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Tenir : Un sens exister au monde, la douleur de l’immédiat, agir

Chapitre II : Entrer sur le terrain

B. Tenir : Un sens exister au monde, la douleur de l’immédiat, agir

«The only recognizable feature of hope is action» Grace Paley

L’enquête anthropologique m’amena vers des espaces étriqués, face à des personnes prises dans des formes de confinement spatiales et projectionnelles réduisant leur agency et leurs possibles. La réduction physique au peigne de la rétention s’étend à l’imagination tout en la figeant de l’impensable de ce pourquoi elle existe et tait à la fois : l’expulsion vers un lieu que l’on a choisi de quitter. Accepter là de jouer le rôle qu’il m’était demandé de jouer. Ecrire des lettres, transmettre des colis, accompagner ici ou là, raconter telle ou telle chose ou me taire, démarcher des administrations inconnues jusqu’alors, écrire encore des lettres à telle ou telle association défendant tel ou tel groupe et prendre les vents qui ne pouvaient ébourriffer leurs destinataires pris qu’ils étaient dans ces murs saumon écarlate. Accepter d’aller là où l’on m’invite et là où l’on m’envoyait. Là où l’on m’ouvrait des temps de partage, échanger des espaces, dans cette ville, pour obtenir lesquels j’avais les clés ou la langue. Boire des cafés et du soda, attendre des heures et des heures, grignoter des biscuits dans des salles collectives de foyers où il m’était interdit d’aller, pour prouver que j’étais digne de confiance, rapporter les paroles dans des brèves, les rencontres aussi, pour survivre. Nager aussitôt que vint le printemps pour exorciser tous ces «ballons» comme on les appelle, indignes même au nom de barques, blanches baudruches remplies de passagers et jetées à la houle qui allaient à l’assaut de mes nuits autant qu’on m’en contait les cauchemars.

Tenir c’est aussi construire, accepter les invitations, accepter parfois de suivre, les impulsions de la vie lorsqu’elles mènent hors du chemin que l’on s’est donné à tenir. Dans ces aventures-là, parfois, agir sur le vivant pour essayer de le transformer, peser tout son poids dans la balance pour chercher à la déstabiliser. Entrer dans le jeu de la discrimination. Dans les rencontres dans le centre de rétention, j’étais face à un quotidien de violence, la violence de faire d’un homme

«ce devant quoi la chair se rétracte (...) c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre (...) La force qui tue est une forme sommaire, grossière de force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante dans ses effets est l’autre force, celle qui ne tue pas; c’est à dire qui ne tue pas encore. Elle va tuer sûrement, elle va tuer peut-être ou bien elle est seulement suspendue sur l’être qu’à tout instant elle peut tuer (...) Du pouvoir de transformer un homme en une chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant28». L’empathie, le fait de pouvoir sentir

l’autre, se sentir avec l’autre ou voir dans le miroir que présente son visage celui de notre commune humanité, mène à ce que l’objectification subie et la souffrance qu’elle engendre ne me laissaient pas indifférente. L’impuissance, la douleur de la dépossession de soi, la douleur de devenir un seul dossier administratif à remettre en ordre. La plupart du temps, prendre cette douleur en mon dos, tenter d’en faire une carapace, envers le monde, la colporter et essayer de ce qu’elle m’empêche (pas totalement) de vivre, car il est un moment où on se dit - merde, ce n’est pas cette vie que j’ai à vivre, ce n’est pas dans ces injustices, dévorantes, que je peux me tramer un quotidien fait de travail, de minutieuses récoltes et comparaisons. Cela parait infiniment indécent. Nous sommes infiniment indécents et indécentes. Pourtant nous sommes. De là, tenir. De tenir à agir, une fine ligne, rester apprentie anthropologue, une lutte au quotidien. Une lutte de la langue : comment tenir une langue qui permette de saisir le monde sans le perdre la description fidèle à une volonté d’objectivité et de transparence. Marcher sur le fil de l’intégrité et la fine ligne de la traîtrise. Rendre, chercher à rendre, à obéir à cet impératif moral et imaginaire. Par ce que, toute apprentie anthropologue que je suis, j’ai besoin d’espoir. Un besoin immense, aride, un besoin de désert de la soif. Par ce que je tiens à l’espoir, et que je sais que parfois, il y a des choses que je peux faire pour l’empêcher de dépérir ...

Inventer. Dans un premier temps de retour au terrain, je m’étais interdit l’invention, mais peu à peu, je cédai, voyant également à quel point la posture «de récolte» d’informations pouvait être vécue comme une intrusion supplémentaire. Et que j’étais également sensible à cet insupportable. Ainsi, plusieurs sollicitations m’ont conduit à des travaux de collaboration dans des productions de discours - ou l’installation de dispositifs de prise de parole pour permettre le déploiement d’un discours privé d’espace. Ainsi, des moments de débat et de prise de parole publique, des dispositifs d’écriture collective ont pu être réalisés avec des exilés de Calais en CAO et le collectif al Manba. Un dispositif de «parloir sauvage» dans l’espace public à Marseille (sur la Cannebière et lors

d’événements dans le quartier de la Plaine) a été mis en place pour relayer la parole de retenus désireux de se faire entendre dehors. Concrètement cela consistait à installer un système d’amplification du son sur une place passante mais suffisamment calme pour permettre à ce que les passants s’arrêtent et se prêtent à la réflexion, téléphoner la ou les personnes internées souhaitant s’exprimer en public, brancher le téléphone dans l’amplificateur et après un temps de parole de la (les) personne(s) internée(s) ouvrir la discussion et à ce que les personnes sur la place posent des questions, débattent ensemble sur ce CRA et ce qu’il veut dire dans notre société. Si ce type d’initiative n’a pas de conséquences directes sur la situation (de la même manière qu’un mémoire d’anthropologie sociale), elle permet du moins une ouverture, une circulation de la parole confinée. Elle permet enfin de ce que des personnes suspendues dans le cloisonnement du CRA relient avec quelque chose de la société civile extérieure.

Chercher enfin à se défaire, à exorciser les émotions, à refiler les histoires, comme si leur partage pouvait sauver quelque chose en moi qui se perdait, écrire mille lettres. Tenir. Un des moyens pour tenir est issue de la problématique éternelle : s’agit-il de recueillir ou co-produire la parole ? Plusieurs projets collectifs spécifiquement concentrés sur le centre de rétention ou son aspect perceptible du profane (les audiences et les visites au parloir) ont tenté de répondre à cette question. De ces «chantiers collectifs» sont nés plusieurs ensembles de productions : une séquence de textes écrits à partir des témoignages des retenus, diffusés dans la fanzine «CRA!», un spectacle de marionnettes avec une interprétation théâtrale des textes directement tirés des audiences au JLD, une séquence de contes et plusieurs rendus publics. Le processus de travail collectif a été pour moi un lieu important de la compréhension des enjeux du sujet, ainsi que de la nécessité de travailler à la diffusion de la connaissance du fonctionnement de l’État en ces lieux. Permettant une mise en débat collective du sujet obscur de la rétention, les présentations publiques créaient un espace d’échange et de retours des personnes échappées du complexe rétentionnaire.

C. Vertiges

« Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même, amenaient un à un les morceaux de moi-même» Guillaume Apollinaire.

Le miroir. Reconnaître l’humain. Reconnaître les souffrances d’un exil indéterminé, du non retour, la dépossession de soi en prendre sa part d’obsession. Essayer de prendre du recul - de rendre compte des autres dimensions qui habitent ces frontières. Marcher dans les rues, étourdie, lire Jane

Sautière, éducatrice pénitentiaire dans une maison d’arrêt d’île de France, sentir le même vertige que lorsqu’elle dit «j’ai tant d’histoires de clandestins dans la tête que je ne peux plus me détacher de la situation. Je n’arrive plus à voir le monde hors des périls qui le peuplent. Je peux croire au pire, il arrive» (2003 : 22). Le désarroi de se sentir face à une machine, à une reproduction d’un même processus d’aliénation. Quand j’allais faire une matinée d’observations au TGI, il y avait cinq, dix, quinze personnes qui passaient, cela prenait en moyenne cinq minutes. En une heure, parfois moins, l’examen de toutes ces vies était bâclée, rendue, validée, écartée. Cela fait une sensation assez de perte, de perte du dicible, et même si l’on voulait suivre toutes ces personnes, ce ne serait pas possible, le lendemain il y en a huit autres qui passent, le surlendemain six ou neuf ...

Essayer d’élaborer en soi cette abstraction qui permet d’assister à mille douleurs et de se souvenir de ne pas tomber dans l’identification, que les prendre pour siennes est aussi une parade pour éviter de reconnaître que leur existence tient en partie de l’exercice de mes privilèges. Prendre mon par-dessus, et le poser, en sortant du CRA, comme si cela pouvait m’aider à enlever toutes les histoires de ma tête, croire que je n’arriverai jamais à le faire, que c’est impossible, me fustiger de mes incapacités anthropologiques. Colmater une distance progressivement, au soin des jours, chercher à l’établir pour pouvoir continuer à travailler, ne pas me fondre complètement dedans. Et puis, par le détour du hasard, lorsque des amis de l’extérieur sombrent à la «capture» (Bernardot 2012 : 177), une croissance de l’identification, et une ouverture sur la blessure, l’incommensurable de la chose, de l’impitoyable impossible. Se rendre compte de la distance qu’on a été capable de construire, alors qu’on y croyait pas, ou pas trop, qu’on pensait pas qu’elle était là. Se rendre compte dès lors qu’elle s’est imprégnée de tout l’environnement social, de toutes les relations, et que l’étourdissement qu’on ressent c’est que toute cette rauque distance accumulée et niée, précisément, s’est mise à hurler ...

La volonté de construction d’une barrière d’objectivité qui puisse m’offrir une «protection» face aux multiples formes de violence dont j’étais le témoin (et l’actrice) n’a jamais réellement fonctionné. L’aspect douloureux de l’empathie s’accentue lorsque des personnes rencontrées «à l’extérieur» étaient avalées par la machine de rétention. Si ces moments mettaient en évidence que, finalement, j’avais bien réussi à créer un minimum de distance stratégique, elles étaient aussi vecteurs de ma totale impuissance, de ma nudité face au monde, malgré des années d’enquête. Je me retrouvais alors dans la position d’un certain groupe de mes «enquêtés». «Proches des retenus». Dans un état de stress et d’angoisse élevés je me prêtais - comme les autres - au jeu de l’injustice, à mobiliser des réseaux pour accéder au moins à une information et un avocat décents, rassembler des montagnes de papiers et «preuves» diverses, des témoins, dossiers, des papiers encore et encore.

Tenter de ce que mon ami soit dans les 12%29 des personnes libérées par les Juges, désirer être du

«bon côté» de l’injustice. Faillir à la morale d’impartialité. La difficulté perçue dans cet aspect de l’existence au monde, qui s’imprègne dans la vie quotidienne et l’apparente absurdité d’une vie «extérieure» qui se poursuit, inexorablement et dans l’indifférence totale est source d’angoisses et de transferts multiples. La société devient impossible.

SECONDE PARTIE : LA FRONTIÈRE COMME PRODUC-

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