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Couper ses mains, coller ses doigts, moduler sa voix, modifier son histoire Renier ses origi nes Résistances

Chapitre III : Le Corps-Frontière

B. Couper ses mains, coller ses doigts, moduler sa voix, modifier son histoire Renier ses origi nes Résistances

1. Tactiques pour reprendre le contrôle sur l’exercice de la violence

Dans les lieux d’exception, lieux de la frontière, se réemparer de son existence devient aussi se réemparer de son corps, dans un cadre violent, c’est reprendre le contrôle sur la violence exercée. Tassin (2014) relève trois réactions à l’enfermement au centre de rétention : l’adaptation au système et le développement de tactiques dérivées des catégories institutionnelles; les manifestations pacifi- ques, violentes ou verbales à l’extérieur du centre (casses ou dégradations); les actes de contestation et de détresse physique qui prennent le corps-propre comme lieux d’exercice de la violence. Lors- que la personne est réduite à sa dimension physique, son corps devient un des rares lieux exploita- bles pour son expression. Tout un registre de la résistance se joue donc dans la réappropriation du corps et de la violence (et la légitimité de la violence) qui y est exercée. Dans un environnement coercitif où l’agency et la capacité d’organisation des personnes confinées est réduite, le corps peut être mobilisé dans des formes de résistance individualisées (automutilations, grèves de la faim, sui- cide, brûler ses doigts pour effacer les empreintes (Makaremi 2007, 2009)) ou collectives (sabotage de l’organisation du centre, refus de comptage, destruction des cartes, falsification des identités, grèves de la faim collectives, etc.).

Face à la volonté totalisante de l’administration rétentionnaire, de multiples tactiques sont dé- ployées par les personnes qui cherchent à se frayer un chemin. Nous emprunterons ici la notion de «tactiques» à Michel De Certeau, qui les définit comme « l’action calculée qui détermine l’absence d’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. (...) Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des “occasions” et en dépend sans base où stocker des bénéfices, aug- menter un propre et prévoir des sorties. (...) Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonc- tures ouvrent dans l’espace dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse. En somme c’est un art du faible (sans lieu propre, sans vue globalisante) » (De Certeau 1980).

2. Echapper à l’identification

Parmi ces tactiques, nous pouvons compter celle qui consiste à échapper à l’identification biométrique et à l’attribution d’une nationalité, car dans le CRA certaines logiques du « milieu libre » s’inversent : ainsi, pour échapper à l’expulsion, être «sans papiers» peut devenir une protection. Une personne impossible à identifier, sera aussi impossible à expulser. La légalité de l’expulsion réside en effet dans l’accord de «réadmission59» édité par le pays récepteur de la

personne. Echapper à la nationalisation devient donc un enjeu majeur pour contourner l’expulsion. Certaines personnes dissimulent leur identité et «tiennent» les 45 jours de l’enfermement jusqu’à en ressortir, en prétextant une nationalité ou une identité qui n’est pas la leur. En vertu des multiples accords de «gestion de l’immigration» établis par la France avec les pays d’expulsion, les accords de « réadmissions » s’obtiennent aisément sur présentation des documents d’identité de la personne retenue. Cependant elle est moins facile à obtenir si la personne résiste à la nationalisation. A dé- faut de pièce d’identité, les autorités préfectorales doivent lui attribuer une nationalité, et faire cer- tifier celle-ci par les représentants consulaires de la nationalité suspectée. L’étranger sera ainsi pré- senté à différents consuls afin que ces derniers se prononcent sur son identité. Certains consuls in- terviennent directement dans le centre de rétention, c’est le cas des trois pays du Maghreb, pour d’autres nationalités, c’est la personne qui est déplacée devant le consul.

59 Cela conduit à une politique d’expulsion collaborative et le développement d’un arsenal d’accords diplomatiques, communément regroupés sous l’appellation «accords bilatéraux». Pour faciliter cette coopération, les clauses concernant l’expulsion sont glissées dans des négociations à portée plus large ou comportant des contreparties. Le «tournant humanitaire» de la politique européenne en 2006 impose une conjugaison des accords de réadmission avec des politiques de co-développement et une «aide» au contrôle des frontières.

J’ai tenté de démarcher les consulats du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, curieuse de compren- dre les critères sur lesquels ils se basaient pour distinguer leurs concitoyens. Si je n’ai pas pu ren- contrer le consul du Maroc, ni celui de l’Algérie, j’ai bénéficié d’un doute chez l’agent d’accueil du consulat de Tunisie sur le terme «anthropologie». Il m’envoya au service responsable du tourisme et des relations culturelles. Je me retrouve dans une grande salle blanche, avec des photographies dé- fraîchies de cascades et de verdures, des grandes fenêtres, un homme d’une cinquantaine d’années, beau, un air de chat. Il s’étonne qu’on m’ait envoyée jusqu’à lui mais accepte de répondre à quel- ques unes de mes questions. Avant de travailler dans le tourisme, il avait fait une permanence au CRA : «Nous reconnaissons les nôtres par les accents comme par les gestes. Si un tunisien peut feindre une voix marocaine ou libyenne, il peinera bien plus à déjouer la gestuelle classique qu’em- ploie un tunisien qui feint d’être marocain, ou libyen. Nos âmes sont inscrites dans nos corps. A force du métier, on aiguise notre regard. » Je lui demande les gestes et il m’en esquisse quelques uns, que je ne saurai rapporter en mots ici. « C’est une lourde charge que la France pose à la Tunisie là, si vous saviez, un secteur entier du consulat - dans chaque ville française, et tout un arsenal d’employés à Tunis, de l’autre côté, chargés de reconnaître, classifier, identifier, estimer les probabi- lités de nationalité ». Effectivement, moi aussi prise dans une pensée aux limites nationales.

Si malgré ses efforts, l’administration est dans l’incapacité d’attribuer une nationalité à une per- sonne, c’est dans les salles d’audience que se rejoue la pression contre les étrangers internés en CRA. Ces audiences s’apparentent alors à des conflits de volonté où les juges tentent, tant bien que mal, à convaincre la personne de se dévoiler, argumentant sur le fait qu’elle n’a pas d’avenir en France dans cette situation – et n’hésitant pas parfois à recourir au mensonge, ainsi entend-t-on souent de la part des juges « si vous retournez au bled vous pourrez faire des papiers et revenir». Chose irréaliste dans le sens ou une expulsion est désormais renforcée par une interdiction de terri- toire français de trois ans (ITF). De surcroît, dans les pays du Maghreb, l’émigration inauthorisée est punie par la loi, une personne déjà expulsée aura encore plus de difficultés pour revenir avec un visa (dont l’attribution ou le refus relève lui-même du discrétionnaire, voir à ce propos Souiah, 2013). Ci-dessous un extrait d’audience mettant en scène un Juge des Libertés et de la Détention face à T. Saïdi, :

Juge : Sans papiers, vous ne pouvez faire des démarches. Vous êtes à la merci d’un contrôle d’identité. Dans votre pays avez-vous des papiers d’identité ?

T. Saïdi : non

Juge : Dans votre pays avez-vous du travail ? T. Saïdi : Non, pas de travail, rien.

Juge : Sans papiers, votre situation ne sera pas meilleure ! Il faut retourner au bled si vous voulez des papiers !

T. Saïdi : Merci mais je ne veux pas y retourner. Je peux y retourner si je veux, mais je ne veux pas.

Juge : Oui mais non ce n’est pas comme ça. T. Saïdi : Alors c’est quoi la solution ?

Juge : La solution, c’est que vous repartez dans votre pays.

Outre l’exaspération des juges, la dissimulation de son identité nationale peut conduire à une libération des personnes au terme légal de la rétention, ce qui en fait une tactique de résistance à l’expulsion favorisée par les personnes qui n’ont jamais été soumis au fichage biométrique avant d’arriver en France. Cette attitude implique néanmoins, pour les rares qui parviennent à la tenir, de rester cois sur sa réelle situation durant toute la durée de la rétention, et de prendre soin de ne pas laisser échapper des élements (accents, gestuelles, références géographiques, etc.) qui pourraient donner l’indice de l’origine nationale.

3. Se réapproprier l’exercice de la violence légitime

D’autres tactiques de résistance prennent la forme d’atteintes à soi, au cours de la rétention ou juste avant l’expulsion prévue. L’exercice de la violence contre soi a plusieurs objectifs. Premièrement, il s’agit d’obliger l'autre à passer du coté de l'assistance plutôt que de la contrainte. Cette violence peut aussi permettre de sortir du lieu de confinement, d’aller dans un hôpital, de s'échapper, elle peut également viser à convoquer d'autres images de soi et se placer en tant que victimes. Lebreton (2003) souligne la puissance transgressive de cette forme d’action, qui «brise la sacralité sociale du corps» et donne une force d’interpellation à celui qui l’exerce. Elle permet enfin d’attirer l’attention sur l’intensité des violences exercées dans les cycles d’illégalisations. Si ces atteintes à soi sont interprétées par l’administration du centre de rétention et l’administration judiciaire comme la volonté d’échapper à une expulsion, elles sont aussi de véritables expositions du désespoir qui consiste à vivre sous la menace d’une déportation qui, pour certains constitue une violence infinie de la mise en échec de leur projet d’existence, projet familial ou professionnel, pour d’autres, clairement, la remise entre les mains des autorités de leur pays de nationalité peut signifier de nouvelles incarcérations, violences, voire la mort. La manière dont le suicide d’Abdul M. est traité par le JLD lors de son audience tenue dans son absence le lendemain de son passage à l’acte traduit cette défiance à prendre en compte la gravité des situations exposés par ces actes. Le dimanche 19 décembre 2016, Abdul M. se pend dans sa chambre du centre de rétention de Marseille. On lui avait fait comprendre qu’un avion était prévu pour son expulsion le soir même.

Retrouvé par ses camarades de couloir, il a été hospitalisé. Le lendemain, son audience devant le juge fut maintenue en son absence, sous le couvert d’un certificat médical faxée par la préfecture («j’ai l’honneur de vous annoncer que M. ... ne pourra être présent à son audience en raison de

son hospitalisation»). Son suicide sera interprété par le magistrat comme une tentative de se

soustraire à la mesure d’éloignement. Ainsi qualifié, ce geste pourrait devenir objet de pénalisation si au terme légal de la rétention Abdul n’a pas encore été expulsé. Dès que le «danger vital» sera passé, il sera «réintégré» au centre de rétention. Il n’a pas de séquelles physiques irréversibles, sa «réintégration» au centre de rétention n’est donc pas jugée «présenter un quelconque risque médical». La dimension politique du suicide, ce que cela exprime de la douleur et du désespoir de vivre en les lieux qui lui étaient imposés, en termes d’épuisement psychologique, en termes de détermination à ne pas se laisser expulser, en termes de résistance et de dignité : tout ceci est effacé par la présomption de « fraude ».

Cette tentative de reprendre le contrôle sur la violence dans le cadre de la rétention est un acte courant face aux multiples formes de violence légalisée dont les étrangers illégalisés internés sont les objets. Essayer de se priver de sa propre vie, c’est aussi une manière de faire face à toutes les privations imposées de l’extérieur : privation de liberté, indétermination du devenir immédiat et de l’avenir à plus long terme, privation de sociabilité, des proches, du sens, de leur vie en fait, privation de communication, d’occupations, d’information cohérente et compréhensible, de défense décente dans les nombreux procès auxquels ils sont soumis qui sont vécus comme autant d’humiliations... L’illégalisation transformant toute tactique d’existence en tactique de résistance : toute tactique de résistance est à son tour délégitimée par le fait que la présence de celui qui la déploie est déclarée illégitime et illégale. Dans ce cadre, les actes de violence envers soi-même sont discrédités par les acteurs des Centre de Rétention, ainsi que par les médias (dans les rares occasions où l’information parvient au dehors, classifiés comme de pures stratégies pour échapper à l’application de la loi. Ces formes de résistance ne sont pas pour autant exemptes du dispositif de capture : « certes, ce retournement de la violence contre soi est l’un des rares moyens de protestation individuelle et collective qui restent à la disposition des retenus. A la fois solution de retrait de soi devant une situation absurde et sans issue, et même parfois déni personnel ou organisé, ces actes s’intègrent néanmoins pleinement à la stratégie d’intimidation et de dégradation d’une altérité, énoncée par des autorités politiques et judiciaires et conjuguée par les divers prestataires de violences en rétention et au-delà » (Bernardot 2012 : 69).

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