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Prolongement de l’approche et porosité avec l’ « économie circulaire »

Dans le document Thèse de doctorat Présentée (Page 64-70)

Méthodologie : revue de littérature et démarches qualitatives

1.1.4. Prolongement de l’approche et porosité avec l’ « économie circulaire »

Alors que le numérique facilite la généralisation de la consommation à l’accès (Bardhi et Eckhardt, 2012), en convertissant une production industrielle en une prestation de services (Rifkin, 2000), le potentiel de l’ « économie de fonctionnalité » va être promu par des théoriciens de l’ « écologie industrielle », et ce dans le prolongement des travaux pionniers évoqués précédemment. En effet, l’ « économie de fonctionnalité » telle que présentée par Giarini et Stahel semble fournir un moyen d’opérationnaliser le concept émergent de développement durable (Brundtland, 1987). Les travaux de Dominique Bourg prolongeront et questionneront la production de Stahel, en considérant l’ « économie de fonctionnalité » comme une stratégie d’optimisation des usages des biens matériels compatible avec un système économique capitaliste :

Et donc forcément, le cœur du développement durable, c’était la question du découplage, c’est-à-dire comment peut-on voir un PIB qui continue à croître, avec des flux de matières et d’énergie sous-jacents qui, quant à eux, pourraient décroître. Et donc on est là au cœur des stratégies de dématérialisation et l’économie de fonctionnalité est une de ces stratégies de dématérialisation qui me plaisait énormément, parce qu’en plus, elle n’est vraiment pas techno. Et elle avait un aspect mode de vie, changement de modèle économique, etc. D. B.

Ça s'inscrirait parfaitement dedans [dans le capitalisme vert]. […], c'est une des stratégies d'adaptation du capitalisme à un monde contraint en ressources. D. B.

La stratégie d’ « économie de fonctionnalité » partage, en partie, la même ambition que l’économie désignée parfois sous l’intitulé d’« économie circulaire », ou cradle to cradle, (McDonough et Braungart, 2011). Ces deux approches tendent vers un modèle de production en circuit fermé : le producteur réintroduit des produits en fin de vie dans la boucle de production. Ce qui était auparavant considéré comme un déchet peut alors se transformer en composant utilisable, et le producteur peut en conséquence envisager une revalorisation de ses biens (rénovation, réutilisation, recyclage, etc.), tout en diminuant les impacts environnementaux de son activité. L’originalité de l’ « économie de fonctionnalité » par rapport aux modèles fondés sur une consommation de biens rapidement obsolètes - et semble-t-il son principale frein - réside dans la mise à disposition de biens, qui suppose pour les industriels un investissement initial considérable. Cette approche ne rencontrera pas l’engouement escompté par ses promoteurs, à tel point que les désignations « économie de fonctionnalité » et « économie circulaire » tendent à devenir

synonymes77. Alors que le Club de Rome semblait être moins actif sur le sujet, depuis la publication du rapport produit par Giarini et Stahel (1989), il vient de publier une étude dédiée au potentiel de l’ « économie circulaire » (Skanberg et Wijkman, 2015).

Les interviewés qui ont travaillé sur la thématique de l’ « économie de fonctionnalité » (chercheurs, représentants de l’ADEME et du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Énergie) soulignent le désintérêt de la Commission Européenne pour cette thématique. Au contraire, l’étude citée mentionne l’investissement de cette institution pour promouvoir l’économie circulaire : « L'étude est pertinente non seulement d'un point de vue académique, mais aussi d'un point de vue politique, notamment dans le contexte de l'UE. La Commission européenne a pris plusieurs initiatives importantes dans le domaine

77 A titre d’exemple, la recherche « économie de fonctionnalité » sur le moteur de recherche Google, dans la catégorie Vidéos, fait apparaître deux types de résultats [recherche effectuée le 07/06/15]. Les dix premiers résultats renvoient à des présentations disponibles sur le site de l’UVED (Université Virtuelle Environnement et Développement durable), délivrées par des membres de l’Institut de l’Economie Circulaire. Le onzième résultat - qui totalise plus de 30000 vues sur YouTube - cible un spot produit par la Ellen MacArthur Foundation qui, bien que son script et sa description concernent l’ « économie de fonctionnalité », s’institule « Economie circulaire : du consommateur à l’utilisateur ». Vidéo disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=0myacaVe8Gg [consultée le 07/06/15].

de l'utilisation efficace des ressources au cours des années 2011-2014, et s'est terminée par le Circular Economy Package.»78.

La désignation « économie circulaire »79 semble ainsi avoir été adoptée plus facilement que celle d’ « économie de fonctionnalité », malgré plusieurs tentatives pour imposer cette dernière dans les sphères universitaire, industrielle et politique. C’est par conséquent en toute logique que l’ « économie de fonctionnalité » est relayée autour des années 2010 par des pionniers de l’ « écologie industrielle » tels que Suren Erkman et Dominique Bourg (Stahel, 2003), dans le but d’étayer la démarche de l’ « économie circulaire ». Dominique Bourg se chargera ainsi de piloter le « chantier 31 » du Grenelle Environnement (Bourg, Foltz, Nicklaus et Cros, 2008), spécifiquement dédié à l’étude de l’ « économie de fonctionnalité » :

Alors j'ai connu Walter Stahel... je le connais bien personnellement, mais... Et en fait, c'est dans un truc de Suren Erkman que j'avais vu Stahel, après, je suis allé voir Stahel en direct. C'est comme ça que j'ai découvert l'économie de fonctionnalité, dans les années 90. […] Alors une des raisons, un des freins, il est évident. […] même les grosses [boîtes] ne peuvent y rentrer qu'en prenant un petit segment par une activité, parce que ça veut dire que vous devez avoir un investissement initial énorme. […] sans compter le changement de culture de l'entreprise, le changement d'organisation, etc. D. B.

78

Skanberg et Wijkman, 2015, p. 3. Ma traduction.

79

En témoigne l’intervention de Walter Stahel à la première édition des « Assises de l’Economie Circulaire », organisé par l’Institut de l’Economie Circulaire, le 17 juin 2014. Par ailleurs, il est interessant de remarquer que sur le site de cet institut, un schéma qui présente la démarche de l’économie circulaire considère l’économie de fonctionnalité comme un de ses nombreux pilliers. Schéma disponible en ligne : http://www.institut-economie-circulaire.fr/Qu-est-ce-que-l-economie-circulaire_a361.html [consulté le 03 juin 2015].

Figure 2: évolution de l’intérêt pour les désignations sur Google

En France et dans le monde, via le moteur de recherche Google. Les données et les graphiques (captures d’écran) sont issus de Google Trend [recherche effectuée le 04 juin 2015]. Nous avons utilisé la traduction anglaise du terme « économie de fonctionnalité » qui semble la plus répandue : « functional economy », (Van Niel, 2007).

Le service en ligne Google Trend nous permet d’observer l’évolution de l’intérêt80 suscité par les désignations « économie de fonctionnalité », « économie circulaire » et « product-service systems » (cf. Figure 2 ci-avant). Nous constatons que, de début 2004 à juin 2015, le concept d’ « économie circulaire » est à l’origine d’un nombre bien supérieur de requêtes que celui d’ « économie de fonctionnalité », que ce soit en France ou dans le monde. Les recherches relatives au concept de « product-service system » sont quant à elles marginales dans les deux zones étudiées.

Les caractéristiques de la composition du groupe d’étude « Économie de fonctionnalité »

du Grenelle Environnement, réunissant scientifiques, industriels et politiques81, rappellent la configuration du réseau d’acteurs qui est à l’origine de la publication de Limits to Growth. À l’image des travaux portés par le Club de Rome, les approches de l’ « économie de fonctionnalité », puis celle de l’ « économie circulaire » continueront à se construire entre les sphères scientifique et politique, dans le but de convaincre de grands groupes industriels de leurs vertus :

Et alors j'essaie de promouvoir ça, et puis j'ai saisi l'occasion du Grenelle. Donc y a eu ce groupe qui a été présidé par Foltz et vice présidé par moi, et puis qui a donné un rapport, bon, ce n’est pas inintéressant sur les cas d'étude. […] Voilà, mais Foltz est un type très sympa, mais bon, comme tous les grands patrons français, toujours persuadé d'être dans le vrai. […]. Et lui voyant surtout l'intérêt du "B to B". […] Voilà, un business to business, donc industrie, y compris les entreprises quoi. Et ne voyant pas du tout l'intérêt du "B to C", et n'ayant pas vu aussi le "C to C", passant par

B, tout ce qui arrive après82. D. B.

L’approche de l’ « économie de fonctionnalité » n’a, à ce jour, pas permis d’assurer un renouvellement de l’industrie par les services. Mobilisée pour soutenir l’ « économie circulaire », elle semble in fine accompagner la promotion d’un concept, celui de

80

Il est mesuré par le nombre de requêtes sur le moteur de recherche Google, par période et par zone géographique.

81

La liste des participants est disponible en Annexe 1.

82

Il est ici fait référence implicitement à l’émergence des formes de consommation rangées derrière la terminologie « consommation collaborative ».

« développement durable », qui s’inscrit dans une logique globale83. Or, le développement durable suppose pour beaucoup une réinscription de l’économique dans son territoire.

1.2. La critique marxiste fait émerger

l’ « économie de la fonctionnalité »

S'il est aisé de trouver dans la littérature consacrée au Club de Rome des commentaires sur l'apport méthodologique que représente Limits to Growth, ou sur la magnitude de son fondateur, il est plus difficile de connaître la réception du lectorat de l'époque. Parallèlement à la virulente critique méthodologique qui émane d’économistes

orthodoxes84 tels que Hayek, la publication de Limits to Growth générera de vives réactions formulées par des hétérodoxes marxistes85 des années 1970/1980. Or, paradoxalement, les promoteurs actuels de l’approche de l’ « économie de fonctionnalité » appartiennent à cette génération, comme le révèle le directeur scientifique d’un réseau de recherche particulièrement actif sur cette thématique : le Club de l’Économie de la

Fonctionnalité et du Développement Durable :

83

A l’issue de leurs différentes tentatives pour contribuer à l’opérationnalisation du concept de développement durable, Denis Meadows et Dominique Bourg partagent le même constat :

« Les limites de la croissance avait eu une grande influence sur les discussions. J’étais jeune, naïf, je me disais que si nos dirigeants se réunissaient pour dire qu’ils allaient résoudre les problèmes, ils allaient le faire. Aujourd’hui, je n’y crois plus ! », Meadows, D., 2012, in Noualhat, L., « Le scénario de l’effondrement l’emporte », Libération, 15 juin 2012, disponible en ligne : http://www.liberation.fr/terre/2012/06/15/le-scenario-de-l-effondrement-l-emporte_826664 [consulté le 14 avril 2015].

« J'ai pendant un certain temps cru au développement durable. Bon, j’étais naïf, je n’étais pas le seul, on était assez nombreux. Y’en a qui y croient encore aujourd’hui, ça, c'est plus inquiétant. », D. B.

84 « Surely, for all these reasons, but also for a defense of the disciplinary fundamentals fixed by the neoclassical economy, […] the Anglo-Saxon economic mainstream was the area from which started the first and harshest attacks on The Limits [to Growth]. », (Piccioni, 2012, p. 22) .

85 « Unlike the academic economists, who did not show any kind of embarrassment in facing the challenge put out by environmental issue and by The Limits [to Growth], there was the variegated world of Italian Marxism. […] However, that was not enough, because the ecological crisis was deep-rooted in the capitalist mode of production, in the double and parallel distinction between exploited and exploiters and polluted and polluters. », (Piccioni, 2012, p. 30).

Moi, en réalité, c’est la politique d’abord. […] et je suis parti de ces courants d’extrême gauche, pendant 1968 et après 1968, intéressés par les grandes questions qui émergeaient à l’époque, et les grands questions à l’époque, c’était le racisme, la question de la remise en cause du travail taylorien dans les usines. C. D. T.

Les tensions qui séparaient les lecteurs de Limits to Growth semblent continuer à façonner les réseaux de recherche dédiés à l’approche de l’ « économie de fonctionnalité ». Comprendre la réception marxiste à la sortie du premier rapport du Club de Rome permet de décrypter la position des chercheurs qui continuent à s’opposer à son approche, et notamment au concept d’ « économie de fonctionnalité » portée par Stahel.

Dans le document Thèse de doctorat Présentée (Page 64-70)