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L’illégalité comme construction du droit, une exclusion politique

SECONDE PARTIE : LA FRONTIÈRE COMME PRODUC TION ET PRATIQUE DE L’ADMINISTRATION

A. La forme «Etat de droit» substitue les libertés par les droits

1. L’illégalité comme construction du droit, une exclusion politique

«Vous n’êtes pas condamné, vous n’avez pas commis de crime et là où vous allez, ce n’est pas une prison. » Juge des Libertés et de la Détention, Marseille, hiver 2016.

L’«illégalité» humaine est couramment essentialisée dans des discours politiques et médiati- ques prolifiques proclamant «l’illégalité» d’une sélection de la population mondiale. De nombreux chercheurs comme activistes contestent cette «fiction légale» réductrice, théorisée par des lois et soutenue par des pratiques policières et législatives qui la performent sur le vivant. Parlant du fonc- tionnement de la loi, Gatta (2010) remarque qu’ «en créant des catégories auxquelles elle assigne des personnes, elle transforme la manière de vivre de celles-ci ». En effet, la naturalisation du statut juridique conduit au traitement des personnes non en tant que telles mais en tant que catégories ad- ministratives, privées de droits, sujettes à une exclusion d’abord légale avant d’être sociale, puis radicalement spatiale par leur déportation. «The inscription and embodiment of human lives within the inescapably nationalist mantle serves precisely to confine human freedom» (De Genova 2010 : 8). L’action de l’Etat consiste dès lors à accaparer la liberté essentielle de l’humain pour la «cir- conscrire» et la «domestiquer», dans les droits, accordés conditionnellement à l’intérieur des sphè- res du pouvoir de son régime politique.

L’opposition est fondamentale entre «droits» et «liberté»; là où les «droits» n’ont de sens et d’effec- tivité que dans leur inscription dans un cadre normatif juridique, la liberté, comme la «liberté de mouvement» ou «de circulation» est intrinsèque à l’humanité» (De Genova 2010 : 9). La liberté de se déplacer («freedom of movement») pour l’auteur, est aux fondements de l’humanité, car c’est la capacité de se déplacer librement qui permet la réalisation de «ce qui rend l’humain humain» soit (pour l’auteur) la capacité et la volonté de créer et de transformer le monde. Or, cette liberté fonda- mentale, est essentiellement «capturée» et «cannibalisée» par le travail organisé à l’intérieur des structures d’Etat31.

Pour pouvoir séjourner régulièrement sur le territoire national, l’étranger doit prouver la «né- cessité» de sa présence, soit par l’insertion familiale ou professionnelle, soit par la nécessité de pro- tection nationale face à des risques qui serait posés sur sa vie s’il restait dans son pays d’origine. Ces motifs de présence sont codifiés de façon très étroite, la démonstration de cette nécessité (sui- vant les requis administratifs) devient très difficile à faire valoir. Ainsi, de nombreuses personnes quittent leur pays sans avoir connaissance de la subtilité des codifications sur le droit au séjour, celle-ci se dévoilant progressivement au cours de leurs efforts d’intégration au dispositif de légalisa- tion. Des personnes ayant vécu dans les zones de conflit du Moyen-Orient, ayant longtemps résisté ou s’étant battues contre des régimes d’oppression, partent lorsque la situation devient complète- ment intenable. C’est le cas de certains kurdes iraniens qui viennent en Europe avec la certitude d’y trouver le «social», un terme qui a été intégré dans les langues locales pour qualifier cette protection (l’asile politique) et la rétribution financière conséquente que les démocraties européennes offrent aux personnes ayant lutté pour la liberté et les idéaux démocratiques. Peut-être certains n’au- raient-ils pas été aussi radicaux (et brûlé toutes les chances de retour) s’ils n’avaient pas eu l’assu- rance qu’il existait cet ailleurs européen dans lequel ils pouvaient trouver retraite. La requalification des libertés dans un registre juridique de droits, et la proclamation internationale de leur existence a donc comme conséquence que des personnes vivant ou survivant dans des situations difficiles s’identifient avec les droits et les protections déclarées, et font l’effort parfois immense de venir jusqu’en Europe pour en bénéficier. C’est seulement une fois sur place, et au terme d’un long pro- cessus de traitement administratif de formulaires, de files d’attente, de demandes répétées, de mise en récit de parts de la vie pas toujours évidentes à raconter, que les personnes réalisent le leurre dans lequel ils ont été projetés.

31 «In opposition to freedom, as in freedom of movement which «must be radically distinguished from any of the ways that such a liberty may have been granted, circumscribed and domesticated within the orbit of state power (...) Today one can scarcely encounter a reference to the freedom of movement that is not immediately encumbered with the pertinent qualifications, limitations and restrictions» (De Genova 2010 : 33).

La logique paradoxale de la «lutte contre l’immigration clandestine» participe activement à la créa- tion de la clandestinité et donc à l’exclusion par le droit. Ne s’attaquant aucunement aux causes de départ, elle ne fait inévitablement qu’augmenter le nombre de séjours non autorisés. Le blocage des voies légales de l’immigration affecte l'entièreté du parcours migratoire depuis sa conception dans le pays d’origine jusqu’au pays d’arrivée «où elle est synonyme de déportabilité, surexposition à l’exploitation, précarité financière et statutaire et conduit à des comportements et des manières de circuler dans l’espace social qui lui sont propres» (Gatta 2010). Pour parvenir dans le pays où il souhaite s’établir, l’étranger est donc contraint à voyager de façon clandestine, dans le secret du contrôle toujours croissant des institutions nationales et internationales (gardes frontières et douanes nationales, dispositif FRONTEX), dans des conditions de voyage toujours plus précaires. Ces voya- ges peuvent prendre des mois voire des années, un jeune homme rencontré à Marseille retraçait cinq années de voyage depuis son départ de l’Afghanistan, alternant épisodes de travail pour payer les passeurs, avancées sur la route, épisodes d’incarcération dans différentes prisons de droit commun ou spécialement pour migrants et expulsions arbitraires des autorités nationales le «repoussant» de l’autre côté des frontières péniblement traversés. Il compta pas moins de dix tentatives de traversée de la frontière turco-bulgare, à chaque fois avortée par l’interception de la police frontalière bulgare et le renvoi en Turquie profonde. Cinq années de voyage, dont trois en Turquie et onze mois d’at- tente avant de pouvoir déposer sa demande d’asile en France (attendant l’expiration des délais du règlement Dublin qui auraient permis son expulsion en Hongrie), pour enfin être débouté d’Asile par l’OFPRA : les évènements auxquels il se référait pour justifier son départ étaient intervenus trop longtemps avant, l’OFPRA considérait donc que les «risques» exposés n’étaient plus d’actualité.

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