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Spatialiser l’illégalité par Centre de Rétention

Chapitre II : Administrer l’illégalité

C. Spatialiser l’illégalité par Centre de Rétention

1. L’administration se dote de lieux pour l’exercice de son pouvoir : les CRA comme Non-Lieux

Il est intéressant de considérer que si l’internement des étrangers dans le CRA n’est pas reconnu en tant que détention, mais euphémisé comme «rétention» ou «hébergement», il est pourtant nécessaire que le «placement» en CRA soit contrôlé par un juge judiciaire «des libertés et de la détention», garant du respect des libertés individuelles précisément face à la détention arbitraire.

L’étranger confiné dans le camp y est maintenu «à la disposition de la préfecture» pour que celle-ci fasse les démarches nécessaires pour l’identifier, prévenir les autorités de son pays de natio- nalité (ou du pays qui est déterminé responsable de sa situation) et obtenir de ces pays l’accord pour le recevoir à son expulsion. Si la personne est munie de documents d’identité (notamment du passe- port), le renvoi est relativement rapide. Si ce n’est pas le cas, les autorités du CRA doivent lui attri- buer une nationalité. Cela passe par la présentation aux consuls des pays dont il est suspecté être un

ressortissant. Des représentants des consulats d’Algérie, Tunisie et Maroc interviennent directement dans le CRA de Marseille deux fois par semaine : une salle spécifique leur est dédiée. Les personnes des autres nationalités peuvent être emmenées au consulat le plus proche ou à Paris. Pendant la du- rée de ce temps d’identification et de nationalisation, le CRA permet de «totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable» (De Certeau 1990), l’étranger y est totalement exposé, nul lieu pour se soustraire au regard. Si quelques éléments de statistique sont publiés par les asso- ciations intervenant en CRA, il n’est pas précisé de données sur l’effectivité des expulsions en fonc- tion des nationalités.

L’organisation du CRA l’apparente à un «non-lieu» tel que le définit Marc Augé (1992), soit « un tout finalisé en vue d’un objectif précis, lieu où la solitude et la similitude se substituent à l’iden- tité et à la relation. Lieux qui ne font plus sens que par les commentaires, messages ou injonctions qu’ils produisent à l’intention de leurs utilisateurs ». L’organisation de la vie à l’intérieur des bâti- ments, la réduction extrême des espaces accessibles - être confiné dans un couloir composé de dix chambres, une salle télévision et une cour qui est décrite plutôt comme une cage, puisque grillagée de toutes parts - participe à la réduction des personnes. Concrètement, très peu de moyens d’action sont a disposition. Cette «architecture» du pouvoir permet une véritable économie des forces d’exercice, qu’il «automatise et individualise» en la personne ainsi assujétie «Les cérémonies, les rituels, les marques par lesquels le plus-de-pouvoir est manifesté chez le souverain sont inutiles. Il y a une machinerie qui assure la dissymétrie, le déséquilibre, la différence» (Foucault 1975).

Conséquence peut-être de cette existence purement administrative qui euphémise l’enferme- ment perpétué sur ceux qui y sont, pour reprendre le terme employé, administrativement «placés», le secret fait part de la masse des murs du CRA, autant que le parpaing et le crépi. Le secret recou- vre ce qui s’y passe, et filtre les informations sous forme de rumeurs. L’obstruction de tous regards sur la rétention passe par la contractualisation de tous les intervenants par des clauses de confiden- tialité (depuis l’ouverture du «marché» de l’information juridique en rétention à d’autres associa- tions que la Cimade jugée «trop communiquante»43) - les intervenants juridiques, les agents de po-

lice, les magistrats, avocats, agents de la préfecture et de l’OFII, et l’ensemble des techniciens, pres- tataires de service. « Bien qu’il soit de bon ton de décrier ceux qui décrivent l’épopée humaine comme une série de complots, il faut pourtant convenir que si le «secret» administratif se fonde sur la double supposition qu’il existe un bien public et que celui-ci exige que certains faits soient ca-

43 A ce propos, voir l’article de Blanchart et Spoladore (2009) sur l’ouverture d’un marché public pour l’intervention

juridique en Centre de Rétention Administrative et les conséquences de la mise en concurrence des associations de dé- fense des droits des étrangers sur l’exercice des activités d’accès au droit.

chés aux citoyens, la pratique de la discrétion et du silence équivaut parfois étrangement à un autre terme moins noble, celui de la “conspiration” » (Creagh 2004 : 127). Le silence et le secret passe aussi par la honte, la peur ou la colère de ceux qui pourraient y être soumis, et par l’indifférence ou l’inconnaissance de ceux qui ne pourraient y être confinés. Ainsi, au cours des deux années à atten- dre dans les files autour au portail, les voisins immédiats du CRA que je rencontrais affirmaient qu’il s’agissait d’un centre d’hébergement, un lieu d’insertion pour demandeurs d’asile, un centre de formation et d’intégration pour des immigrés, d’autres commentaient la dégradation des condi- tions climatiques depuis que le CRA avait remplacé l’intendance militaire (qui était plus haut et abritait mieux du mistral). Lorsque je rencontre des personnes dont le travail est lié à la rétention administrative (soit par la gestion directe, soit par la participation préfectorale ou judiciaire à la sou- tenance de ce système) je pose la question de comment ils se representent ce lieu. Le representant de la préfecture, dont la profession consiste à défendre au quotidien l’incarcération des étrangers dans ce lieu me dit « non, je sais pas comment ça se passe, il y avait le projet d’organiser une visite avec la préfecture mais ça s’est pas fait, je serai preneur parce que j’ai aucune idée, je sais même pas comment ils sont répartis, je crois qu’ils sont deux par chambre. Comme y a des endurcis qui ont fait dix ans de tôle, j’ose espérer qu’ils sont pas mélangés n’importe comment... ils mangent bien, non ils sont pas trop mal. C’est sûr que y a pas de violences en CRA, des fois des gens es- sayent de ça. Il peut pas y avoir de violence car il y a beaucoup de policiers. Rien à voir avec les foyers de sans abris alors que y en a plein c’est des sans abri. Dans ces foyers là y a beaucoup de violence et pas grand monde pour surveiller. Non c’est clair, mieux vaut être au CRA, ils sont pas si mal lotis, ils sont surveillés, nourris, logés, blanchis [...] le seul problème c’est qu’ils doivent s’em- merder. Après on peut pas justifier l’achat d’une playstation pour tous les gens en CRA, avec les restrictions dont souffre le ministère ».

2. Gérer administrativement des corps humains : une pratique de la biopolitique

L’étranger en France est sujet à un processus d’identification et de surveillance biométrique à une échelle plus élevée que le national. Ceci s’explique par la méfiance accrue qui pèse à son encontre, suspecté de fraude ou de tenter de jouir de droits auxquels il ne serait pas éligible. Ce contrôle biométrique se développe en lien avec les Etats alliés de la France tant au niveau européen (le Système d’Information Schenghen) que dans nombre de pays d’origine qui sont liés par des conventions à limiter l’émigration dès son départ, et donc à développer un système de surveillance corollaire à celui développé en France. Ainsi, dès son arrivée sur le territoire européen, ou plus tôt encore si il fait une application pour un visa français ou européen depuis son pays d’origine (voir

Souiah (2013) pour le fichages des applicants pour les visas en Françafrique), l’étranger est fiché. C’est un véritable «pouvoir d’écriture» au sens foucaldien, une forme de pouvoir central qui accumule des informations sur les sujets qui sont assujettis par leur ignorance de l’étendue du savoir développé à leur sujet (Foucault 1993 : 249). Grâce à des mesures de codification des données biométriques, le pouvoir en place (en l’occurrence, la délégation de la nation responsable de la répression des mobilités humaines non-autorisées) se donne les moyens de transformer le corps de l’étranger en objet d’Etat, qu’il est en moyen de lire, catégoriser, et traiter indépendamment du consentement de la personne habitant le corps. L’Etat «doit se donner l’instrument d’une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible» (Spire 2005 : 56).

Ainsi, le dispositif mis en place dès l’interception de l’étranger soupçonné «d’illégalité» circulant dans l’espace (l’interpellation) s’efforce de rattacher ce corps à une nationalité d’origine, qu’il présente ou non des documents d’identité, et, à défaut, de retracer son parcours pour savoir s’il va être possible de renvoyer le «traitement» de sa présence à un autre Etat de l’Union Européenne et même, dans un futur s’approchant à pas de loup, avec un pays de transit extra-européen (Libye et Turquie notamment) sous le couvert de l’élargissement des accords de gestion de l’immigration. C’est donc par la prise d’empreintes digitales que commence la vie de l’étranger-en-rétention, lors de la fameuse «retenue» au commissariat de police. Leur comparaison avec les fichiers nationaux et internationaux permet de retracer le parcours de l’étranger. Un étranger dépourvu de documents d’identité et ayant échappé à l’enregistrement dactyloscopique sera beaucoup plus difficile à expulser, puisqu’il faudra trouver d’autres moyens pour lui attribuer une nationalité.

D’autres techniques de lecture du corps sont également pratiquées, notamment les tests osseux44

pour déterminer la majorité de personnes mineurs, ainsi que les entretiens pour détecter les accents et les gestuelles par les consulats. Ainsi, le corps trahit la personne, manipulable, déplaçable contre sa volonté, dévoilant ses secrets auprès de la bio-médecine policière conçue pour contrôler les corps et les lire lorsque la personne refuse de parler. Le corps de la personne devient ainsi sa propre frontière, lieu où s’éprouve et se prouve son extranéité. «Borders have become invisible borders, situated everywhere and nowhere. Hence, undesirable people are not expelled by the border, they are forced to be border» (Khosravi 2010 : 98).

44 Objet de contestations multiples pour ce que ces «examins médicaux» n’ont rien de scientifique ou fiable, par les

associations de défense des étrangers mais aussi par de multiples autres institutions (Cimade, LDH, GISTI, etc.), du Sénat (cf: http://www.senat.fr/questions/base/2011/qSEQ110819724.html); la Cour Européenne des Droits de l’Homme (cf: http://www.cncdh.fr/sites/default/files/14.06.26_avis_situation_des_mie.pdf); le Comité Consultatif National d’Ethique (cf: http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis088.pdf), l’Académie Nationale de Médecine (cf: http://www.academie-medecine.frpublication) ou encore le Comité des Droits de l’Enfant de l’ONU.

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