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Chapitre I : La capture Une spatialisation radicale de l’altérité

B. Vivre [sur] la frontière : humiliation et dépossession de so

3. Le rapt du temps

« C’est un présent impensable dans la durée. Parler du temps qui passe dans les camps est un sujet dérangeant : la vie durable, n’est pas supposée exister dans un espace hors des lieux; un moment hors du temps, une identité sans communauté et en cela gênante, innomable » (Agier 2002 : 93).

Une des expressions de la mise en frontière conséquente de ce « maintien à disposition de la préfecture » consiste en la privation de la possibilité d’organiser son temps. Le temps est écartelé, entre l’urgence et l’expéditivité des démarches administratives et judiciaires, et la dilatation des jours passés enfermés dans le couloir, sans savoir si il vaut mieux que cette période se termine (en sortir, rentrer dans la vie) au risque de se faire expulser. La durée de l’enfermement est vécu comme une véritable punition, doublée par l’humiliation d’être «innocent» sans que personne ne se prête à entendre cette innocence. Les dates des expulsions ne sont pas toujours communiquées aux personnes qui les subissaient ni leurs proches. Une tension permanante règne donc car personne ne sait pour sûr si l’expulsion aura lieu, et quand. Un des intervenants juridiques de Forum Réfugiés me décrit l’enfermement en CRA comme la «soumission à un rythme avilissant et une passivité totale», cela fait deux ans que Timothée travaillait dans le CRA de Marseille, et avait vu des centaines de personnes ployer sous ce poids du temps : « Tu peux rien faire, t’es tributaire de la police pour tout. Si la personne veut nous [Forum Réfugiés] aider à faire un recours elle peut pas forcément appeller sa famille pour faire ramener les pièces (...) Elle se fait ramener au Juge, c’est l’avocat qui prend la parole, etc. La passivité totale tue le sentiment de révolte ». Il comprend que l’association contribue à cette dépossession du temps, bien qu’étant lui-même soumis à l’urgence, et ne sachant guère comment il pourrait faire autrement : « dans notre métier propre, il n’y a rien qu’on peut faire face à ce sentiment d’injustice, donc quand on se retrouve face à quelqu’un qui est en colère, on essaye de le calmer, parce qu’on a peu de temps. Et peut-être quelquepart on reprime un peu le sentiment d’injustice, parce que on a une démarche explicative, alors on essaye de calmer les gens, et on leur explique de quelle manière la libération serait théoriquement possible. La pression du temps ne nous permet pas réellement d’écouter la personne ».

La suspension du temps est une caractéristique commune à l’ensemble des camps d’internement des étrangers, que ces derniers soient sur le modèle humanitaire de l’intégration (les « centre d’accueil » des demandeurs d’asile (CADA) ou «d’accueil et d’orientation (CAO)) ou celui de la repression (CRA, PRAHDA, DPAR). L’exclusion temporelle et spatiale de la mise en camp fonctionne comme exclusion du « nomos » compris comme la « loi ordinaire des humains » et le maintien dans un

espace liminaire dans lequel «leur existence se fonde sur la perte d’un lieu, auquel étaient attachés des attributs d’identité, de relation et de mémoire, et sur l’absence d’une nouvelle place sociale » (Agier 2012 : 55). Maintenu en circulation entre ces espaces, l’étranger qui cherche à trouver une manière de se régulariser se retrouve dépourvu d’accès à lui-même, « son identité sociale est mise entre parenthèses tant qu’il est confiné en zone de transit » (idem : 94), cette suspension est vécue comme une humiliation et une réduction de leur pleine existence d’Hommes. « It has been years and years of waiting, putting time away. I wish just to be able to stop, to build something and get on with life ». Hazem a quitté le Liban à 24 ans, maintenant il en a trente, six ans en Allemagne, débouté de l’asile à répétition, il avait recommencé et recommencé, présentant de nouveaux documents, racontant encore son histoire aux autorités françaises. « Mais personne n’écoute » alors que faire ? D’Allemagne il avait tenté Calais, pour tenter la traversée vers l’Angleterre, quand le démantèlement de la Jungle le ramena brusquement vers le Sud.

L’insistance sur «l’indispensable décence» des conditions de rétention et la nécessaire «hu- manité» des pratiques de refoulement - qui se doivent de respecter au moins formellement des prin- cipes d’un Etat de droit (Bernardot 2012 : 59) n’enlèvent rien à la réalité de la violence, de la contri- tion, de la dépossession de soi et de l’humiliation. L’incertitude du quotidien est génératrice d’une grande angoisse qui a des conséquences aussi sur la santé physique. Amine témoigne d’une claus- tration mentale «ça tourne en rond dans ma tête» les deux perspectives - d’être libéré avec un ordre d’expulsion ou d’être expulsé n’étant guère plus désirable l’une que l’autre. «J’en reviens pas, j’ai perdu dix kilos, je suis devenu si faible, j’ai l’impression de n’être plus le même. Au début, avec le stress, j’ai demandé des médicaments au médecin, des calmants. Je les ai pris pendant 7 jours, mais ça me rendait comme un légume, à regarder la télé sans rien comprendre. J’ai préféré arrêter de les prendre. C’est une drogue. On devient dépendant, et après : comment on fait quand on sort d’ici ?» (Amine, au parloir après 32 jours en CRA). Comme si un tabou pesait sur «l’après» de l’enferme- ment, les personnes m’en parlent peu, c’est évoqué, rapidement, puis le sujet glisse, je préfère ne pas insister. De manière périphérique la peur, le stress apparaissent, dans le recours aux médica- ments, dans la violence qu’on raconte des autres, les crises, les gens qui se mutilent pour essayer d’échapper à leur expulsion, les cris la nuit, les cauchemars, et ce qui peut arriver après l’expulsion. Privés de la possibilité d’agir sur la source de l’angoisse, nombreuses personnes cherchent refuge chimique à leur esprit dans les «calmants». Ceux-ci seraient la principale chose distribuée par les infirmières, mais on peut en doubler la prise en les faisant apporter de l’extérieur par des policiers ou par des proches. D’autres suspectent que des narcoleptiques sont dissimulés dans la nourriture servie au refectoire, aors il sarrêtent de manger, dégoûtés de ne même pas pouvoir contrôler ce qui entre dans leur corps. Puis ils reprennent. La distinction avec la prison ne rassure personne ici, cer-

tains affirment préferer rester en prison qu’arriver en CRA, tel Ahmed transféré directement depuis le centre de détention des Baumettes après 31 mois fermes «moi, j'aurais signé pour rester encore en prison jusqu'à l'été, pour pas passer une seule semaine ici. Je préférerais être en taule qu'ici (...) Pas de date de sortie. Perte de poids. Rien à manger. Rien à faire. Les pensées qui tournent toute la jour- née. Et l'angoisse, l’angoisse». Hussein, que j’ai rencontré dans le CRA est devenu un ami par la suite, mais sa période d’internement reste jusqu’aujourd’hui difficilement exprimable. On peut par- ler des conditions matérielles, il peut être très précis sur les temps, les cycles, ce qu’il voyait, les gens enfermés dans le même couloir que lui, la solidarité qui se dessinait, les tensions, mais parler de lui-même, de ce qu’il a vécu en ce lieu, reste tenu par le silence.

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