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Effets de la pression du temps et de la perte des repères : un sentiment de leurre

Chapitre II : Quelle Justice ?

A. Effets de la pression du temps et de la perte des repères : un sentiment de leurre

1. Les recours juridiques : difficultés à comprendre très vite un système complexe

La rupture par le CRA et l’opacité de la structure sont telles qu’elle induisent chez certaines personnes une perte complète de repères pendant les premiers jours d’internement. Or, c’est juste- ment dans ces premiers jours que doivent être réalisées toutes les démarches juridiques qui pour- raient conduire à une libération, mais «sous le choc», beaucoup d’entre elles «ratent cette dernière chance» (Gilda, juriste à Forum Réfugiés). Pour Gilda, cette précipitation, outre la violence psycho- logique qu’elle déploie sur les personnes effectue un tri entre ceux qui ont les moyens psychologi- ques, l’expérience ou le soutien extérieur pour leur aider à comprendre ce qui se joue, et ceux qui restent désorientés pendant ces cinq jours cruciaux : «Il faut un temps pour réaliser ce qui arrive, réaliser le barrage que ça impose, d’être là. Un temps pour se refaire des repères [...] c’est dans cette période [pour faire les recours] que les gens sont encore complètement bouleversés et n’arrivent pas à se répérer. Il faut imaginer, c’est pas compréhensible, de l’intérieur, t’as les histoires de chacun, les interprêtations des histoires de chacun, des fois t’en as qui sortent, t’en as qui sortent pas, tu comprends pas. C’est pas forcément rationalisable, non plus, d’être privé de liberté alors que t’as rien fait... Y a une grand confusion, parceque, au fond, ça dépend aussi de ce que tu as pu compren- dre auparavent du système français, qu’est ce que c’est que cette énorme machine administrative ». Le climat interne au « peigne » où se trouve la personne joue beaucoup, car c’est essentiellement entre les personnes enfermées que s’élabore le savoir sur la situation et les stratégies plus efficaces à adopter, ce qui peut faire développer comme des «cultures» propres aux «peignes» qui developpent des manières d’agir semblables. Ainsi des périodes des méfiance parmi les personnes confinées dans

certains couloirs peuvent bloquer le travail de l’association ainsi que l’accès recours juridiques pour les personnes concernées. Les expulsions et les libérations se succèdant, ces cultures évoluent au fil des mois. Pour Timothée de Forum Réfugiés, c’est un véritable défi qui se met en place « Il faut que la personne comprenne les enjeux, prévienne des personnes à l’extérieur pour qu’elles lui apportent les documents nécessaires. Parceque si il y a personne dehors, à moins qu’il y ait une erreur vrai- ment grossière au moment de l’interpellation, c’est quasiment impossible de s’en sortir, même si les arguments sont là ». Ainsi pouvons nous penser, dans la continuité de ce que Camille Hamidi et Ni- colas Fischer décrivent par rapport aux politiques migratoires de façon plus large, que dans le CRA, le «tri» ou la mise en frontière qui s’opère se joue sur des critères de «capital social» et de compré- hension des requis implicites pour accéder au droit : «L’environnement social du [«retenu»] est plus que jamais décisif : il lui faut d’emblée disposer lui-même du capital social nécessaire pour savoir [à qui] s’adresser mais aussi pour parvenir à rassembler les documents indispensables pour étayer son recit devant l’administration» (2016 : 62).

2. Le passage devant la Justice comme performance de la rupture

Pour les personnes qui accordaient leur confiance à la Justice française, le passage devant les multiples tribunaux prend la forme d’une succession de dégradations et de débasements, comme autant de performances de leur destitution. Ainsi, lorsque nous nous rencontrons la première fois, avant son passage devant le Juge des Libertés et de la Détention, Thomas (demandeur d’asile origi- naire de la Côte d’Ivoire soumis à une expulsion vers l’Italie) dit être confiant « ça va, j’arrive bien à me défendre, je sais parler, mon histoire je vais leur raconter, ils vont l’entendre et ils vont com- prendre. C’est simple, j’ai mon droit, ils ont pas compris, mais j’arriverai à l’expliquer ». La con- fiance qu’il exprime dans les institutions françaises se mesure à la méfiance qu’il a dans celles de son pays d’origine, et persiste malgré l’expérience de la rétention qu’il pense comme une «erreur» dont il est victime. Dans le cas de Bogdan, qui se retrouve de façon relativement récurrante, sa pen- sée s’allie à la pensée nationaliste qui s’étend jusque dans le CRA selon laquelle «il n’y aurait pas assez de place pour tout le monde», l’excédent de population étant, bien sûr, toujours pensé comme étant chez les autres. Il est rare cependant que cette confiance résiste aux audiences, si parfois elle survit à la première comparution devant le JLD, il est rare qu’elle résiste aux refus cumulés de la Cour d’Appel, le Tribunal Adminstratif, l’OFPRA pour la demande d’asile, etc. Pour Husseyn, éga- lement demandeur d’asile, originaire du Soudan, interpellé peu de temps après son arrivée en Eu- rope, le désenchantement prit le même chemin que celui de Bogdan : « ce que tu apprends, au fur et à mesure que tu restes là, c’est que c’est le premier juge qui décide. Après tout le reste, ils disent la même chose. Donc si le premier il te dit que tu dois être déporté, c’est fini, le reste ils vont dire

tous pareil ». Les étrangers ressortent de ces audiences avec un sentiment d’abus, et de s’être fait «leurrer» par une promesse qui s’est révélée creuse. La passivité des avocats est source de frustra- tion dans un contexte où il est interdit à la personne de s’exprimer elle-même, elles sont contraintes de passer par des avocats qui restent muets : « Quand je suis passé devant le juge, c’était avec une avocate commis d’office. Elle a rien dit. Rien. Pourtant elle avait des choses à dire, on avait fait un dossier, elle a rien dit. Impossible cette avocate. Après le juge je suis allé voir Forum Réfugiés et le pire c’est qu’ils m’ont dit qu’il y avait rien à faire. Y avait même pas moyen de faire un recours par- ceque l’avocate avait rien dit. Si elle a dit, “c’est son passé qui le suit”. Qu’est ce que ça veut dire ça ? Qu’est ce que tu peux faire avec ça ? Alors on a fait une requête devant le JLD, ma femme elle comprenait pas trop, pourquoi on faisait une requête et pas un appel, mais là c’était pareil, défendu par un avocat qui disait rien, alors il s’est rien passé. Tout dépend de l’avocat. Si t’as un bon avocat, ça passe, si t’as pas un bon avocat, t’a pas de chance» (Khader, au parloir du CRA). Un dernier es- poir réside dans le fait d’engager son propre avocat, lorsque les personnes ont les moyens ou le sou- tien extérieur qui puisse réunir la somme exigée. « Là lundi, j’engage mon propre avocat, c’est cher, mais au moins il te défend. Si ça continue comme ça, ce sera trop tard » (Khader). Cependant, avo- cat payé ou commis d’office, lors de l’appel sur la décision du JLD, la magistrate président à la Cour d’Appel d’Aix ne considère légitimes que les arguments qui ont déjà été soulevés et défendus devant le Juge des Libertés et de la Détention (et ce, à sa propre initiative).

3. Lorsqu’il est impossible d’apprendre de l’expérience

Au sentiment de ne pas être écouté, s’ajoute une incompréhension persistante sur les causes de libération de ceux qui sont relâchés par les Juges, ces libérations reposant sur des erreurs commis dans les procédures, elles défient les logiques de rationnalité biographiques. Ainsi, certains peuvent être libérés sur des «détails» de durée excessive de garde-à-vue, de numéro de la voirie où a eu lieu l’interpellation, de privation du droit de téléphoner pendant la garde-à-vue, alors que d’autres qui exposent des motifs d’attachement à la France beaucoup plus fortes sont expulsés. Et ce d’autant plus que, depuis l’intérieur du CRA où les personnes échangent les expériences et les probabilités d’être libérés, ce qui marche pour un ne marche pas pour l’autre, et guère de leçon ne peut être tirée de l’expérience. Le sentiment d’arbitraire et d’injustice ne font qu’accroître. Cette situation, résol- vant de l’impératif juridique dans les contentieux liés à l’expulsion des étrangers de ne pas considé- rer les histoires personnelles mais de ne prendre en compte que des technicités du droit est vécu comme une humiliation supplémentaire, car elle se fonde effectivement sur un déni de la personne, tout en réifiant par la-même la légitimité de la loi.

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