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Naturaliser le national, dénaturaliser le non-national : un discours idéologique

SECONDE PARTIE : LA FRONTIÈRE COMME PRODUC TION ET PRATIQUE DE L’ADMINISTRATION

A. La forme «Etat de droit» substitue les libertés par les droits

2. Naturaliser le national, dénaturaliser le non-national : un discours idéologique

Le droit a la particularité de créer une classification théorique, distribuant le vivant dans des statuts associés (assemblages différents de droits et de devoirs), puis de l’administrer par la bureau- cratie ou l’appareil judiciaire.

Institution socialement valorisée, la Justice est investie d’un fort pouvoir de légitimation qui forma- lise le système de délégation de la responsabilité constitutif au système démocratique. Ainsi, «les concepts juridiques, aussi «abstraits» soient-ils, véhiculent néanmoins une série de présupposés idéologiques ou plus généralement, de représentations mentales» (Loschak 1982 : 173) et intervien- nent pour transformer le monde. Le Droit est donc à la fois un produit idéologique et une réponse à l’idéologie dominante, opérant un rôle performatif sur les classifications sociales par l’institution de la Justice (Douglas 2004).

Dans les discours publics, véhiculés autant par les médias que par l’appareil judiciaire ou po- licier (Willen 2007) le lexique modèle la perception de l’étranger et est chargé de jugements de va- leur. Il influence «la façon dont on appréhende la réalité sociale, mais aussi la possibilité que l’on a d’agir sur elle par le biais des normes juridiques» Loschak (1982 : 172). Les déclarations paradig- matiques (telle «la France pays d’accueil et d’immigration») forment une cohérence théorique entre des pratiques souvent contingentes et controversées qui déplace la vision de la réalité vers une fic- tion qui la recouvre et la dissimule. Pour Sayad un «ethnocentrisme inconscient» sous-tend tout dis- cours sur l’immigré «atopos, sans lieu, déplacé, vulnérable», qui «n’existe, pour la société qui le nomme comme tel, qu’à partir du moment où il franchit les frontières et en foule les territoires, l’immigré “naît” en ce jour à la société qui le désigne de la sorte» (1991 : 18). De la même manière, l’«illégal», l’«étranger en situation irrégulière» naît le jour où il est repéré et marqué de son illégali- té par les institutions légitimes. Cependant, les termes d’«illégal», «irrégulier» ou «clandestin» po- sent la situation administrative comme émanation intrinsèque à la personne plutôt que résultat de politiques de gestion des populations. De ce fait, «la prise en charge et l’expulsion d’une catégorie de la population caractérisée comme marginale (oisive, déviante, anormale) active une frontière mo- rale qui appuie et justifie la frontière nationale lorsque celle-ci devient controversée (...) l’étranger expulsé est un étranger absolu, et son enfermement provisoire, une pratique anodine ne choquant aucune conscience» (Makaremi & Fischer 2012 : 224).

L’expulsion de l’étranger illégalisé consolide la fonction sociale de créer du commun par opposi- tion, une «pensée du dehors pour remplir le vide qui entoure tout concept essentialiste de l’identité» (Agier 2011). En effet, formuler un «problème de l’immigration» comme «problème identitaire» mettant en péril une «identité nationale» ou européenne, cela induit par opposition la notion d’une identité interne et concentre l’attention sur des questions d’identité territorialement fondée (en réali- té insaisissable) plutôt que sur la dimension politique de la «gestion différentielle des mobilités». Un des termes anglais qui traduit la notion de frontière révèle cette dimension du lien par opposition qui est au fondement de la notion de frontière : «boundary» vient du verbe «to bind», lier, «to bind or compel part of the outside to the inside» (Nail 2016 : 39). L’existence de l’un est intrinsèquement liée à l’existence de l’autre. La dimension sensationnaliste du lexique gouvernemental ou médiati-

que recourant à des métaphores comme «raz-de-marée32» «afflux33» «pression34» «avalanche» ou

«assaut», souvent accompagnées par l’adjectif «massif» (Gabrielli 2015 : 79) participe à consolider l’idée que la présence forcément incongrue de l’étranger «migrant» tient toujours de l’urgence, de l’anormalité, voire du siège. Mais cette tension d’uniformisation interne, exerce une double vio- lence sur le monde, autant envers ceux qu’elle exclut qu’envers ceux à qui elle intime une inclusion. Selon Levi-Strauss (1977) l’identité est «une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de se référer pour expliquer un certain nombre de choses mais sans qu’il n’ait jamais d’existence réelle». Ainsi pour Agier, toute institution ou entreprise visant la création d’une identité nationale, «prétend[ant] définir l’identité en faisant croire qu’elle est définissable» dénote d’un «totalitarisme» dont le «seul résultat et la seule vérification empirique» est de «faire exister l’«étranger» dans nos esprits et dans des politiques xénophobes» (2011 : 15).

Pour Bennani-Chraïbi & Fillieule (2003 : 65) «tout ordre établi tend à naturaliser son propre arbitraire». Les instances de pouvoir chargés de l’administration des étrangers sont impregnés de cette naturalisation de la différence, jusqu’au point de rendre justice dans des espaces distincts de ceux réservés aux nationaux. Dans ces lieux, la fatalité impregne jusque les juges, tel ce juge qui, interpellé sur l’illégalité des conditions d’arrestation de M. Lakhdouri, ignora totalement la plaidoi- rie de l’avocat, levant les yeux au ciel pour les refixer dans ceux de M. Lakhdouri «Monsieur, j’au- torise votre rétention. Il n’y a pas d’alternative. Vous n’avez pas le droit de rester ici. Vous n’avez pas de papiers. Signez ici». A la fin de l’audience, pendant que le public sortait, le juge s’expliqua devant l’avocat : «Qu’est ce qu’on peut en faire? C’est dans leur intérêt de partir, ce n’est pas une vie ce qu’ils vivent ici... ».

«When people feel that they cannot do much about the main elements of their situation, feel it not necessarily with dispair or disappointment or resentment but simply as a fact of life, they adopt attitudes towards that situation which allow them to have a livable life without a con- stant and pressing sense of the larger situation. The attitudes move the main elements in the situation to the realm of natural laws, the given and now, the most implacable material from

32 Pour donner exemple à cette formulation peu appropriée mais récurrente, l’article de Devecchio dans Le Figaro, 21/10/2014 «L’Europe ne peut pas faire grand chose devant le raz-de-marée de migrants», consulté le 12.11.2016. 33 Article du 6/06/2017 dans Le Monde «Un médiateur demandé par les associations face à l’afflux de migrants à la frontière franco-italienne».http://www.lemonde.fr/societe/article/2017/06/06/un-mediateur-demande-par-les- associations-face-a-l-afflux-de-migrants-a-la-frontiere-franco-italienne_5139520_3224.html, consulté le 6.06.2017. 34 Article de J.M. Leclerc paru dans le Figaro du 20.04.2017 , «Migrants, la pression monte au nord de Paris» http:// www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/04/20/01016-20170420ARTFIG00329-migrants-la-pression-monte-au-nord-de- paris.php, consulté le 25.04.2017.

which a living has to be carved. Such attitudes, at their least adorned a fatalism or plain ac- cepting, are generally below the tragic level, they have too much of the conscripts’ lack of choice about them» (Hoggarth 1970 : 74).

La distinction radicale de l’autre-étranger est enracinée dans l’institution même du langage et sa charge symbolique qui circonscrivent la manière dont nous pouvons penser l’autre. Car penser

le national comme naturel35 place l’action administrative de naturalisation ou d’expulsion de

celui qui demeure irréductiblement étranger comme une mise en cohérence de l’identité juri- dique avec l’état de résidence, là où l’étranger demeure fondamentalement non-naturel. Cette

construction performative du langage fut au centre de l’analyse de Shahram Khosravi pour qui la sémantique de la naturalité du national est révélatrice de la pensée naturaliste sous-tendant la rela- tion entre l’individu et le territoire dans la structure politique de l’Etat-nation. «The nation-state sys- tem is based on the functional nexus between a determined localization (territory) and a determinate order (the state), a nexus mediated by automatic regulations for inscription of life, individual or na- tional. In the nation-state system, zoë, naked biological life, is immediately transformed into bios, political life or citizenship. The link between life/birth and the nation becomes obviously natural- ized in language. The terms for “native” and “nation” have the same latin root as does the word for birth, nascere» (Khosravi 2011: 2). Traverser les frontières devient alors une action contre nature, pathologique en ce qu’elle présente une rupture de l’ordre établi. La dimension botanique récurrente souligne cette sémantique, ainsi se réfère-t-on en anglais comme en français à l’exil comme déraci- nement, soit la condamnation à flétrir et périr. «In conventional terms, i had been “uprooted” : con- demned to wither» (Khosravi 2011 : 24).

«What is left today of what we thought was a migrant?» demande Manuela Bojadzjiev36 citant

le cas de l’Allemagne qui distingue 59 statuts différents d’étranger. Reste-t-il toujours pertinent de tout rassembler sous une même dénomination ? La loi ne définit pas de statut au «migrant», seule- ment celuielle d’«étranger» qui à son tour est fractionné dans une multitude de statuts extrêmement hétérogènes, hiérarchisées en fonction de critères relatifs à l’individu (âge, sexe, profession, etc) ou résultant des relations diplomatiques entretenus par la France avec son pays d’origine. Au cours d’une même biographie, l’étranger peut être mené à changer maintes fois de statut. La possibilité d’une circulation entre différentes catégories (migrant, demandeur d’asile, clandestin, travailleur immigré, époux de français, etc) fait défi aux efforts de créer des catégories d’exonymie. Pour Mi-

35 «Ne dites jamais: «c’est naturel» afin que rien ne passe pour immuable» (Brecht 1937). 36 Séminaire LabexMed du 11/03/2016.

chel Agier la seule chose qui rassemble toutes ces catégories est le régime d’exception qui caracté- rise les espaces qu’ils traversent, «pour un temps mis dehors du nomos, hors de la loi ordinaire des humains. Leur existence se fonde sur la perte d’un lieu, auquel étaient attachés des attributs d’iden- tité, de relation et de mémoire, et sur l’absence d’une nouvelle place sociale» (2002 : 55).

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