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La ville au centre de tensions entre acteurs publics et privés

Dans le document Thèse de doctorat Présentée (Page 191-197)

société en réseaux

4.2.3. La ville au centre de tensions entre acteurs publics et privés

Confrontées au développement de deux générations d’acteurs de l’économie numérique, les municipalités sont au centre de tensions qui conditionnent leurs politiques de développement urbain. D’un côté, sur certains secteurs, des acteurs historiques tels qu’IBM entendent se substituer de plus en plus aux acteurs publics dans la prise en charge des services au public. D’un autre côté, les plus grandes plates-formes d’intermédiation qui se revendiquent de l’ « économie collaborative » sont autant de monopoles qui gèlent le développement d’un tissu entrepreneurial local, tout en modifiant la physionomie des grandes villes (flux d’habitants et de visiteurs, taille et accessibilité du parc immobilier,

etc.).

Premièrement, la stratégie adoptée par IBM consiste à proposer aux municipalités des outils de gestion de bases de données contraignants : la firme garde le contrôle sur les systèmes informatiques mettant les municipalités en situation de dépendance. En conséquence, les municipalités ne peuvent s’approprier les informations qui les concernent,

en vue d’une création de service associant plusieurs parties prenantes par exemple. Cette approche se traduit par la promotion de produits tels que Access My City :

La solution Access My City d'IBM aide les gens à trouver un moyen de transport accessible et indique une voie de transport en commun ou une route à pied. Access My City supprime les obstacles au transport urbain pour les personnes âgées, les familles avec de petits enfants, les personnes handicapées et toute autre personne qui doit localiser des rampes, des ascenseurs et des escaliers mécaniques. Access My City est un excellent exemple de la façon dont la technologie aide à agréger les données en temps réel pour améliorer l’ensemble [la mobilité urbaine], d’une navette intermodale à une promenade autour de la ville. (ibm.com/smarterplanet).

Si le corpus de textes extrait du site d’IBM rend compte de partenariats avec des municipalités, il ne fait aucune allusion à des acteurs privés locaux. L’exemple d’un service issu d’une collaboration entre IBM et la ville d’Eindhoven en fournit une explication. Les services contractés par cette municipalités sont reliés à une large gamme de produits IBM (solutions de gestion de bases de données, offres de cloud computing,

etc.) :

La ville hollandaise d'Eindhoven, par exemple, a travaillé avec IBM pour piloter une solution de gestion du trafic qui collecte et fusionne les données de freinage, d'accélération et de localisation des capteurs de véhicule avec les données de trafic recueillies sur la route. [...] En utilisant la technologie et l'analyse du cloud [computing], les données disparates de milliers de capteurs ont permis aux responsables de répondre aux conditions routières dangereuses, aux accidents ou à la densité de trafic croissante en temps quasi réel. La solution permet également d'alerter les conducteurs des incidents de circulation à l'aide de smartphones et de dispositifs de navigation intégrés, ce qui leur permet de trouver des itinéraires alternatifs. (ibm.com/smarterplanet).

Plusieurs villes entendent ainsi récupérer l’usage de leurs données, notamment dans la perspective de les rendre accessibles et exploitables. Cette tendance peut être considérée comme une tentative de certaines municipalités de reprendre la main leur stratégie de développement. C’est ce que rapporte un article de presse qui traite du cas de Montpellier. Les mérites de cette démarche résident dans la qualité de services qui émergent d’entreprises ou de start-up locales :

Peut être bien quand on voit à quel point la ville selon IBM ou Cisco a désormais l’image d’une smart city “1ère génération”, désuète. Pire, on lui reproche parfois son manque d’indépendance comme nous l’expliquait récemment le chercheur américain Boyd Cohen, “la première génération de villes intelligentes s'appuyait sur l'expertise de grandes multinationales du domaine technologique qui imposaient clairement leurs concepts aux villes. […] Mais pour que cela se concrétise, une ouverture des données récoltées depuis 5 ans par la ville et par IBM aux entreprises privées et aux startups était nécessaire. […] Avec le soutien de l’Etat, Montpellier et IBM ont en effet donné accès à leurs plateformes big data afin de faire émerger des solutions web et mobiles au service du citoyen. 169

Deuxièmement, les services rangés sous la bannière « économie collaborative » se développent en majeure partie au centre des plus grandes villes. En conséquence, les controverses qui en découlent, particulièrement médiatisées, opposent en premier lieu les pouvoirs publics locaux aux acteurs privés les plus puissants de ce secteur : Uber et Airbnb. Si ces plates-formes d’intermédiation sont critiquées dans le corpus, elles le sont dans des mesures différentes. Un détail relevé parmi les articles traités abonde dans ce

sens. Dans l’un d’entre eux, intitulé « How platform coops can beat death stars170 like Uber to create a real sharing economy », l’auteur s’oppose fermement aux effets néfastes des deux plates-formes, mais il décrit les pratiques mises en œuvre par Uber comme les plus nuisibles de toutes :

Et qu'est-ce qu'une plate-forme Death Star ? Bill Johnson, de StructureC3, a fait référence à Uber et Airbnb en tant que plate-forme Death Star lors d'un récent entretien. La comparaison m'a semblé étonnamment appropriée : elle reflète l'ambition brutale (raw) et le pouvoir de ces plates-formes, en particulier Uber. (Shareable n°15).

169

Géraud, A., 2016, « La smart city Montpellier cherche son second souffle », L’atelier, 18 mai 2016. http://www.atelier.net/trends/articles/smart-city-montpellier-cherche-second-souffle_441633 [consulté le 17/07/2016].

170

En référence à Star Wars (Episode VI). L’ « étoile de la mort » est un vaisseau contrôlé par le « côté obscur » pour s’imposer face aux « rebelles ». Doté d’une puissance de feu considérable, il peut être utilisé pour détruire une planète.

Dans la même optique, un autre article s’attaque à la même entreprise en remettant en question sa contribution à l’aménagement du territoire. Le dynamisme de Séoul en fournit une illustration. Engagée dans une démarche de modernisation, et qualifiée de « sharing city », cette ville entend pourtant privilégier le développement de plates-formes de mobilités urbaines développées et gérées localement. Pour les auteurs des propos diffuses par les sites shareable.net et ouishare.magazine.net, l’acteur Uber est donc contournable :

Lundi dernier, la ville de Séoul a annoncé son intention d'interdire Uber, le service accessible depuis smartphones, et de lancer sa propre application pour les taxis. Certains ont réagi en remettant en cause la prise de pouvoir de Séoul parce qu'après tout, Séoul est la ville du partage autoproclamée, forte du programme d'économie du partage (sharing economy) le plus ambitieux de toutes les villes du monde. Ne devrait-elle pas soutenir Uber ? (Shareable n°16).

Une recherche dédiée à l’identification d’articles comprenant la terminologie « uberization », introduite au chapitre précédent, nous permet de qualifier les angles d’attaques adoptés par leurs auteurs pour décrire les effets indésirables de la généralisation des procédés de certaines entreprises classées dans le secteur de l’ « économie collaborative ». Si la destruction d’emplois qui alimente la controverse fait partie intégrante des thématiques abordées, la dissolution du salariat n’est pas au centre des préoccupations. En effet, selon les discours étudiés, et comme nous l’avons expliqué en nous appuyant sur des extraits de verbatim, la transformation du cadre du travail va de pair avec un changement plus général des sociétés post-industrielles. C’est dans la constitution de monopoles, qui sont autant d’obstacles au développement du micro-entreprenariat, que réside l’essentiel de leurs craintes :

Uber ne possède pas de voitures et n'emploie pas de chauffeurs, mais a décimé les affaires des taxis de San Francisco. (Shareable n°17).

En effet, un récent sondage mené par IBM montre que la principale crainte des dirigeants d'entreprises est l'uberisation de tout. Fondateur de Zipcar Robin Chase croit que tout ce qui peut devenir une plate-forme, deviendra une plate-forme. [...] Le grand pari d'Uber est le monopole mondial. [...] Si elles réussissent, ces plates-formes deviendront les start-up les plus valorisées de l’histoire. Airbnb est presque aussi grand et ambitieux. (Shareable n°15).

Les deux articles cités précédemment proposent d’enrayer le déploiement de ce type de services par le recours à des systèmes en « peer-to-peer », c’est-à-dire administrés par les usagers eux-mêmes. Ainsi, alors que le premier souligne la capacité des coopératives à se substituer aux plates-formes d’intermédiation privées, le second article insiste sur les bienfaits des services développés localement :

Un choix décisif se profile devant nous entre les plates-formes coopératives (platform co-op) et les plates-formes Death Star, et il est temps de trancher. C'est peut-être la décision économique la plus importante que nous ayons à prendre, mais la plupart d'entre nous ne sait même pas que nous avons le choix. Et si Uber était possédée et gouvernée par ses chauffeurs? Et si Airbnb était possédée et gouvernée par ses hôtes? Ces plates-formes coordonnent l'activité économique, mais n'ont pas besoin de posséder les actifs physiques clés ou d'employer un des fournisseurs des services finaux pour s’enrichir. (Shareable n°17).

En d'autres termes, dans le cadre de son initiative Villes Partagées (Sharing Cities initiative), Séoul opte pour une solution locale plutôt que sur une application mondialisée comme celle d'Uber. Ce sont des pas dans la bonne direction, mais il y a beaucoup plus à faire pour révéler la richesse des villes. (Shareable n°16).

Les attaques sont dans l’ensemble moins virulentes à l’égard de la plate-forme de location de logements de particuliers Airbnb. L’hypothèse d’une gradation chronologique de la critique peut être avancée en faisant le lien entre la nature des propos analysés et leurs dates de publication. Dans un premier temps (2011), un article présente les services de la plate-forme avec enthousiasme. Pour preuve, le verbatim d’un entretien mené avec le directeur marketing d’Airbnb. Alors que la grille d’entretien de l’interviewer ne soulève pas les effets négatifs reliés à l’activité de cette entreprise (en termes de fiscalité ou encore d’impact sur les prix des biens immobiliers), la seule question qui concerne le modèle de développement de cette dernière est fermée :

En quelle mesure le design de la plate-forme Airbnb est un facteur clé de succès? Et dans quels domaines de l'entreprise pensez-vous qu'il a le plus grand impact ? Le design, l'expérience utilisateur et une communauté incroyable représentent les piliers de nos succès passés, présents et futurs. (Shareable n°17).

L’enthousiasme des premiers articles (2011), drainée par l’extraordinaire développement des services de l’entreprise Airbnb, qui valide ainsi le potentiel de l’ « économie collaborative », modèle que les auteurs de notre corpus défendait ardemment au moment de l’émergence de cette plate-forme, s’estompe progressivement jusqu’à laisser place à un tableau nettement plus négatif (2014). Ainsi, certains textes se focalisent sur la piètre qualité des services administrés par la plate-forme, autant du point de l’usager qui met son bien à disposition que de celui qui en dispose :

Vendredi, Share Better, une coalition new-yorkaise composée d'amis, de voisins, de militants communautaires et de représentants élus, a publiquement attiré l’attention sur Airbnb. Convoquant un certain nombre d'expériences cauchemardesques reliées au géant qui permet de partager sa maison - y compris les locations pleines de déjections de souris, les logements qui étaient en construction, les chambres sales, une cabine mal entretenue qui a pris feu, et plus effrayant encore, les hôtes prédateurs - Share Better vise à attirer l'attention sur les défauts de la machine Airbnb, et à pointer du doigt la plate-forme qui aggrave la crise du logement. (Shareable n°18).

D’autres textes encore, soulignent l’impact de la massification de l’offre d’Airbnb sur la physionomie des grands centres urbains : elle contribue notamment à en accroître le cours des biens immobiliers. Ce faisant, elle génère une dynamique de gentrification des quartiers les plus populaires qui ne profite qu’aux catégories les plus favorisées de la population :

Donc, si vous êtes en mesure de gagner plus d'argent à partir d’un bien immobilier par le biais de locations à court terme, alors le prix de cette propriété devrait éventuellement augmenter, non? Et si Airbnb augmente ses revenus gagnés sur des centaines de milliers d'immeubles urbains dans le monde, cela ne ferait-il pas augmenter le prix de l'immobilier résidentiel dans les villes? Et cela ne pourrait-il pas accélérer la gentrification urbaine, déjà très problématique ? (Shareable n°19).

4.2.4. Le renouvellement des modes de

Dans le document Thèse de doctorat Présentée (Page 191-197)