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Chapitre II : Administrer l’illégalité

A. Traiter l’Urgence

1. Frontière comme l’indifférence

La question de la gestion de l’empathie et de la mise à distance me travaillait, comment peut-on gé- rer une relation de travail qui produit tant d’in-quiétude chez les personnes dont on est chargé de l’administration.

J’avais rendez vous avec Matt’, représentant de la préfecture après les audiences au JLD. J’étais nerveuse, déstabilisée par le cas d’un homme pour lequel le tribunal venait de valider l’expulsion au Soudan. J’avais peur de ne pas tenir la face pendant l’entretien. Pour lever un peu la chape quand Matt’ est sorti, je n’ai pas pu m’empêcher de commenter le renvoi au Soudan. Là, Matt’ me dit -–

« non, c’est pas si dur que ça en a l’air, c’était un migrant économique, pas un réfugié. » Je de- mande comment il peut il le savoir, -qu’est ce qui trahit le migrant économique du réfugié ? Il dit «ça se voit, à force, ça se voit». Comment ça se voit? « D’expérience... ».

Il a une quarantaine d’années, un passé dans l’administration préfectorale après des études universi- taires «sans débouchés», il me prévient que moi aussi, avec mes études, je me retrouverai peut-être à travailler pour la préfecture, « c’est pas si mal ». Il porte une veste kaki style militaire, sur laquelle on peut lire, brodés sur des sortes de petits écussons «it’s a free world», «set off from the city» «par- ty all night music» «free guitar free spirit». Je n’aurai jamais fini d’halluciner sur les écritures dont les gens se parent, et de leur éloquence. Peut être est-elle là la sournoise poésie du monde qu’on partage ? On boit un café et un coca au café Shérazade au bord de la cité de Félix Pyat. Le jukebox joue des vieux tours des années 80. Y a du soleil. Je prends des notes sur un papier, suspends mon écriture quand il me demande de le faire. Il me fait confiance, en tout cas, assez pour se mettre en récit sans trop d’enfreintes. Ca faisait deux mois que j’attendais Matt’ à la sortie des audiences, que je posais des questions, que je le raccompagnais au métro en parlant de tout et de rien. Au bout de deux mois et trois rendez-vous annulés, il acceptait de me voir. Sur les horaires de son temps de tra- vail. Je me dis, tiens, si toutes les étudiantes d’anthropologie le sollicitaient pour un entretien qu’il faisait sur ses heures de travail, les dossiers d’expulsion en subiraient peut-être conséquence et se- raient moins bien préparés. Pendant notre entretien, la question de la construction de la relation de distance avec les personnes concernées par son travail revenait jusqu’à en devenir un leitmotiv :

« J’essaye de faire abstraction des individus, c’est une dimension morale, une obligation. On est obligé de ne pas voir les gens... Je veux pas dire qu’on les voit comme des chiffres, c’est pas ça que je veux dire, mais enfin il faut se barricader un peu, se protéger. Parfois ils ont des situations personnelles, ils ont tous des situations personnelles, et parfois elles sont dures. Ils ont tous leur histoire, parfois c’est difficile. Mais c’est des fraudeurs aussi. Le travail, c’est de faire ce processus psychologique de mise à distance, de mise de barrières. D’autres personnes n’y arrivent pas, c’est pas facile, moi je suis assez fort pour ça, l’objectivité. Y a des profes- sions comme ça, médecins, avocats, police, procureurs, il faut être capable de s’isoler. La preuve avec la police, vu leur taux de suicide, c’est que tous n’y arrivent pas, pas bien. Faut croire que ça se fait naturellement où ça ne se fait pas. Y a pas de recette, tu sais faire ou pas, en général ça vient assez rapidement, à la base, de toute façon, c’est soit oui, soit non : si t’es pas assez fort, t’as des dépressions, des états d’âme, alors non, faut arrêter... La vérité, c’est qu’on est toujours affecté, c’est ce qu’on appelle l’empathie, on a tendance - faut pas en théo- rie, ce serait une faute professionnelle, de toute façon on ne pourra rien changer alors, ça sert à rien de mal vivre tous les jours, faut construire cette distance. Ca fait partie de la profession [...] Je suis pas le seul qui le fait, pas le seul qui peut, y en a d’autres qui le font, ceux qui font les lois, les préfets, les magistrats. Les avocats aussi, ils peuvent dire ce qu’ils veulent, ils le

font aussi. Moi je pourrais pas être avocat, des fois, ils défendent des criminels, des gens qui ont fait des choses criminelles et ils les défendent. Ce qui est pas très bien, c’est que j’ai le rôle du méchant, or je ne suis pas méchant. C’est le boulot. Le boulot, c’est le boulot. Le reste du temps j’y pense pas, de toute façon, c’est pas évident, c’est comme ça, tous les postes où t’as de l’accueil du public, c’est pas évident, alors là encore plus que c’est du public fragilisé, pas tous, y a des durs aussi mais en général, c’est des gars, ils sont pas innocents non plus, là encore, on leur a rien demandé, quand tu perds, tu perds... Mais il faut oublier, essayer d’ou- blier, ne pas y penser. Si on commençait à penser à toute la misère du monde, on en finirait pas, alors, il vaut mieux pas y penser. La vraie vie, elle commence quand je quitte la préfec- ture, là j’ai mes loisirs, mes hobbies, mes occupations, c’est ce que je te disais, moi ce que j’aime c’est l’histoire de l’art, ça a rien à voir avec tout ça ».

Nous sommes à Paris, devant la CNDA, je suis venue accompagner une personne rencontrée en CRA qui avait fini par être libérée et venait se présenter pour un réexamen de sa demande d’asile. J’ai eu le contact de Than par amis interposés. Il travaille comme rapporteur à la CNDA et m’expli- que ce qu’il voit comme différence de traitements des personnes selon les compositions de tribu- naux , Il dit pouvoir distinguer deux types de travailleurs à la CNDA : ceux qui sont passés par le milieu associatif et ceux issus directement «de la théorie», juristes «purs et durs» sortant d’école ou ayant travaillé uniquement dans les bureaux. Ces derniers seraient incapables de se projeter dans les parcours des personnes dont ils évaluent la nécessité de protection, «c’est des choses très petites, des incohérences infimes mais qui, dans un climat de doute, décrédibilisent complètement une per- sonne. Pour te dire, avant, je bossais dans une permanence d’accès au droit. Et j’avais une personne qui venait me demander quelque chose, je lui expliquai comment faire et puis rien, il vient pas au rendez-vous, je l’ai plus vu. Deux semaines plus tard il revient sans le papier que je lui avais de- mandé de récupérer, c’était un papier de la banque, et la banque, elle était à deux rues du bureau. J’avais envie de l’envoyer balader, mais je me retins pour lui demander comment est il possible qu’il n’ait pas parvenu à récupérer ce papier - il me dit que, il était navré, mais qu’il avait cassé une roue de sa valise et pouvait plus la déplacer». Pour Than, des personnes qui n’ont pas l’expérience pratique de s’être retrouvées face au public hors du cadre clos, «cette bulle», ce «monde à part» de

l’institution n’ont aucun moyen de comprendre le public auquel ils font face, avec lequel ils n’ont

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