• Aucun résultat trouvé

La circulation entre différents régimes d’encampement

Chapitre III : Le Corps-Frontière

C. Corps déplacés Quelle sortie du CRA ?

3. La circulation entre différents régimes d’encampement

Si nous comprenons les Centres de Rétention Administrative non plus comme des dispositifs distincts, mais bien comme une expression de la «forme-camp» conceptualisée par Agier, nous sommes plus à même de comprendre la manière dont certaines catégories de personnes qui y sont confinées vivent ce passage. Pour Agier (2012) le «stationnement» ou «l’enfermement», toujours présent à des degrés variables n’est cependant pas la logique centrale des camps, qui seraient plutôt une logique de filtrage ou de «sas» visant à reprendre le contrôle sur les trajectoires, les freiner, en reprendre le contrôle, voire les réorienter. Ainsi ces espaces permettent l’organisation du passage entre deux pays ou à l’intérieur du pays entre ceux qui auront «droit» de rester et de voyager sur le territoire et ceux qui seront privés de ce droit. Ainsi, pour de nombreuses personnes dont le voyage jusqu’en France fut effectué sous le sceau de la clandestinité, l’enfermement dans le CRA est une forme de détention parmi maintes autres subies pour en arriver là. Si l’objectif d’expulsion est clair dans le CRA, cette éventualité était aussi présente dans les autres formes de détention, certaines personnes ayant subi plusieurs expulsions (depuis la Turquie, la Lybie, la Bulgarie, Hongrie, etc, avant d’arriver jusqu’au CRA). Toutes ces détentions sont perçues comme arbitraires puisque les personnes qui les subissent s’orientent vers l’Europe avec la certitude de venir y trouver un droit (qui parle d’asile, de travail, de famille, d’éducation). L’empiétement de cet objectif est donc nécessairement vécu comme une violence et un exercice de l’arbitraire (puisqu’à chacun des «sas» décrits par Agier, une part des personnes arrive à continuer). En témoigne le parcours de Khaled, demandeur d’asile rencontré au centre de rétention en février 2016, alors qu’il était soumis à une expulsion vers l’Italie.

Khaled avait quitté le Soudan en 2015, suite à une incarcération arbitraire par la police politique soudanaise au cours de laquelle il fut victime de tortures physiques et psychologiques. Libéré, il s’enfuit vers la Libye. Durant la traversée du désert, il fut une seconde fois séquestré, cette fois par des passeurs libyens exigeant une rançon. La rançon payée, il travailla plusieurs mois pour pouvoir payer le prochain passage. Son bateau fut intercepté en Méditerranée par les garde-côtes italiens qui le transfèrent au hotspot de Lampedusa, où il subit une troisième détention d’une dizaine de jours, avant d’être acheminé jusqu’à un commissariat d’une ville du nord de l’Italie. Au commissariat, les rescapés étaient soumis à une identification par prise d’empreintes. Sachant que «les empreintes»

allaient le retenir en Italie, Khaled refusa l’identification. Ceux qui refusèrent furent enfermés dans une cellule (quatrième détention), privés de nourriture et d’eau jusqu’à ce qu’épuisés, ils finissent par céder. A nouveau libre, il rejoint Paris puis Calais où il déposa une demande d’asile. Après plusieurs mois dans la «jungle», il accepta la proposition de prendre un bus pour un «Centre d’Accueil et d’Orientation» en province au début de l’hiver. Quelques mois plus tard, la police aux frontières vint l’interpeller dans son CAO pour le transférer (cinquième détention) au CRA de Lyon, d’où il fut expulsé en Italie. Rejeté par les autorités italiennes auxquelles il se présenta, il reprit la route vers la France. A Marseille, il fut interpellé à la Gare Saint Charles, mis en garde-à-vue (sixième détention) puis détenu au CRA de Marseille quarante-cinq jours (septième détention). Il refusa deux fois son expulsion, et, pour cela, fit l’objet d’une poursuite pénale pour «obstruction à une décision de Justice», fut maintenu en garde-à-vue à l’aéroport de Marignane (huitième détention) avant d’être transféré au tribunal puis en prison préventive à Luynes en attendant son procès (neuvième détention). Acquitté par le Juge, il fut libéré en août 2016, toujours soumis au «règlement Dublin» qui commandait son renvoi en Italie, et sans droit de demander l’asile en France. Son parcours nous renseigne sur la liberté particulière d’être «clandestin» sur un territoire où l’on cherche à se faire reconnaître, dans le cas de Khaled aujourd’hui, depuis plus de deux ans.

D’un point de vue extérieur, si l’on considère les détentions successives de Khaled à travers le spectre des catégories établies par une société dont nous faisons part, acceptons et intégrons les codes, nous pouvons relever quatre types : les détentions arbitraires exercées par un Etat autoritaire, celles exercées par des réseaux de «traite d’êtres humains», celles dans les camps officiels dédiés à la gestion de la migration et celles liées à une pénalisation de la résistance à l’application des politiques migratoires. Cependant, lorsque nous abordions le sujet avec Khaled, il ne faisait pas les mêmes distinctions dressant une continuité entre ces différents internements qui avaient, malgré les formes diverses adoptées, toutes portés atteinte à sa liberté et à sa possibilité de se diriger vers l’endroit où il se destinait à aller. La dimension plus physique ou plus symbolique de la violence exercée dans ces lieux est un critère de configuration parmi d’autres dans un continuum où la violence physique de la torture (de courte durée) exercée dans la prison soudanaise et la violence symbolique et temporelle de la suspension de l’existence (une épreuve psychologique) dans le CAO se trouvent comme des échelles inversées sur le même barème du cantonnement de l’existence.

Outline

Documents relatifs