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Les constituants des « villes intelligentes »

5. Une approche centrée sur l’habitant-usager

5.1. Technocentrisme ou sociocentrisme

Un critère important qui permet de discerner les différents types de « ville intelligente » est le rôle dévolu à la technique, et en particulier (mais pas exclusivement) aux Techniques d’Information et de Communication, à l’automation et à la robotique. Il s’agit là d’un vieux débat, réactivé par les principaux acteurs économiques qui sont aussi les promoteurs de “solutions intelligentes” et qui annoncent rituellement et avec constance des “révolutions technologiques”.

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Ce qui se joue, c’est la façon de voir la technique, de lui attribuer un rôle. L’approche technocentrée est celle qui s’appuie sur l’idée que la technique constitue par elle-même un moteur des changements sociétaux. C’est ce qu’on appelle le déterminisme technique. Elle s’appuie historiquement sur un corps professionnel, celui des ingénieurs.

Il existe, notamment en France, une forte tradition philosophique de critique de la technique. Elle se manifeste notamment avec les travaux de Jacques Ellul ou de Paul Virilio. A l’époque contemporaine, cette tradition peut aussi se retrouver dans les écrits de Bernard Stiegler ou d’Eric Sadin.

Opposer comme cela a longtemps été fait technophobes à technophiles n’a toutefois selon nous pas grand intérêt, sauf à conclure, ce qui se fait sans trop de difficultés, que les uns et les autres sont inconciliables. A cette approche par trop manichéenne, nous préférons celle qui repose sur la controverse vivante des logiques d’acteurs et des cultures professionnelles sur lesquelles ils s’appuient. A la promotion des points de vue technocentrés, se retrouvent tout naturellement les industriels du secteur, mais encore l’ensemble de la communauté des acteurs qui se retrouve dans la culture de l’ingénieur, le mot étant pris ici dans son sens historique, autrement dit, la figure professionnelle qui émerge à la Renaissance108 et qui non seulement

conçoit des machines, mais en assure également le fonctionnement.

C’est cette culture qui domine longtemps la fabrication de la ville, en particulier à l’ère industrielle. Elle se prolonge aujourd’hui dans des projets de « villes intelligentes » comme Songdo ou Masdar, mais aussi dans les modèles de planification de « villes intelligentes » en Chine, en Inde ou dans plusieurs expérimentations de « villes nouvelles » africaines (Diamniadio au Sénégal, Konza au Kénya, Sidi Ahmed en Algérie, Zenata au Maroc…). L’idée même de « ville nouvelle » va d’ailleurs dans le sens d’une confiance accordée principalement au point de vue des experts, des ingénieurs, des planificateurs et à l’idée générale que l’urbanisme serait plus une technique qu’une science.

En Europe, un modèle de ville intelligente considéré assez généralement comme “technocentré” est celui de la ville espagnole de Santander qui a pu parfois être présentée comme la « capitale » des « capteurs » tant son fonctionnement repose sur la distribution d’un très grand nombre d’entre eux dans l’espace public. « À Santander, les murs ont des oreilles, les réverbères des yeux, les trottoirs et les poubelles parlent. Les bennes préviennent qu'il est temps de les vider, les pelouses des jardins de Pereda réclament directement un peu d'eau, les places de stationnement avertissent qu'elles sont libres et l'éclairage public s'adapte à la luminosité d'un après- midi d'orage ou d'une nuit de pleine lune »109.

D’une certaine manière, même s’il semble s’ouvrir de plus en plus à sa population, le modèle singapourien s’est lui aussi construit, depuis près de 40 ans, sur une succession de défis technologiques.

Pour certains observateurs, la “ville intelligente” se distancierait pourtant de l’obsession technologique qui aurait été le propre de ce qu’on appelait, dans la génération précédente des

108 Cf. Henri Lasserre, Le pouvoir de l’ingénieur, Logiques sociales, Ed. L’Harmattan, 1989. 109 Delphine Cuny, La Tribune, 7 novembre 2014.

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politiques publiques, les “villes numériques” : “Il y a une décennie, l’utilisation de la notion de ville numérique était à son paroxysme, et se référait plutôt à l’aspect technique de la ville. Aujourd’hui, la notion de ville intelligente met en avant l’aspect de la réalité augmentée de la relation humaine. Cette progression manifeste l’idée que l’usage est plus important que la technique elle-même. C’est sans doute l’une des premières clés de la ville intelligente”110.

En fait, cette distinction est discutable car certaines “villes numériques” qui avaient été des sites d’expérimentations ambitieux dans la décennie 1990 s’étaient déjà efforcés de mettre en avant la question sociale, ou la question de la citoyenneté. C’était notamment le cas de Parthenay en France ou de Bologne en Italie.

La figure de l’usager des Tic comme acteur de l’innovation commence à s’imposer dans les travaux de recherche en France autour des années 1980. Cette évolution était toutefois engagée depuis plus longtemps dans d’autres pays tels que l’Allemagne où se faisait jour « depuis le milieu des années 70, une conception de la technique comme construction sociale. Des formulations telles que « technogenèse », « systèmes sociotechniques » (Ropohl 1979), « détermination de la technique par le contrat social » (Fleischmann/Esse 1989), et même « la technique comme processus social » (Weingart 1989) suggèrent déjà un renversement de perspective. Il ne s’agit plus de l’imprégnation et de l’infléchissement de l’action humaine par la technique et sa rationalité propre, mais du développement et de l’utilisation de la technique par les hommes, en fonction de leurs capacités et de leurs intérêts »111.

Le rôle des « usagers » ou des « usages » dans le succès des innovations techniques dans le champ des Tic ou dans d’autres champs a été notamment éclairé par l’analyse des « échecs technologiques », tels que le projet « Aramis » étudié par Bruno Latour ; un certain nombre d’expérimentations en matière de télégestion de l’énergie dans le cadre du Programme « pour Habiter Interactif » des années 1990 ou dans l’histoire du « Plan câble » des années 1980... Dans ces trois cas, l’échec s’est révélé plus d’ordre « social » que « technique ». Dans ces trois cas, la rationalité technique se trouvait confrontée à la fois à la résistance du marché et à celle des utilisateurs. Elle était contrariée par des questions de coûts, de rythmes de production des paliers d’innovations susceptibles de bloquer des situations (le Plan Câble a notamment été lancé alors que la technique de la fibre optique n’avait pas atteint sa pleine maturité et posait d’innombrables problèmes qui ont occasionné autant de retards) ; des difficultés d’appropriation ou d’usages sociaux mais aussi par l’éclatement de la demande sociale. Ces échecs pouvaient certes s’expliquer par le fait qu’ils étaient aussi des paris technologiques. Après coup, il était facile de stigmatiser l’ambition démesurée des programmes, leur inadéquation à des éléments du contexte international, l’impréparation des programmes, les conflits internes à l’organisation… mais, finalement, l’argument qui leur fut fatal était que les évaluations des besoins ou des « attentes » des usagers/consommateurs avaient été mal faites. L’erreur récurrente était dans l’idée que ce qui primait était du côté de l’offre et non de la demande...

110 Raisonnance, Cahier de réflexion des maires francophone, Thématique n°6, Ville intelligente, juillet 2015, p.4. 111 Heidrun Mollenkopf ; « Choix techniques et types de familles » ; Chapitre 13, In A. Gras, B. Joerges et V.

Scardigli (dir) ; Sociologie des techniques de la vie quotidienne ; Coll. Logiques sociales, Ed. L’Harmattan, 1992 ; p. 153.

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Le fait que l’usager tende à devenir un acteur important correspond aussi à la diversification en cours de l’offre sur ces objets techniques. L’introduction du paramètre « usages » est ainsi liée à une extension de la capacité de choix des usagers/consommateurs, à une possibilité nouvelle qui se révèle importante, celle de sanctionner l’utilité de telle ou telle offre technologique. Or, cette tendance s’explique autant par l’évolution du monde social, des modes de vie et de consommation que par les évolutions qui commencent à traverser les secteurs productifs et de services dans l’ensemble de ces champs.

En matière d’expérimentation urbaine autour des TIC, Alain d’Iribarne fut l’un des premiers, dès 1996, à attirer l’attention sur la nécessité d’ouvrir le projet à la population urbaine : “La crédibilité des programmes expérimentaux dépendra de la capacité de ces programmes à réserver des places à tous les acteurs de la cité - en particulier les groupes les plus défavorisés - dans la formulation et la mise en œuvre des actions visant à changer les conditions de vie. On ne sera donc pas surpris si des débats s'engagent nécessairement sur la "citoyenneté" et la démocratie, de même que sur les différents modèles de participation”112.

L’approche sociocentrée (parfois appelée « user centric ») est aujourd’hui de plus en plus revendiquée par l’ensemble des acteurs de la « ville intelligente », jusqu’aux opérateurs qui semblent s’y être « convertis ».

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