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Choix politiques et stratégiques

1. Les grandes options de cho

1.3. Ville inclusive ou ségrégative

Très tôt dans l’histoire récente des technologies numériques s’est posé la question de leur rôle en tant que facteurs d’inclusion ou d’exclusion sociale. Dès la fin des années 1990, aux États-Unis, il est question de mettre en œuvre des politiques publiques dites de « e-inclusion ». « Is India's 100 smart cities project a recipe for social apartheid ? The emergence of hi-tech prototype

cities is raising concerns that India’s new urban enclaves will override local laws and use surveillance to keep out the poor » s’inquiétait Shruti Ravindran dans le Guardian du 7 mai 2015.

Evidemment, la question est d’importance, d’autant plus que le cas indien n’est pas isolé. Les mêmes questions se posent à propos de Diamniadio au Sénégal, en dépit du projet affiché par le Pôle de Développement Urbain d’en faire une ville exemplaire en matière de mixité sociale. En fait, l’essentiel de la question porte moins sur des villes nouvelles, vitrines technologiques ou non, mais sur les ségrégations internes aux sociétés urbaines, que le déploiement de projets de type « ville intelligente » pourraient accentuer. D’une certaine manière, il s’agit d’une réactivation du concept de « fracture numérique » à laquelle il pourrait être question de rajouter les inégalités qui sont déterminées par les modalités de déploiement social différenciées des projets de développement durable : inégalités en matière de consommation énergétique, de confort climatique, de mobilités….

En France, la problématique de la « fracture numérique » et des politiques publiques censées lutter contre son aggravation puis la résorber vont se succéder dès 1998 et le Plan d’Action Gouvernemental pour la Société de l’Information (PAGSI). Ces politiques s’expriment très largement dans des programmes d’installation d’infrastructures, en particulier dans le monde rural.

Au-delà des politiques d’installations d’infrastructures pour livrer l’accès aux technologies numériques sur le territoire, la tension entre villes inclusives et villes ségrégatives se révèle dans l’existence ou non de politiques ciblées vers des publics fragiles : les pauvres, les personnes âgées, les analphabètes, les personnes handicapées…

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Ainsi, la ville de Lille s’efforce-t-elle de faciliter la vie quotidienne de ses habitants handicapés par tout un ensemble de dispositifs : “ Un dispositif de Visio-interprétation à distance : un interprète français/langue des signes française (LSF) intervient à distance, via internet. Les échanges s’opèrent par webcam et casque-micro. Ce dispositif permet d’accomplir plus aisément les démarches administratives ou d’obtenir des renseignements. Des boucles magnétiques pour mieux entendre, à l’accueil des Mairies de Quartier : la boucle magnétique est destinée aux personnes malentendantes, appareillées ou non. Il suffit de faire la demande à l’accueil pour que le dispositif soit activé (...). Les carrefours à feux sonores : une aide à la traversée pour les personnes aveugles et malvoyantes. Les Mairies de Quartier remettent gratuitement, aux habitants lillois aveugles ou malvoyants, titulaires d’une carte d’invalidité, un boîtier, qui permet de déclencher le système aux feux qui en sont équipés. Vous entendez : « rouge piéton » au feu rouge et « ding dong » au feu vert”150.

A Fontenay-sous-Bois, la lutte contre la « fracture numérique » a commencé avec le constat, établi par Loïc Damiani-Aboulkheir, adjoint au maire, que « les premiers "fracturés", c’étaient les travailleurs sociaux. On a mis en place un groupe de travail avec les travailleurs sociaux. Ils ont créé le Rézograf, une sorte de blog (…) qui a permis une certaine acculturation du numérique au profit de l’accompagnement des demandeurs d’emploi, des exclus sociaux. On a créé un petit agrégateur de sites sur le site de la ville de Fontenay. La ville intelligente ne pouvait être que partagée et que si l’intelligence était collective »151.

Pour insister sur la nécessité, pour une ville intelligente « à la française » de prendre en compte ces populations fragiles, Jean Deydier avait pu affirmer : « Il n’y aura pas de villes intelligentes sans citoyens « intelligents » ; aujourd'hui on peut rappeler que 17 % des Français sont en difficulté dans leurs usages numériques au quotidien, ce qui pose un problème extrêmement important pour déjà accéder aux services essentiels »152.

En février 2017, le magazine Ouishare avait lancé un débat autour de son constat : “la Smart City n’aime pas les pauvres” et avait invité à poursuivre la réflexion lors d’un événement “OuiShare Fest” organisé ce même mois dans l’un des sites parisiens qui se revendique de l’urbanisme tactique, les “Grands voisins”, installé dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul. Parmi les arguments de ce manifeste, on trouvait l’idée que le modèle économique de la ville intelligente supposait de plus en plus des habitants solvables : “il y a fort à parier que, tant que le concept de Smart City sera porté par des entreprises privées ayant comme but fondamental de maximiser le profit, tout sera mis en œuvre pour encourager la dépense dans des objets toujours plus technologiques répondant à des besoins générés par la publicité. Telle qu’elle est proposée aujourd’hui par les leaders du secteur, la Smart City cache une approche aliénante de l’urbanisme. Ainsi, moins le consommateur est solvable, moins il a de valeur dans ce modèle”153.

Afin d’échapper à ce type de périls, le modèle de la « ville intelligente » se doit de prendre en compte les risques d’aggravation des inégalités sociales que posent les dispositifs techniques. En fait, tout revient à la question que posait Alain Bourdin : “Qui fait la régulation ? Cela doit- il être laissé aux GAFA ? Comment les collectivités peuvent-elles s’armer pour pouvoir tenir ce rôle ? Sont-elles capables de les assumer ? Comment peuvent-elles entrer en interaction

150 http://www.villes-internet.net/actions/571e277e149de0d54c3e5d6b 151 Loïc Damiani-Aboulkheir, audition du 19 juin, Paris, Agence du numérique. 152 Jean Deydier, audition du 19 juin 2017, Paris, Agence du numérique. 153 http://magazine.ouishare.net/fr/2017/02/la-smart-city-naime-pas-les-pauvres

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avec les nouveaux acteurs sociaux, les réseaux affinitaires qui sont plus que des espaces de discussion ? Faut-il qu’elles se concentrent davantage sur un rôle d’animation de l’ensemble des acteurs émergents de la Smart city, des mondes multiples qui tournent autour de la ville intelligente ? »154.

Les politiques d’inclusion ne peuvent pas se présenter comme des corrections à ce qui serait au cœur de la démarche “ville intelligente”, il faut qu’elles fassent d’emblée partie du projet. Afin d’éviter que la ville intelligente ne devienne un “ghetto d’urbains solvables”, il faut que très tôt dans la phase d’élaboration d’un projet, soit exprimée une volonté politique claire de réduction des inégalités socio-spatiales. C’est notamment l’ambition affichée par la ville de Medellin.

Il est alors important que le projet fasse place et valorise les expérimentations urbaines autour de l’urbanisme tactique. Pour être d’importances limitées et être temporaires, elles n’en n’ont pas moins de vraies portées en matière d’intégration, de revitalisation de quartiers et sont en capacité à mobiliser l’inventivité et l’ingéniosité citoyennes dans la fabrication de la ville… Il est également important que le projet fasse place et valorise l’innovation frugale, l’innovation ouverte… L’appui sur des dispositifs de type “Fab Labs” est évidemment tout à fait intéressant, comme l’ont d’ailleurs bien compris la plupart des villes concernées ou tentées par un projet de ville intelligente.

Enfin, une action très importante dès lors qu’il s’agit d’utiliser les technologies numériques comme levier d’intégration sociale, c’est tout ce qui touche aux actions éducatives, qu’il s’agisse de s’appuyer sur le monde scolaire comme sur les associations périscolaires.

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