète kurde, le kurde, c’est le kurde». Lorsque l’avocat fait remarquer qu’il existe des dialectes kurdes très divergents, le Juge propose, que, « peut-être ce n’est pas grave que l’interprète ne comprenne pas, du moment où le retenu comprenne ». Or, il est impossible de s’assurer d’une telle chose. Finalement l’audience est annulée, M. Ferhadt sera libéré, restant sous la menace d’une OQTF dont il n’a ni compréhension ni connaissance. Le même problème se pose pour l’«arabe», qui regroupe un large panel de dialectes courant depuis le Maghreb jusqu’à l’Indonésie, embrassant l’ensemble du bassin sud de la méditerranée. Car si la majorité des pays où l’arabe est la / une des langues officielles professent une forme d’arabe littéraire proche du classique (souvent parlé par les

47 La liste d’experts-interprètes de la Cour d’Aix en Provence est à ce propos intéressant à étudier, elle a la particularité

de proposer des interprètes dans des langues qui n’existent pas. Ainsi, peut-on solliciter l’intervention d’un Monsieur Abdul Amarkhil interprète en «afghan». Or, si l’Afghanistan présente une grande richesse linguistique avec 22 langues officielles, l’«afghan» n’en fait aucunement partie, de fait, l’«afghan» n’existe pas.

interprètes en sus fréquemment de dialectes maghrébins), il est loin d’être garantie que cette forme de la langue soit parlée en telle forme par les ressortissants de ces nations. A d’autres occasions, il s’agit d’une pure mauvaise foi : à une avocate contestant l’absence d’interprète parlant une langue comprise par la personne, la juge rétorque que s’l se dirige vers l’Angleterre, il a tout intérêt à parler anglais, rajoutant «en général au Soudan on parle anglais et pas français n’est ce pas?». L’avocate, outrée, tente de regagner du terrain sur la logique : « C’est pas parce qu’on va en Angleterre qu’on parle anglais. C’est pas un critère juridique, “il veut partir en Angleterre donc il parle anglais”. Je suis partie en Russie et c’est pas pour autant que je parle russe... ».

En l’absence du représentant de la préfecture, on ne fait guère la différence , les agents administra- tifs œuvrant dans le service des éloignements ayant déjà préparé les dossiers, ces dossiers et réquisi- toires étant lus par le juge pendant la séance. L’absence de l’avocat de la défense peut avoir des conséquences radicalement différentes48. D’octobre à novembre 2015, le bâtonnier de Marseille se

met en grève et suspend la désignation des avocats commis d’office. Les retenus dans l’incapacité d’engager leur propre avocat (en débloquant les frais (de 600 à 1000 euros) ou en remplissant le tor- tueux formulaire de demande d’aide juridictionnelle) étaient invités «si [ils] le désirent à prendre dix minutes dans la salle des avocats accompagnés de deux policiers pour préparer [leur] dossier» (Juge V., 16 octobre 2015). Chose irréalisable dans une cour qui ne tranche que sur des éléments très techniques du CESEDA, le dossier lui-même, une quarantaine de photocopies rédigées dans la sèche langue de l’administration policière étant totalement incompréhensible pour les profanes. C’est une question de lucidité primaire d’admettre qu’il est impossible pour une personne d’assurer sa propre défense, lorsqu’elle maîtrise de manière approximative le français, ne connait pas l’objet de l’audience, ne sait pas ce qu’est un vice de procédure et de toute manière, n’a aucune connais- sance des textes de loi qui permettraient de reconnaître le vice et l’argumenter si par chance ils par- venaient à en déceler. Cependant, lors de cette grève, il ne sera nullement tenu compte du grief por- té aux étrangers. Plusieurs personnes refusèrent l’invitation à «préparer leur défense», expliquant qu’ils ne pouvaient lire le français et qu’ils ne sauraient pas comment s’y prendre. Les juges répon- dent «très bien» et amorcent les questions.

Salah Yacine fait partie de ces personnes audiencées à la hâte, sans avocat. La Juge explique qu’a lieu une grève des avocats, « Monsieur sera sans avocat mais peut consulter son dossier s’il le sou- haite ». Salah Yacine répond que ne pouvant lire le français, il aura du mal à consulter le dossier, mais qu’il connait sa situation, l’ayant vécu. La Juge répond, « très bien ». Et commence une série

48 Si on fait exception de la norme du désengagement des commis d’office qui de toute façon sont peu nombreux à travailler les dossiers, si on faisait une comparaison avec un idéal du droit à la défense, ou, au moins la pratique des avocats qui s’appliquent à défendre leurs clients.

de questions qui n’ont rien à voir avec l’objet de l’audience sur sa situation familiale, la durée de la présence sur le territoire, etc. Le propos de l’audience est enfin abordé «vous avez été interpellé lors d’un contrôle d’identité dans une zone bien définie» mais la juge ne définit ni la zone, ni la date, ni les conditions du contrôle d’identité. Salah Yacine déclare vouloir quitter la France, il était en route pour l’Allemagne où il souhaitait déposer une demande d’Asile, passé à Marseille pour récupérer de l’argent auprès d’une connaissance. Il demande à être libéré pour partir, il dit que dans les 24h, il aura pris un train et quitté la France. La représentante de la préfecture glisse une remarque, non tra- duite : «l’Asile en Allemagne, c’est pour les syriens». Puis poursuit, « Monsieur a un passeport en cours de validité, même s’il n’est pas aux mains de la préfecture », elle demande une prolongation de la rétention pour obtenir un laissez-passer du consulat algérien. La Juge réplique – « Après en avoir délibéré je n’ai pas d’autre choix que de prolonger la rétention. » Vingt jours. Signature de l’ordonnance.

Les audiences trouvent alors une qualité de pure «caution» démocratique, dépourvue de respect de la personne de l’étranger déportable. A la fin de l’audience, l’ensemble des travailleurs de la Justice se félicitent de leur «efficacité». Considérant du point de vue de la loi que l’absence d’avocat est un motif de libération de l’étranger, d’ailleurs fréquemment argumenté devant le JLD de Marseille, il est étonnant que les audiences puissent avoir lieu quand il n’y a pas d’avocat chargé de la défense. Son absence semblant suffire comme preuve de son absence. Seulement s’il n’y a pas d’avocat pour soulever l’absence d’avocat, il passe comme présent.

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