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Le passage devant le juge comme performance de la séparation

Chapitre III : Une Justice qui contrôle ou une Justice qui cautionne ?

A. Le passage devant le juge comme performance de la séparation

«Le rituel est découpé en phases, elles-mêmes divisibles en sous-unités : épisodes, actions et gestes. Ces actions sont ordonnées, elles comportent une progression. Le rituel comporte une structure dramatique, qu’il s’agisse d’un sacrifice qui culmine avec le meurtre de l’animal ou d’un rituel de séparation qui pivote autour de la phase de réclusion pour s’achever par la réin- tégration de la fiancée et son mariage. La dramatisation est encore plus spectaculaire dans les grands rituels politiques » (Abélès 1990 : 163).

Si nous nous tenons à cette définition, repris de Victor Turner par Marc Abélès dans son

Anthropologie de l’Etat, nous pouvons comprendre le passage par le CRA comme un rituel de

performance de l’illégalité sur les corps étrangers qui s’y trouvent confinés. Dans ce rituel, le rôle formel du contrôle judiciaire pourrait ressembler à un rituel dans le rituel, performance de la démocratie et des principes constitutifs de l’Etat de droit.

Une audience devant le juge judiciaire dure entre trois et très exceptionnellement jusqu’à une vingtaine de minutes. Cette audience intervient à deux reprises au cours de la période d’internement de l’étranger déportable : au second jour de l’internement et au vingt-huitième jour. L’ordre des prises de parole, leur contenu, le ton, la manière dont les différents acteurs interagissent entre eux, le code de tenue des corps, les espaces réservés, la temporalité rythmée par les entrées et les sorties, les envolées des tampons de la greffière, les cris des noms des «retenus» par la police, l’issue quasi-inévitable des conclusions et la manière dont elles sont proférées tendent vers l’identique, et appelle à une dimension rituelle.

En miroir et en interdépendance permanente à l’illégitimation de l’étranger, c’est la légitimité de l’Etat Expulseur qui est en jeu, à travers ses institutions (administratives, judiciaires, légales), son ordre (séparation des pouvoirs, codification du possible et des faits), et ses représentants.

1. La representativité

«[Le procès] renvoie à l’idée de la representation qui est la base de toute idée de démocratie, donc de l’Etat (...) ce rappel symbolique de l’origine même de l’Etat - la réactivation du prin- cipe démocratique - légitimise par provision la décision qui sera rendue. Le rite permet à toutes les personnes présentes de participer de manière très active à la vie de l’Etat, donc de lui renouveler leur confiance : il constitue bien une recréation temporaire de l’ordre social et juridique qui sera poursuivie durant tout le procès» Garapon (2001 : 62)

Le pouvoir de la performativité de singulariser et produire l’étranger illégalisé concédée à la préfec- ture et au magistrat se fonde dans la concession de l’autorité de toute «la République» ou la «socié- té» qu’ils sont censés representer. La performativité de la parole repose ainsi sur la reconnaissance de l’autorité du locuteur, qui naît de sa «délégation» par le groupe social (dans notre cas, la notion vague de communauté nationale). Ces dispositions créent un espace régi par des conditions «lithur- giques» permettant d’instaurer la dimension performative du discours : «le representant fait le groupe qui le fait». Ainsi, l’«alchimie de la representation» performée dans les institutions sociales chargées de la transformation (ou la reclassification) des êtres et des choses. «Le porte parole doté du plein pouvoir de parler et d’agir au nom du groupe, et d’abord sur le groupe par la magie du mot d’ordre, est le substitut du groupe qui existe seulement par cette procuration» (Bourdieu 1982 : 101). Ainsi les Juges présentent les audiences comme l’opposition de deux partis, «la société [il montre de la main le representant de la préfecture] qui revendique l’expulsion et la personne, qui peut se défendre puisque representée par un avocat» (TGI de Marseille, 30 Mars 2017). La préfec- ture, par le biais de son representant, prend à sa charge les idéologies politiques de «fermeté» face à la «pression migratoire» venant incarner les principes de «défense de la nation» face au «risque po- sé par l’étranger fautif et «fraudeur» qui cherche à se maintenir dans un territoire sans que celui-ci ne lui ait concédé son autorisation.

Dans les instances judiciaires, la dimension démocratique souligne l’importance de la publicité for-

melle des audiences (mais de préférence pas trop réelle) dont les ordonnances portent l’en-tête «Au

nom du Peuple Français». L’autorité est dès lors «representée, manifestée, symbolisée» dans le lan- gage par une rhétorique caractéristique qui signale la parole officielle : une situation solonelle, l’au- torité du locuteur, les caractères stylistiques spécifiques du langage (routinization, stéréotypisation, neutralisation).

2. La Justice rend justice ... à la Justice

La solidarité de corps s’exprime à l’intérieur de la magistrature, il est rare qu’un juge invalide la décision d’un de ses confères. Ainsi, une décision prise par le premier juge va impacter toutes les autres décisions et limiter la dimension de contrôle, en ce que les juges vont tendre à confirmer leurs antécédents. Cet argument d’auto-référentialité fut au fondement de la plaidoirie du procureur lors du procès de Husseyn (demandeur d’asile de nationalité soudanaise rencontré au CRA) devant le tribunal correctionnel d’Aix en Provence. Le procureur argumentait sur le fait que le tribunal correctionnel se devait de «confirmer l’autorité du Juge judiciaire [le JLD] et du juge administratif [du recours contre la mesure d’éloignement], ainsi que de la Cour d’Appel» qui avaient tous refusé de rendre sa liberté à Husseyn. Dans la manière de lier les différentes instances judiciaires, la procureure proposait de statuer sur une décision de Justice non comme un évènement rattachéaux propos du procès, mais comme un enjeu d’alignement de position avec ou contre les autres juges.

Des cas plus extrêmes d’auto-référencialité peuvent intervenir, comme devant le JLD, lorsque c’est le même juge qui tranche sur une décision qu’il avait lui-même prise. Un jour, un avocat cherche à démontrer au JLD que son client avait été victime d’une défaillance de la Justice, n’ayant pas eu accès à un interprète. Il ne peut en effet s’entretenir avec son client qui parle une langue de la Guinée, et qui maitrise de manière très précaire le français. La juge conteste que si jusqu’à présent la personne n’a pas été libérée, c’est bien parce qu’elle parlait et comprenait le français, et relit l’ordonnance de la première prolongation. Elle met un temps avant de se rendre compte que c’est elle-même qui a rendu cette décision. Cette remarque faite, il sera impossible pour elle de ce qu’elle remettre en question ce qu’elle-même a tranché une première fois. Dans l’ordonnance est écrit « lors de l’entretien avec les agents de la police, il a pu s’entretenir sans interprêteinterprète et raconter quelque chose dans son PV... ».

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